B U R E A U O F P U B L I C S E C R E T S |
Lettre de loin
Remarques sur “Remarques”
Quelques clarifications
Bulle papale
Le préalable
Quelques refus aisément prévisibles
Le Bureau au Japon
Nouvelles du Bureau
(...) Mais il ny a pas seulement les obstacles personnels, il y a
aussi ceux qui tiennent aux conditions du moment présent de cette époque;
conditions, qui inévitablement déterminent notre activité, se traduisent pour nous en
découragement, en hésitations, en perplexité. Dune manière très injustifiée, mais
malheureusement indéniable, nous ne sommes jusquà présent quune très petite
minorité à avoir sur les bras presque toute la responsabilité, non pas
vraiment du projet situationniste lui-même pour lequel bien des gens se sentent
aujourdhui plus ou moins confusément concernés, mais de sa politique théorique,
négligée partout ailleurs que chez nous, ou envisagée selon le point de vue des
idéologies révolutionnaires classiques.
(...) En règle générale, la plupart [des révolutionnaires] comprennent encore trop mal ce qui doit et vaut dêtre fait, et comment le faire. La plupart du temps, nous serions plus disposés et immédiatement capables de faire ceci, mais cest plutôt cela qui va nous demander plus deffort abstrait qui va nous paraître plus urgent et plus stratégique à accomplir. Par exemple, tu as pu te hisser à lavant-garde de la lutte mondiale pour la théorie-pratique, mais cest dans une zone du monde où les premières banalités et surtout une façon heureuse de sen servir sont encore presque inconnues. Tu te trouves ainsi placé devant cette contradiction que, pour te faire comprendre et faire avancer ton projet, il te revient pour une grande part de continuer à faire passer vers lextérieur dabord les banalités de base jusquà un seuil irréversible (quil faut déterminer selon la taille et les habitudes propres aux États-Unis) avant de navoir plus à parler quau meilleur niveau où tu peux le faire et, alors seulement, beaucoup plus selon tes désirs propres. Une des difficultés de cette tâche est que tu ne peux pas ty prendre comme si tu étais encore dans lEurope de 1960-67 (comme le font à divers titres Point-Blank et Diversion), mais que tu ne peux pas faire non plus comme si tu parlais simplement dans lEurope de 1974. Tu as à accomplir un énorme travail de propagande classique en plus de tes tâches plus actuelles; mais pour faire tout ceci, il est impensable de la faire de deux manières différentes (par ex. un langage rudimentaire pour les masses et un plus raffiné pour les révolutionnaires plus avancés), il te faut donc trouver le style dexpression et daction qui concilie efficacement ces deux pôles de ta pratique.
(...) Il manque aujourdhui au moins une trentaine de livres essentiels, cest-à-dire une trentaine de thèmes fondamentaux qui jusquà présent nont été développés nulle part. Et il y a au moins autant dhypothèses qui mériteraient dêtre explorées sérieusement. Pour ne noter que celles-là, il y a une dizaine de perspectives et projets tout à fait judicieux qui sont consignés dans le Débat dOrientation de lI.S., et qui nont pas encore trouvé de suite. (Si personne ne fait rien dici là, je mamuserai un jour à les énumérer publiquement). Toutes ces pages qui restent blanches pour la théorie, cest le scandale de l activité des révolutionnaires auquel je fais allusion dans la Misère de la Théorie. (...)
Jusquà maintenant, jai pu principalement développer pour moi-même et un peu publiquement une sorte de théorie de la théorie. (...) Rien nest formellement, et moins encore définitivement, établi; je ny vois quune sorte de plate-forme, permettant daffronter lincertitude de notre entreprise et de limiter le plus habilement possible la part darbitraire quil y a dans chacun de nos choix. (...)
(Nous pourrons ultérieurement sur la base préalable de ces développements nous appliquer plus résolument à ce que lon nomme une stratégie dagitations; mais il faut voir que, si une politique dagitation serait impossible ou dérisoire si nous voulions lorganiser à partir du point où nous nous trouvons présentement, une présence publique même minime de notre activité actuelle constitue déjà en elle-même une agitation.)
Comme souvent on le perd de vue, la critique de la vie quotidienne nest pas seulement la critique de ce que lorganisation sociale actuelle met positivement, ou trace en négatif, dans la vie quotidienne des individus; elle est aussi la critique de tout le reste qui assure le fonctionnement de cette société, et à quoi la vie quotidienne des individus ne pourra commencer à accéder à moins dune révolution. On oublie par exemple que, si la pensée de Marx est bien une critique de la vie quotidienne, pour tenir une telle affirmation il est complètement indifférent de savoir quelle était la richesse ou la pauvreté relatives de la vie de lindividu Marx. La question de sa richesse se résout suffisamment dans le fait davoir pu faire ce quil a fait. La pensée de Marx est déjà une critique de la vie quotidienne par ce seul fait davoir parlé de la société de classes dune manière anti-idéologique, en tranchant avec les méthodes et les représentations par lesquels cetté société se présente. Je dois dire que je me trouve en opposition théorique et pratique complète avec tout ce courant situationniste qui ne se représente comme critique révolutionnaire que ce qui peut apporter un enrichissement immédiat de sa vie quotidienne, et qui évidemment en partant de ce point de vue nenrichit jamais rien. (...)
Jenvisage aussi de faire une sorte de Remarks périodique, pour pouvoir régler en un seul endroit tous mes comptes. Ceci, pour éviter les mises au point éparses, emmerdantes à réaliser et moins efficaces parce que le plus souvent elles ne sont connues séparément que par les gens directement concernés, et non comme faisant partie de lensemble dune pratique et dune stratégie précise. (...)
À propos de la publication à Paris du Débat d’Orientation(2):
Il est souhaitable que lhéritage de lI.S. et par cette médiation, lhéritage de lensemble de la théorie révolutionnaire et du vieux mouvement ouvrier appartienne toujours plus à lépoque entière; il est souhaitable surtout quil y trouve plus rapidement plus dhéritiers compétents; et nous savons rarement nous-mêmes où toucher ces héritiers. La publication du Débat à lavantage de mettre ces éventuels héritiers devant la vérité brute dune organisation, et non plus seulement devant linterprétation de cette vérité (quelle que soit la justesse de cette interprétation) aux formules soigneusement pesées, dune lecture qui, sans le témoignage concret du Débat, est inévitablement abstraite et extérieure (la Scission).
Avec le Débat, le lecteur se trouve cette fois concrètement en face des hésitations, des faiblesses, des questions laissées sans réponses; et aussi, bien sûr, devant des qualités et des perspectives utilisables pour sa propre action. (...) Cette publication contribue à faire se résorber le mythe de lI.S., ou ses séquelles, dans des questions pratiques concrètes. (...)
Une objection quon ne va pas manquer de nous faire (...) cest quen faisant ainsi, nous choisissons, précisément à cause des noms glorieux qui sont attachés à ces textes, den alimenter un usage encore plus débile. Nous ne pouvons évidemment pas nous masquer lusage imbécile qui va en être fait; mais en alimentant volontairement cet usage imbécile, nous créons aussi dialectiquement la possibilité dun usage meilleur, cest-à-dire que contre cet usage débile nous allons en obliger certains à imposer un usage meilleur de ces textes, à faire respecter leur vérité agréable, mais aussi leur vérité pénible, comme la vérité de leur propre engagement.
En compromettant cet aspect de la vérité de lI.S. dans la publicité, nous avons un peu plus compromis le public avec la vérité de lI.S.
Le choix du titre Ex-Internationale... qui a été adopté sur ma proposition, participe de ma tactique théorique développée dans Misère de la Théorie de considérer lI.S. et son action théorico-pratique au passé. Il est bon que perdant toute référence encourageante à lextérieur chaque révolutionnaire se sente seul devant sa tâche, cest-à-dire quil se sente seul à devoir en prendre les responsabilités, sans le confort même dune étiquette; ce qui est le premier pas vers lautonomie et vers la possibilité dassociations révolutionnaires sans militants. En faisant ainsi, je ne fais en somme que continuer à faire ce que Debord avait commencé en cassant lI.S.; si Debord était bien placé pour casser lI.S. à lintérieur contre tous ses membres abusifs, il est en revanche assez mal placé pour détruire le mythe de lI.S. à lextérieur, sans transférer aussitôt les inconvénients de ce mythe sur sa propre personne. Comme cela a déjà été noté par divers révolutionnaires, le mythe de lI.S. ne peut être définitivement cassé que de l’extérieur.
En perdant lI.S. comme référence, cette époque révolutionnaire se trouve maintenant seule avec elle-même (conclusion des Thèses sur lI.S. et son temps). (...)
Pour les contacts éventuels avec dautres révolutionnaires, afin de limiter les risques de mengager dans les faux dialogues et dassocier directement ma personne aux relations politiques spectaculaires; pour ne pas alimenter le délire des spectateurs de la chose révolutionnaire; pour éviter les pertes de temps; pour éviter de me faire à la chaîne des ennemis personnels, ou au moins pour ne pas avoir à les connaître, je refuse désormais de rencontrer ou de correspondre avec qui ne sest pas lui-même déjà franchement compromis dans une activité. Pour moi, il ne sagit plus daller me rendre compte si les interlocuteurs sont sincères ou malhonnêtes, courageux ou lâches, intelligents ou non, assez libérés à notre goût, de savoir ce quils pensent deux-mêmes, de moi, ou ce quils pensent tout court; mais de juger, avant même davoir à vérifier tout cela, jusquà quel point de lexpérience pratico-théorique ils ont su mener eux-mêmes leur propre vie, cest-à-dire jusquà quel point ils se sont compromis avec la révolution, comme en définitive moi-même jai pu le faire. (...)
(Daniel Denevert à Ken Knabb, février 1974)
Les réponses à ma brochure Remarques sur le groupe
Contradiction et son échec (mars 1973) ne font qu’étaler la suffisance, le
manque dimagination, limpuissance, le raccrochement obstiné aux illusions en un
mot, le comportement d’autruche du milieu que jy ai critiqué.
Un émissaire de Point-Blank à Paris a annoncé que jétais un imbécile, un con et lennemi numéro un de Point-Blank, et que si jamais il me rencontrait, il me casserait la gueule. Dautres, critiqués moins directement, étaient néanmoins déconcertés par le fait que javais le cran (ils diraient plutôt la bêtise) de critiquer mes propres erreurs. Dans une démarche si incompatible avec la bravade situationniste courante, ils ne pouvaient voir quune forme étrange de masochisme exhibitionniste. Le groupe anglais Piranha a fourni le modèle: Knabb lui-même annonce dans ses Remarques quil est encore un pro-situ! Quel exercice futile! Il semble déterminé à se noyer dans sa propre merde. Bien sûr, les membres de Piranha nont aucune souillure pro-situ. Sils en avaient il y a quelques années, la lecture de La véritable scission les ont convaincu quils nen avaient plus aucune; du moins, si quelques doutes subsistaient encore, ils vont prendre soin de ne pas les annoncer. En fait, cet aspect de Remarques était conçu précisément pour saper ce genre de suffisance, particulièrement chez les Américains naïfs qui jusque là avaient tendance à faire peu de cas de la question du “pro-situationnisme” en la réduisant à une bizarre affaire française, mais qui désormais doivent essayer anxieusement de comprendre les critiques du pro-situ pour savoir si tout cela aurait par hasard quelque chose à voir avec eux-mêmes. Ayant entendu dire que dêtre pro-situ est une mauvaise chose, ils sont prêts à le mettre dans le même sac que leurs autres tabous idéologiques (à côté de lidéologie, par exemple). Mais il leur faut dabord apprendre ce que cela veut dire! Le temps est révolu où il suffisait de se déclarer situationniste pour lêtre.
Quelques lecteurs ont reconnu que ce que jai écrit était peut-être vrai, mais se sont demandés pourquoi javais pris la peine de diffuser à tant de gens une brochure sur un sujet si spécialisé. En envoyant cette brochure à tous les correspondants de Contradiction, je savais bien que la plupart d’entre eux la recevraient avec une incompréhension ébahie. Mais la forme critique et non-narrative du texte, relativement inaccessible aux gens passifs, le rend dautant plus utile à ceux qui se heurtent à des problèmes semblables dans leur propre pratique. Remarques, ainsi que dautres textes du même genre qui ont commencé à paraître, seront d’autant mieux compris que les activités quils discutent deviennent moins spécialisées.
Dautres, au contraire, ont trouvé banales ou insignifiantes bien des choses discutées dans Remarques. En fait beaucoup de projets prometteurs ont fait naufrage suite à lignorance de telles banalités. Je ne connais aucun groupe radical, pas même lI.S., qui nait pas fait presque toutes les erreurs que jai signalées à propos de Contradiction (en présumant que le groupe soit assez radical pour affronter des problèmes à ce niveau).
La critique dun texte pour avoir omis quelque chose (à moins quil ne sagisse dun mensonge par omission) est lindication par excellence de lincapacité à saisir le processus du négatif. Ainsi Remarques a été critiqué pour ne pas avoir présenté une perspective globale et mesurée de la Nouvelle Gauche. Mais ce nétait pas son but. Mon texte était principalement une critique, une correction de lorientation de Contradiction envers ce mouvement (et dabord de son acceptation de la notion même dun tel mouvement unifié); une critique de la manière par laquelle nous avions abordé une certaine tâche. Dautres se sont inquiétés de ce que la brochure nétait pas étayée d’un tas de trucs sur lhistoire, le prolétariat, etc.
Si quelques lecteurs croyaient que la brochure nétait pas suffisamment situationniste, dautres lont trouvée trop situationniste. Certains anciens combattants (y compris quelques ex-membres de Contradiction), abasourdis par les exigences traumatisantes de la pratique situationniste, auraient voulu refouler toute cette affaire. Cette tendance, qui préfère fouiller dans le monde moins ardu de lultra-gauchisme, sinquiète du fait qu’en attaquant certains aspects du milieu situationniste, je ne jette pas la méthode avec leau sale de lidéologie. Tout comme certains voient la révolution comme une perturbation regrettable et accidentelle, due à des agitateurs étrangers, dune société qui sans cela marcherait bien, cette tendance voit dans les débats polémiques et les scissions une perturbation regrettable et accidentelle dun mouvement révolutionnaire qui, sans cela, progresserait bien.
Dautres encore veulent invoquer lépoque comme lexplication finale de léchec total de tous les groupes situationnistes. Sils se sont manifestés publiquement dans le passé, ils dénoncent ce passé en bloc (y compris tous les aspects méritoires); tandis que dautres, dont les dossiers sont impeccables parce que vierges, se dressent pour cracher dédaigneusement sur tous les autres. Voilà la clé de leur rage contre mon activité “sordidement” concrète. Comment puis-je oser affronter cette expérience, chercher les moments du choix? Quel est lintérêt dénoncer les échecs de la période antérieure? a dit l’un dentre eux, comme si, une fois signalée une erreur importante, tous les autres moments dans le terrain inévitablement très contrasté et confus quest celui de lexpérimentation révolutionnaire moderne devaient être rejetés comme également erronés ou inutiles. Ceux qui évitent de faire face à leurs propres échecs subissent un affaiblissement de leur capacité de compréhension. Même sils restent partiellement capables de formulations perspicaces, leur refus de se rendre compte de leurs aveuglements, ou leur obstination à saccrocher à des positions non dialectiques, inhibe inévitablement tout effort théorique ultérieur.
Suite à la parution de Remarques et de ma traduction de Reich, mode demploi, certains ont eu la naïveté dimaginer que je conduisais des séances pour casser le caractère. En fait, si la composition de Remarques était favorisée par une expérimentation personnelle simultanée, jai précisé à plusieurs reprises que je ne tiens pas de telles percées personnelles pour révolutionnaires en soi (dans la réimpression de Remarques de décembre 1974, jy ai signalé la seule phrase qui puisse être ainsi mal interprétée). La seule séance capable de casser le caractère définitivement, cest la révolution. Remarques nétait pas une tentative daméliorer ma condition psychologique, mais de saisir un moment de lhistoire et de le renverser.
Certains se sont demandé pourquoi nous courions (moi et dautres) le risque de
mener notre activité de façon si publique, sous nos propres noms. Nous
reconnaissons évidemment que la clandestinité est de mise dans les pays staliniens ou
fascistes, ou ailleurs dans la mesure où de telles activités comportent un élément
significatif
dillégalité. Mais les tâches théorico-pratiques particulières que nous nous
sommes fixées, tout en tirant un avantage considérable de la continuité publique qui
nous permet de corriger des malentendus ou des falsifications, dexposer le contexte
cohérent et les applications concrètes de notre activité, etc., comportent assez peu
de risque. Tant que nous sommes peu connus, on nous tiendra pour inoffensifs et
on ne
tiendra
aucun compte de nous (le spectacle est dans une grande mesure victime de sa propre image
de son opposition); dans la mesure où certains dentre nous deviendront
plus connus (ce
qui sera simplement un effet accessoire du progrès de la révolution), notre suppression
passerait d’autant moins inaperçue et ne ferait quattirer plus dattention
sur nos thèses
sans nuire à leur efficacité. Si certaines de nos thèses restent quelque peu
occultes, cest à cause de leur nature intrinsèque (elles sont
temporairement inaccessibles à bien des gens à cause de lignorance imposée
socialement), non pas parce que nous les garderions secrètes en vue dun coup dÉtat.
Par contraste avec les chefs des groupes terroristes ou néo-bolcheviques, nous ne sommes
aucunement indispensables à notre mouvement. LÉtat ne peut pas
contrôler la
révolution en faisant quelque chose contre nous ou en nous faisant
faire quelque chose, parce que la révolution est
justement là où nous la voulons: hors de notre contrôle.
* * *
Les ruptures et les exclusions chez les situationnistes ont souvent été assimilées sarcastiquement aux purges staliniennes. En fait ces deux choses ne pourraient guère être plus dissemblables. Dans les bureaucraties staliniennes le Parti domine toute la vie sociale, tandis que les révolutionnaires comme le prolétariat en général ne dominent même pas leur propre vie. Ainsi, être exclu du Parti revient à être privé de toute participation (aussi réduite puisse-t-elle être) à lappareil dirigeant et des avantages matériels qui en découlent (sans parler de la possibilité de prison, de torture, dexécution, dexil, etc.); tandis qu’être exclu dun groupe révolutionnaire ne comporte aucune privation sauf peut-être celle dun peu de prestige stupide. En Occident la même liberté dexpression confusionniste qui permet les polarisations ouvertes, les rend nécessaires. Il ny a aucun droit de participer à une activité qui n’ouvre droit à aucun privilège. La question déventuelles injustices ou de décisions contestées se résout très simplement: quelquun qui a quelque chose à dire fera sentir sa présence malgré toutes les tentatives de le dénigrer ou de l’ignorer. Il est évident que si un individu repoussé ou exclu se révèle incapable de sengager dans une activité autonome, cela confirme sa juste séparation dune activité collective avec des participants soi-disant autonomes. Sans parler de ceux dont lactivité ultérieure va dans une direction toute autre.
* * *
Le lecteur ne trouvera pas la totalité dans cette revue, mais seulement un certain nombre de formulations dont la relation à la totalité est évaluée. Ceux qui redisent tout dans chaque texte présupposent un lecteur qui ignore tout et qui ne sait ni ne veut faire des explorations par lui-même; et cette tactique spectaculaire est le meilleur moyen de s’assurer quil restera toujours ainsi. Bien que nous ayons (moi et quelques autres) consacré une attention toute particulière à examiner le processus de lactivité révolutionnaire moderne et dabord en signalant limportance même de ce processus, qui a été si scandaleusement négligé partout ailleurs , létroitesse qu’on ma reprochée tient en partie au simple fait que je commence là où je me trouve. Le choix des sujets qui sont traités ici est quelque peu arbitraire, et nimplique pas forcément que dautres sujets nont pas dimportance. Rien nest en dehors de notre projet, mais bien des vérités ne méritent pas dêtre énoncées parce que cela ne ferait aucune différence si elles nétaient pas vraies. Je me trompe rarement, nayant jamais caché que je nai rien à dire sur de multiples sujets que jignore, et gardant habituellement à lesprit plusieurs hypothèses contradictoires sur le développement possible dévénements où je ne distingue pas encore le saut qualitatif (Guy Debord, dans le Débat dOrientation).
Dans une brochure dirigée principalement contre Daniel Denevert (voir Un
anti-Denevert in Chronique des Secrets Publics), le groupe Point-Blank me qualifie
de soi-disant pape dun milieu sous-situ. Le dernier allié de
Denevert, Ken Knabb, a bâti une carrière sur son échec organisationnel et sur son
association commerciale avec le statisticien de lI.S., Jean-Pierre Voyer. Parmi
les papes, généralement connus plutôt pour leur infaillibilité et leur astuce
organisationnelle, je suis sans doute le premier qui ait bâti une carrière sur létalage
de mon échec organisationnel. Cette sorte de paranoïa malveillante
ne peut voir dans toute activité qui contredit la sienne que des
intrigues et des marchés conclus dans les coulisses.(4)
En fait Jean-Pierre Voyer na rien eu à faire, surtout pas économiquement, avec la publication américaine de sa brochure Reich, mode demploi, qui fut financée par deux amis et moi, association commerciale qui nous a rapporté une perte denviron 1000 francs. (Par ailleurs, toutes les autres publications auxquelles j’ai participé ont été également à perte, à une exception près: un ouvrier dune imprimerie a tant aimé le Traité de Vaneigem quil en a imprimé notre édition de la première partie pour moins que le prix coûtant de limpression.) Ma relation avec Voyer ne corrobore guère la tentative de Point-Blank de me caractériser comme un de ses suiveurs. Peu avant lachèvement de ma traduction de sa brochure, je lui ai écrit pour la première fois à propos de quelques questions sur ce texte. En juin 1973 je lai édité, ainsi quune affiche-comic qui lannonçait et des extraits dune de ses lettres sous le titre Discrétion est mère de valeur. Cependant, quand je l’ai rencontré quelque mois plus tard, Voyer s’est révélé bien inconscient du développement ou de lapplication concrète possibles de plusieurs de ses thèses antérieures, et je lui ai dit que son désengagement mégalomane du mouvement réel empêchait une relation substantielle entre nous. Depuis lors, l Encyclopédie de Voyer a été éditée sous le titre Introduction à la Science de la Publicité (Champ Libre, 1975), livre qui, bien quil contienne par ailleurs plusieurs idées partiellement utiles, est empreint dun fétichisme de son concept central, et de Hegel, dont la philosophie nest pas réellement détournée parce quelle nest pas suffisamment dévalorisée.
Quant à Daniel Denevert, jai maintenu avec lui une correspondance et une collaboration particulièrement proches pendant les deux dernières années, ce qui a favorisé une meilleure coordination géographique de nos activités et surtout un échange précieux didées et dexpériences. Mais mes relations avec lui et avec les autres membres du CRQS nont jamais été formalisées, et elles ont été menées dans le cadre décrit dans lAvis à propos de la société dominante et de ceux qui la contestent que jai publié en novembre 1974 avec mes camarades de la région de San Francisco. Bien que jaie employé quelquefois le nous dauteur, le Bureau des Secrets Publics n’a toujours représenté que moi-même. Sil y a un certain accord entre moi et quelques autres, il ne provient pas dune décision hiérarchique, mais de la réalité. Par exemple, la plupart des publications éditées au cours des trois dernières années par les signataires de lAvis ont été achevées avant dêtre montrées aux autres; et je navais même pas eu connaissance de plusieurs projets qui s’inscrivaient fortement dans la ligne des miens, avant quils ne fussent édités.
Le seul fait dexercer une certaine influence (qui pourrait être simplement linfluence de la vérité ou dune activité exemplaire) ne constitue évidemment pas une hiérarchie, à moins quune telle influence ne soit exercée pour renforcer son unilatéralité ou limage de son absence. Cest un étrange pape qui renvoie constamment les gens à leur propre responsabilité. En dernière analyse, quoi que lon puisse dire sur le mérite de telle ou telle tactique éducative ou démystificatrice, il appartient principalement à lopprimé de prendre linitiative de supprimer sa dépendance hiérarchique. Ceux qui mettent la responsabilité sur les chefs ne font quen chercher de meilleurs. Notre mouvement ne dépend pas de lespoir de trouver les chefs habilement “auto-négateurs” de la mythologie léniniste ou anarchiste. Les gens devraient démythifier eux-mêmes les notions de qualité surhumaine des théoriciens révolutionnaires, ainsi que la mystification inverse qui consiste à les considérer comme seulement des théoriciens, qui ne font rien quécrire. Ceux qui nous accusent d arrogance et de manipulation nont pas pensé à ce quils disent: rebuter des gens par son arrogance est la dernière chose que font les manipulateurs. Cest invariablement ceux qui nous disent quils peuvent nous comprendre, mais que les masses nen sont pas encore capables, qui nous qualifient d élitistes! Nous nous conduisons envers les autres comme sils étaient autonomes pour le cas où ils le seraient, et pour nous assurer quen tout cas ils le soient par rapport à nous.
Divers individus, voulant gagner sur les deux tableaux, nous abordent en privé
pour nous faire savoir quils sont daccord avec nous, tout en nous
faisant part de leurs
critiques des milieux douteux doù ils sont venus. Ces gens-là, qui ne valent rien, ont
toujours lidée étrange quils sont les plus précieux, que nous devrions être
reconnaissants de leur intérêt, parce que si vous ne pouvez parler
avec nous, vous risquez de navoir aucun interlocuteur. Ils supposent quils
peuvent faire une rencontre intéressante, voire même trouver une place parmi nous, sans semer
la perturbation chez eux. Ne sétant aucunement compromis publiquement, ils restent
libres, une fois que comme dhabitude nous les avons repoussés, de retourner à leur
ancien milieu, où ils parlent à tort et à travers de leurs relations
avec les situationnistes, tout en maintenant une image dautonomie (nous naurions pas
réussi à les convaincre de nous rejoindre, etc.). Par
exemple, un ancien membre de la Brigade Venceremos (sorte de Peace Corps pour la néo-colonie antillaise de Russie) sest adressé
au groupe Contradiction. Quand je
lai rencontré, il ma expliqué comment ils avaient convenu de supprimer divers détails
gênants de la vie à Cuba, pour mieux la décrire en termes purement chaleureux.
Pourtant, à ma connaissance il na jamais énoncé publiquement ces révélations
intéressantes, apparemment parce quil était trop occupé par la recherche de quelque
projet radical à faire.
Pour cette raison, le Bureau rejette automatiquement toute personne qui sadresse à lui sans avoir ouvertement défendu les thèses dont elle prétend reconnaître la vérité, et sans avoir réglé ses comptes avec sa propre situation. Quand il sagit des milieux les plus compromis, il leur faut les dénoncer et les quitter avec le maximum de bruit et de clarté.
En plus de la rebuffade évidenté réservée à divers soi-disant interlocuteurs, depuis des
Églises populaires jusquà des cryptomaoïstes, en passant par une assez grande gamme de
nihilistes fanas des médias [media-freak nihilists], voici quelques-unes des propositions concrètes que jai
refusées avec toute la grossièreté quelles ont méritée:
- de prendre contact avec lorganisation reichienne
italienne;
- d’écrire des articles pour la revue Guerrilla Art;
- de fournir des renseignements sur le Bureau à un écrivain professionnel qui faisait un
article sur le mouvement néo-reichien actuel pour la revue Human
Behavior.
En mars 1974 Tommy Haruki a adressé une lettre à divers groupes anarchistes et
libertaires partout dans le monde, en proposant de les présenter aux camarades japonais
par lintermédiaire de la revue du CIRA-NIPPON (Centre internationale de recherche sur
lanarchisme) et en ajoutant: Vos remarques sur les problèmes actuels de
lanarchisme seraient bienvenues aussi. Jai répondu, en partie:
(...) Nous pensons que lanarchisme reste une opposition abstraite au système parce quil na pas essayé sérieusement de comprendre la société moderne ni de développer une théorie révolutionnaire cohérente. Dans lensemble, les anarchistes ne possèdent rien d’autre quune foi pitoyable en létiquette Anarchie. Ils sont allergiques à la rigueur; la plupart dentre eux affichent leur confusion et leur incapacité daccomplir la moindre tâche pratique comme si c’était une vertu. Ils justifient le fait qu’ils ne prennent pas de sanctions concrètes contre leurs ennemis, ni de décisions pour clarifier et développer leur propre pratique (en rejetant les spectateurs et les partisans passifs, par exemple), en invoquant un antiautoritarisme abstrait. De sorte quils finissent par navoir rien que leurs bonnes intentions frustrées.
Je joins une copie de quelques thèses sur lanarchisme, extraites de La Société du Spectacle de Guy Debord, que vous pourriez trouver utiles.
Nous sommes certainement daccord avec vous pour penser que ce dont nous avons besoin ici et maintenant nest pas une anthologie de doctrines millénaristes ni doeuvres révolutionnaires du passé et qu un échange de renseignements courants, de critiques mutuelles et dinteractions relatives aux expériences actuelles est essentiel; non pas dans le but éclectique de rassembler une masse d idéologies, mais comme un pas vers la précision, vers la lucidité, vers le développement dune théorico-pratique de plus en plus cohérente dans le nouveau mouvement révolutionnaire.
Dans ce contexte, le présent dialogue initié par le CIRA est bien minimal. En fin de compte, par exemple, nous trouverions plus intéressant de prendre contact avec un seul camarade japonais qui fût consciemment et pratiquement daccord avec les activités du Bureau, quavec une centaine de libertaires avec qui nous ne partagerions que quelques vagues sympathies. Mais il est normal que les premières tentatives internationalistes du nouveau mouvement commencent à partir de bases relativement confuses et passent nécessairement par des médiations assez banales. (...)
Haruki a assuré que les thèses de Debord et la plus grande partie de ma lettre étaient publiées dans la revue du CIRA (Anarchism no. 4, août 1974), en faisant remarquer que ces critiques sappliquaient parfaitement au milieu anarchiste japonais: La parution de vos critiques dans leur revue (...) sera une pilule amère pour eux et pour tous les autres libertaires de cet acabit. [Omise: lancienne adresse de Haruki.]
Deux de mes brochures étaient éditées par le CRQS en 1974, Remarques sur le
groupe Contradiction et son échec, traduit par Daniel Denevert (avril), et Double-Réflexion,
traduit par Joël Cornuault (novembre), toutes les deux avec ma collaboration.
Remarques sur le style de Double-Réflexion (extraits dune lettre de moi
à Cornuault) a été réimprimé dans Chronique des Secrets Publics. De notre
côté, Robert Cooperstein, Dan Hammer et moi avons édité une traduction de Théorie
de la misère, misère de la théorie de Denevert (septembre 1974), suivi de la Déclaration
à propos du Centre de Recherche sur la Question Sociale et un chapitre de lancienne
brochure de Denevert, Pour l’intelligence de quelques aspects du moment.
*
En novembre 1974 Double-Réflexion était réimprimé en Angleterre par Spontaneous Combustion. [Adresse périmée omise.]
*
Des extraits dune lettre de moi à Jean-Pierre Voyer et dautres (octobre 1973) ont été reproduits dans la revue Implications dIsaac Cronin et Chris Shutes.
*
La plupart des publications du BPS y compris la présente revue ont été éditées à 2000 exemplaires.
*
On peut examiner une collection de toutes les publications du BPS aux bibliothèques suivantes:
- Berkeley Public Library (Boss Files, Reference Room), Shattuck et
Kittredge, Berkeley.
- Tamiment Library, Bobst Library Building, 70 Washington Square South, New York City.
- Institut Internationale de lHistoire Sociale, Cruquiusweg 31, Amsterdam 1019, Pays Bas.
La section Préhistoire de cette collection comprend également la plupart des publications du CEM, du groupe 1044 et de Contradiction. Jai diffusé séparément quelques exemplaires de lIntroduction à cette collection (juillet 1973).
*
[Omises: les adresses (maintenant toutes périmées) du CRQS et des signataires de l Avis.]
KEN KNABB
Janvier 1976
[NOTES DES TRADUCTEURS]
1. En anglais: Trouble Is My Business (titre d’un livre de Raymond Chandler).
2. Débat d’orientation de l’ex-Internationale Situationniste, responsable de la publication: Joël Cornuault (Centre de Recherche sur la Question Sociale, Paris, 1974).
3. Jeu de mots: Bull = bulle (au sens papal), mais également bullshit (littéralement, merde de taureau) = conneries, foutaises.
[NOTE D’AUTEUR]
4. Dans la brochure At Dusk: The Situationist Movement in Historical Perspective, qui est parue juste avant que cette revue soit envoyée à limprimerie, deux anciens membres de Point-Blank (le groupe étant maintenant dissout) consacrent plusieurs pages à une critique des knabbistes. Leur polémique contre nous s’inscrit dans leur habitude des critiques infantiles et spécieuses, y compris celle de nous attribuer de nombreuses positions et mobiles que nous navons jamais eus ni exprimés.
Version française de Trouble Is My
Business. Traduit de l’américain par Ken Knabb
et des amis français. Reproduit dans
Secrets Publics: Escarmouches choisies de Ken Knabb (Éditions
Sulliver).
Anti-copyright.
Bureau of Public Secrets, PO Box 1044, Berkeley CA 94701, USA
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