B U R E A U O F P U B L I C S E C R E T S |
(extraits)
énéral
(...) À bien trop peu dexceptions près, la démocratie de la
Nouvelle Gauche nétait quun mythe. (...) Quant
à la démocratie participative, qui
aurait brisé
la séparation entre la décision et lexécution, elle nétait présente que
parmi quelques petits groupes (par exemple, dans quelques-unes des premières expériences
dagit-prop du mouvement pour les droits civiques dans le Sud) et, bien brièvement, dans
certaines actions de masse telles que lencerclement spontané de la voiture de police
au début du Free Speech Movement de Berkeley. Le plus souvent la démocratie, sil y en
avait, na duré que le temps nécessaire à l’élection
d’un comité dorganisation.
(...)
La démocratie qui a, tout de même, existé dans les organisations de la Nouvelle Gauche avait généralement peu de contenu subversif. Le SDS première mouture a présenté un marché didées démocratisé qui nétait que les idées dun marché démocratisé. Cette pléthore de questions parcellaires trouve son écho dans le désir, dans bien des sections du SDS, de décentraliser et de se passer des chefs, ce qui revient moins à labsence de chefs quà la création des conditions qui permettent à des chefs de prendre le pouvoir. (...) Bien des militants nont pas vu dans lautonomie relative des sections du SDS les premières formes dune nouvelle organisation hiérarchique (ce quelle est), mais un refus salutaire des hiérarchies, des chefs de cellules et des présidents ou secrétaires de parti. (Robert Chasse, The Power of Negative Thinking, or Robin Hood Rides Again). Ce texte de Chasse, publié en avril 1968, naurait pu été mieux confirmé que par lhistoire ultérieure du SDS. Le fait que lorganisation Nouvelle Gauche par excellence ait dégénéré au point dêtre dominée par trois factions sentre-déchirant sur la question de savoir précisément quelle combinaison de régimes staliniens il convenait dadorer, tout cela a été déploré par ceux qui lavaient qualifiée dessentiellement libertaire, mais sans être jamais capables didentifier les origines de cette dégénérescence dans lincohérence de la Nouvelle Gauche. Ils ont gardé un silence discret sur ce sujet, tout juste ont-ils fait référence, dune façon impuissante et tautologique, à une bureaucratisation qui serait, par quelque hasard mystérieux, issue de ce refus salutaire des hiérarchies. (...)
Lorganisateur gauchiste justifie ses programmes réformistes par lidéologie de servir le peuple; pour lui ces programmes revêtent une signification révolutionnaire. Le défaut du réformisme nest pas de désirer améliorer les conditions immédiates dun certain nombre de gens, mais plutôt d’être conçu dans le but de transformer ces gens en base politique. (...) Quand lorganisateur intervient, la totalité est noyée dans un océan de détails; le refus qualitatif est fragmenté en besoins particuliers. Les organisateurs encouragent la prolifération dune multitude de pseudo-classes: jeunes, noirs, femmes, homosexuels, Chicanos... Séparés selon leurs intérêts spécifiques, les individus sont plus facilement manipulables.
Dans un premier temps lorganisateur gauchiste (surtout dans les mouvements des noirs et contre la guerre) a compté principalement sur la culpabilité pour motiver la participation passive. Plus tard il a fait appel à lintérêt des divers groupes, se réservant pour lui-même le rôle den coordonner les alliances tactiques. Comme le Mouvement [ce terme avait tendance à remplacer celui de Nouvelle Gauche vers la fin des années soixante] sest décomposé, les anciennes questions dintérêts ont perdu leur pouvoir de recrutement, et on en a improvisé de nouvelles: droits égaux pour les homosexuels dans larmée, services médicaux séparés pour les femmes asiatiques... Chaque nouvel hybride a rendu plus absurde la recherche frénétique de nouvelles bases politiques. (...)
Une fois que la base était politisée, à savoir divisée par les bureaucrates du Mouvement, elle était réunifiée dans une pseudo-unité de solidarité. Tout fait partie dune même lutte. (...)
Le Mouvement a trouvé dans le fascisme un adversaire qui lui
convenait. Cet épouvantail providentiel lui a permis de ne pas se définir
positivement; il lui a fourni une excuse pour justifier le fait
quil na pas su formuler une critique radicale du système même de la production
marchande, du salariat, de la hiérarchie. La misère quotidienne produite partout par le
capitalisme a revêtu une apparence normale voire progressiste par rapport aux
excès barbares qui nous sont montrés
constamment. (...)
En fait le capitalisme moderne navance pas vers le fascisme, mais vers un mode qualitativement nouveau de domination sociale: le welfare state cybernétique. Au contraire du fascisme, cette nouvelle forme, en même temps quelle renforce et étend le système capitaliste, en représente aussi le développement et la rationalisation naturels. Avec lavancée vers le welfare state cybernétique, les divers modes antérieurs de domination sont réduits à un contrôle abstrait, régulier et omniprésent.
Puisque le Mouvement n’ébauche pas même une critique radicale du système existant, il se montre encore moins capable d’en comprendre le développement vers une plus grande subtilité. Ainsi, pendant quil soccupe des questions quil peut effectivement comprendre (la surexploitation, la brutalité des flics), il favorise inconsciemment lavancée vers lorganisation cybernétique de la vie. Précisément parce que la critique faite par le Mouvement est superficielle, ses luttes pour la démocratie participative, la qualité de la vie et la fin de laliénation restent à l’intérieur du cadre du vieux monde, en tant que simple agitation en faveur de son humanisation. (...) Le capitalisme bureaucratique ne voit pas toujours les réformes qui sont nécessaires pour sa survie. Dans leur recherche de bases politiques, de questions sociales à exploiter, les bureaucrates du Mouvement dénichent les crises naissantes et, voulant paraître des serviteurs pratiques du peuple, ils sortent des projets réformistes agrémentés de lidéologie révolutionnaire. (...)
Le rejet par la base de la dégénérescence du Mouvement sous forme d’oppositions
fragmentaires a
nécessité la mise en place dautres formes de politique gauchiste capables de ressusciter le sentiment
unitaire d’ engagement total qui avait caractérisé la Nouvelle Gauche
à ses débuts.
La tentative la plus marquée en était les
Yippies, dont la naissance a exprimé la prise de conscience générale que le
manque d’intérêt du Mouvement envers la révolte culturelle de sa base était
aussi dangereux qu’artificiel. Les Yippies se sont inspirés de l’aspect ludique
de la bohème. Ils ont emprunté aux Diggers leur communautarisme et leur
moralisme romantique de bureaucrates tiers-mondistes. Cette fusion a engendré
des monstres. Faire la révolution “en s’amusant” est devenu faire la révolution pour le plaisir de survivre
face à un capitalisme provoqué à l’hostilité
par leur raillerie. Réagissant par images à l’image
de forces réactionnaires, Abbie Hoffman et Jerry Rubin ont essayé
de surfer sur la vague de la fausse conscience dans en effort pour la dévaluer.
Entrant dans le spectacle comme des clowns
pour le rendre plus ridicule,
ils ont créé des diversions qui, loin de favoriser le refus du spectacle, nont
fait que rendre plus intéressante la passivité en offrant un spectacle du refus. Des
actions telles que lintervention dans la Bourse ou la candidature présidentielle dun
porc étaient conçues pour afficher la décomposition des valeurs bourgeoises, tout en
promouvant (par la Fête de la vie, par exemple) leur remplacement par les
aspects les moins évidemment récupérateurs de la contre-culture. La pratique des
Yippies était centrée sur la création du chaos par le moyen dun terrorisme bon enfant et
la création de mythes pour combler le vide ainsi ouvert. Cette création de mythes les a
rendus complices consentants du spectacle: rejetant lambivalence du Mouvement
envers les médias, les Yippies se sont identifiés au
spectacle créé à travers ces mêmes médias. (...)
Issus du mouvement étudiant plutôt que de la contre-culture, les Weathermen ont critiqué les Yippies pour ne pas être suffisamment sérieux (cest-à-dire sacrificiels), et ont adopté les signes mais non la psychologie des hippies. Tandis que les Yippies étaient l’expression d’une réalité effective (quoique nébuleuse), les bureaucrates du SDS qui ont bâti la WeatherMachine se sont forgés une place à lavant-garde dune gauche de plus en plus passive et déclinante. Sidentifiant avec les images du guérillero paysan, du bureaucrate de parti ou du terroriste urbain (selon leur rang dans la hiérarchie de la WeatherMachine), les Weathermen ont essayé de créer le mythe dun bras de fer capable de forcer la main à la classe de jeunes blancs, seul groupe quils jugeaient susceptible de soutenir leur mission kamikaze dans la guerre mondiale contre les États-Unis. Leur stratégie était basée sur la notion que le militantisme suicidaire produirait un choc exemplaire. Ils ont réussi à hériter du costume de héros-martyrs des Panthères Noires sur le déclin, qui avaient fasciné la gauche pendant deux années par la seule rhétorique de laction. Ce mythe du concret sest transformé en concrétisation du mythe quand les Weathermen ont mis en pratique les slogans des Panthères (Prenons linitiative, Mort aux vaches, etc.). Une de leurs chansons dit: Autrefois nous en parlions, maintenant nous le faisons. Le fait concret de faire sauter le mur dune banque ou dun tribunal a placé les Weathermen en tête daffiche du spectacle de la contestation. Le fait davoir fait vraiment quelque chose aussi insensé que ce soit les a placé au centre de toutes les discussions radicales pendant plus dune année, et a permis à chaque gauchiste de mesurer sa propre inactivité. Particulièrement sensibles à une telle pression étaient les étudiants et les intellectuels, vaguement conscients de leur propre impuissance. Dans cette division religieuse du travail, le héros gauchiste émerge dune épreuve de laction pour gagner ladhésion de ceux qui, du fait de leur passivité, la mythifient. Mais aussi intense que soit lintérêt que suscite ce genre de mystère de la Passion, il ne dure jamais longtemps; avant que les flics eussent mis fin au spectacle, la plupart de lauditoire avait déjà déserté. Par rancune contre ce manque dintérêt, les Weathermen ont refusé dabord dinclure qui que ce soit dans leur définition du moteur révolutionnaire. Puis, comme cela na pas réussi à perturber la conscience de lAmérique, ils ont décidé dy inclure tout le monde, et se sont dissous dans lunderground hippie.
Le désir dune contestation totale était exprimé dans les tentatives des Yippies et des Weathermen pour une révolution de la vie quotidienne, tentatives qui étaient médiatisées et frustrées par lidéologie. Tandis que les Yippies ont créé une subjectivité radicale illusoire basée sur lindividualisme romantique et le frisson de se regarder pisser en public, les Weathermen ont cherché à détruire toute subjectivité pour bâtir une WeatherMachine dans laquelle toute résistance à lautorité bureaucratique était jugée bourgeoise. Les premiers ont construit une politique basée sur leur style de vie, les seconds ont essayé de construire un style de vie militarisé basé sur leur politique. La conscience de la nécessité de révolutionner la vie était dissimulée par la ritualisation de la notion de vivre la révolution.
Les premières “communautés” hippies (...) étaient dans une certaine mesure (quoique
pas autant quelles le pensaient) des espaces libres où lon pouvait au moins
poser les questions qualitatives réprimées par la vie quotidienne
bourgeoise. Mais ces questions ny ont jamais trouvé de réponses. Comme le refus du
vieux monde par ces communautés na pas su aborder le projet de son dépassement,
elles ont commencé à sécrouler.
Alors que les utopistes hippies rêvaient de
susciter un mouvement de masse en changeant les
mentalités, leurs communautés nont même pas réussi à survivre,
du fait que leur
tolérance et leur passivité les laissaient ouvertes au harcèlement par la police et
par le milieu, à la manipulation interne, aux parasites, aux maladies, à la folie et
au vol. (...)
Cherchant à attirer les composants de la contre-culture pour revivifier un gauchisme chancelant, les bureaucrates du Mouvement ont approuvé la forme des communautés hippies tout en rejetant leur contenu. Le résultat de cet élargissement de l’éventail de lactivité réformiste était une synthèse mécaniste et à grande échelle entre vie quotidienne et politique institutionnalisée dans la “collectivité”.
La préoccupation du mouvement des communautés hippies envers le style de vie, bien que mythifiée et assez rigide, était au moins une critique rudimentaire de la survie augmentée de la vie quotidienne capitaliste. Dans les collectivités, au contraire, il y avait un net changement dapproche, allant de lexpérimentation sociale spontanée jusqu’à limmersion totale dans la politique de survie marginale. La collectivité, tout comme la famille nucléaire quelle remplace, organise la subsistance de lindividu contre son allégeance à la collectivité. La mise en commun de la misère économique est accompagnée dune mise en commun de la misère intellectuelle. La plupart des collectivités ont une hiérarchie informelle, quelques chefs qui détiennent leur pouvoir de leur faculté de faire une synthèse éclectique particulière tirée du rebut didéologies gauchistes. Ainsi on trouve des collectivités anarcho-nihilistes, des groupes stalino-surréalistes, des cellules tiers-mondistes pour le terrorisme suicidaire et des unités consacrées aux services sociaux. Les chefs établissent leurs positions en maîtrisant les mystères de ces mélanges, et les consolident par la gestion des tactiques politiques (alliances, actions, etc.) et des expériences réifiées dans la vie quotidienne promues par lidéologie collectiviste. Les séances collectives dautocritique contre la hiérarchie informelle sont interminables parce quil nexiste aucun critère rigoureux pour ladhésion au collectif, pas plus que pour lexclusion de ceux qui essayent de le dominer ou qui ny participent pas de façon autonome. (...)
Le mouvement de libération de la femme [M.L.F.], qui est né en sopposant au
Mouvement masculin, na jamais échappé réellement aux mythes de
ce dernier; il na fait que les reproduire sous de nouvelles formes. À lépouvantail
du fascisme il a substitué celui du machisme. En sefforçant de surmonter la hiérarchie
déclarée du Mouvement, il a créé des hiérarchies informelles. Critiquant le Mouvement
pour ne sêtre défini que par rapport à loppression dautrui, il na fait
que remplacer le modèle du militant pénitent expiant ses fautes devant licône de la
Révolution tiers-mondiste par celui de la soeur se soumettant à la Féminité abstraite.
Dans le Mouvement, la position des femmes a souvent été comparée à celle des noirs et dautres groupes surexploités. Mais la question de la femme était essentiellement différente en ce quelle ne pourra jamais être considérée comme une question de survie. Les facteurs qui constituent laliénation particulière des femmes tendent à être modernes et fondamentaux: la famille, les rôles sexuels, la banalité et lennui des travaux ménagers, lidéologie de la consommation.
Dans les premiers groupes de discussion il y avait les prémices dune critique de la vie quotidienne et surtout des rôles. Mais cette critique sest renfermée et figée autour des problèmes des femmes; elle na considéré la femme quen tant que femme. La femme sest retrouvée dans une séance de thérapie ou un atelier relationnel où elle était appelée à prendre conscience de son oppression en tant que femme” — et à s’y complaire, épluchant tout détail jusqu’à ce que sa “sensibilité” soit devenue ressentiment et sa critique une critique moraliste. Une politique de ressentiment envers l’homme oppresseur, et une solidarité abstraite avec toutes les femmes ont remplacé tout sens critique quelle aurait pu avoir au début de sa prise de conscience. Il était autrement plus facile dattaquer un adversaire concret que de faire face aux problèmes de la transformation dun système complexe. La rage de la soeur à dépasser sa condition était dirigée contre les hommes, et son ressentiment était matérialisé dans la production de spectacles conçus pour hanter leurs consciences coupables. (...)
Dans ce mélodrame apparaît également un antihéros moins connu: le petit ami de la féministe. Son air éreinté et quelque peu terrifié témoigne de sa lutte épuisante pour cesser dopprimer sa copine. Sil était dabord hostile à ses jérémiades, il a fini par reconnaître que sa propre aliénation était insignifiante par comparaison avec celle des femmes. Pour ce saint Antoine, assailli par les spectres de ses crimes contre les femmes, le M.L.F. est venu juste à temps pour se substituer à son activité impuissante dans le Mouvement en déclin.
Le M.L.F. a rejeté la hiérarchie du Mouvement masculin, mais na jamais su l’abolir dans ses propres groupes. Puisque leur pratique organisationnelle était basée sur une démocratie abstraite où toutes les femmes étaient admises, ces groupes se trouvaient de plus en plus obligés de consacrer toute leur énergie interne à la lutte contre la spécialisation et la hiérarchie informelle, par des moyens quantitatifs (limitation du nombre de membres, tirage au sort, rotation automatique de tâches, critères quantitatifs pour lexclusion). Mais toutes ces méthodes nont fait que dissimuler le maintien des séparations et des inégalités qui ont été acceptées au début. La contradiction entre la position antihiérarchique du M.L.F. et sa solidarité abstraite avec toutes les femmes a conduit à la scission entre les tendances anti-sexiste et anti-impérialiste au Congrès de Vancouver (avril 1971), où les anti-sexistes du Manifeste du quart-monde ont exposé la pratique manipulatrice des anti-impérialistes, qui avaient fait appel au féminisme pour maintenir un front uni stalinien. Cependant, les anti-sexistes ont en même temps embrassé un corps diplomatique de soeurs envoyé au congrès par lÉtat nord-vietnamien.
Le M.L.F. a poussé la société dominante à réaliser légalité abstraite au travers de la prolétarisation totale. En revendiquant plus de travail et le transfert du ménage au secteur public, il a travaillé effectivement pour lintégration des femmes dans un système daliénation plus rationalisé. Toutes les diverses tendances féministes ont des programmes réformistes, bien que certaines essayent de le dissimuler en prétendant que les femmes sont en elles-mêmes une classe révolutionnaire. Celles-ci ne voient pas les hommes et les femmes au service de la marchandise, mais la marchandise au service du machisme, quelles identifient, dune façon simpliste, au pouvoir. (...)
CONTRADICTION
[extraits des ébauches inédites, avril 1972]
Version française des extraits de Critique of the New Left Movement, par le groupe Contradiction. Traduit de l’américain par Ken Knabb et Didier Mainguy. Reproduit dans Secrets Publics: Escarmouches choisies de Ken Knabb (Éditions Sulliver).
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