B U R E A U O F P U B L I C S E C R E T S |
Quand la pensée a trouvé son expression correcte, ce qui est atteint par une première réflexion, alors vient une seconde réflexion, qui est relative au rapport entre la communication et son auteur.
Kierkegaard, Post Scriptum aux Miettes philosophiques
Ouverture
Le théoricien comme sujet et comme
rôle
Le derrièrisme, ou la
colonisation par la théorie
Comment se faire des
amis et influencer lhistoire
Le détournement
affectif, alternative à la sublimation
Dormeurs éveillés
LI.S. devra se définir tôt ou tard comme thérapeutique.Internationale Situationniste no 8 (1963)
Chaque fois quun individu redécouvre la révolte, il se rappelle les
expériences précédentes quil a eues delle, elles lui reviennent toutes
comme de brusques souvenirs denfance.
Je pars de ce phénomène bien connu: Que le sujet sombre dans la folie, quil pratique la théorie ou quil participe à une émeute (...) les deux pôles de la vie quotidienne contact avec une réalité étroite et séparée dune part et contact spectaculaire avec la totalité dautre part sont abolis simultanément pour faire place à lunité de la vie individuelle (Voyer).
Or, la folie a ses inconvénients(1) et on ne dispose pas tous les jours dune émeute; mais la pratique de la théorie est constamment possible. Pourquoi, alors, la théorie est-elle si peu pratiquée?
Bien sûr, il y a ça et là des gens mal renseignés qui ne la connaissent pas encore. Mais que dire de ceux qui la connaissent? De ceux qui ont découvert quen dépit de ses indéniables difficultés, lactivité pratique-critique est si souvent drôle, absorbante, significative, exaltante, amusante ce qui, après tout, nest pas chose courante ; comment se fait-il quils oublient, quils en viennent à dériver imperceptiblement du projet révolutionnaire, allant jusquà un point de refoulement absolu des moments de réalisation quils y avaient trouvés?
Une personne non avertie ne manquera pas de se demander pourquoi nous nous engageons dans cette étrange activité. Mais ce qui doit paraître étrange à ceux qui savent pourquoi, cest que nous nous y engagions si peu et si irrégulièrement. Les moments denthousiasme et de conséquence réels nous viennent presque exclusivement par hasard. Il nous manque la conscience de pourquoi nous navons pas fait ce que nous navons pas fait. Pourquoi ne nous révoltons-nous pas plus?
Marx comprend lactivité pratique-critique comme activité humaine sensible, mais il ne lexamine pas en tant que telle, en tant quactivité subjective.
Les situationnistes comprenaient laspect subjectif de la pratique comme une affaire tactique. (Lennui est contre-révolutionnaire.) Ils posaient la bonne question.
Il est grand temps que nous examinions cette activité elle-même. En quoi consiste-t-elle? Que nous produit-elle à nous qui la produisons? Alors que les sociologues étudient lhomme dans son comportement normal cest-à-dire réduit à la survie, une somme de rôles, de banalités nous allons étudier lhomme lorsquil agit pour supprimer tout cela: lHomo negans. En agissant sur la nature extérieure pour la modifier, il modifie en même temps sa propre nature (Le Capital).
Les travailleurs sont en train de devenir des théoriciens et la pratique de la théorie un phénomène de masse. Pourquoi entreprendre maintenant cette investigation? Pourquoi, camarades, na-t-elle pas été entreprise jusquà maintenant?
HOLMES: Mon esprit refuse la stagnation. Donnez-moi des problèmes, du travail, donnez-moi le cryptogramme le plus obscur ou lanalyse la plus complexe, et me voilà dans latmosphère qui me convient. Alors je puis me passer de stimulants artificiels. Mais je déteste la morne routine de lexistence. Cest pourquoi jai choisi cette profession particulière, ou plutôt, pourquoi je lai créée, car je suis le seul au monde de mon espèce. (...) En pareil cas, je ne demande aucune reconnaissance. Mon nom ne figure dans aucun journal. Le travail en lui-même, le plaisir de trouver un terrain pour mes capacités personnelles, sont ma plus haute récompense. Mais vous-même avez déjà une certaine expérience de mes méthodes de travail.
WATSON: En effet. Et jamais rien ne ma tant frappé. À tel point que je les ai exposées dans une petite brochure.
Arthur Conan Doyle, Le signe des quatre
Laliénation du prolétaire consiste en ceci: son travail a de la substance
mais il est sans liberté; ses loisirs ont de la liberté mais ils nont pas de
substance. Ce quil fait de conséquent ne lui appartient pas, ce quil fait qui
lui appartient est sans conséquence; il ny a pas de mise à son jeu.
(Doù lattrait pour tous les jeux dangereux jeux de hasard,
alpinisme, légion étrangère, etc.)
Cest cette schizophrénie sociale, ce besoin désespérément ressenti de saisir leur propre action, de faire quelque chose qui leur appartienne vraiment, qui incite des masses de gens à sadonner à des métiers artisanaux ou au vandalisme; et qui en incite dautres encore à tenter de supprimer la scission en sattaquant à la séparation de façon unifiée, en sadonnant à un vandalisme cohérent: le métier du négatif.
Quel sentiment procure cette activité? Lecteur, tu le connais ou du moins, il test déjà arrivé de léprouver. Cest comme lorsque tu partages un secret ou comme lorsque tu réussis à jouer un bon tour. Mais ce sentiment est repoussé en marge de la vie pour que son image puisse accaparer lavant-scène. Et il finit par être oublié.
Eh bien, nous ne voulons pas oublier. Une révolution est la meilleure plaisanterie que lon puisse faire à une société qui, elle, est une si mauvaise blague.
Pour mener mon investigation je distingue artificiellement des aspects inséparables de lactivité révolutionnaire. Pour la simplicité de lexpression jutilise le terme théoricien celui qui pratique la théorie en vue danalyser un genre dactivité dont les modalités sont à certains égards assez différentes de celles dune foule de gens qui sinsurgent un beau matin, sans y avoir beaucoup réfléchi la veille. Alors que certains phénomènes analysés ici sont communs à tous les moments de lactivité négatrice radicale, dautres se trouvent évidemment dépassés au moment dune émeute de masse. Cette Préface concerne principalement la situation du révolutionnaire dans une situation non-révolutionnaire.
La pratique de la théorie comporte ses satisfactions particulières, mais aussi ses pièges particuliers, qui résultent de son développement inégal, de son rapport inégal à lensemble du mouvement révolutionnaire, et du fait que le théoricien est un individu refoulé comme nimporte quelle autre personne. Le mouvement de lhistoire est une force à laquelle il est redoutable de se lier: on se soûle de lucidité, mais on senivre aussi vite dillusions.
Notre(2) Phénoménologie sera donc en même temps une Pathologie.
* * *
Le flash négatif est lactivité critique séquentielle concentrée engendrant une rupture orgastique plus ou moins continue de leffet de spectacle. Dans le flash négatif (flash étant compris dans le sens de la drogue: une fièvre excitante quil est presque impossible de faire tomber), se produit une sorte deffondrement en cascade des blocages idéologiques; la destruction dune illusion conduit à examiner les autres de plus près; la mise en chantier dun projet pratique en suggère dautres qui le corrigent, le renforcent ou lélargissent; les idées succèdent aux idées à une cadence si rapide que le théoricien est submergé, possédé, comme un médium transmettant au mouvement historique lui-même son propre oracle; la complexité du monde devient tangible, cristalline; il voit les endroits du choix historique. Alors quil rompt avec la passivité habituelle et commence à se mouvoir historiquement à la vitesse vertigineuse des événements, ses jambes sont emportées comme le sont les masses au moment insurrectionnel. (Une insurrection est un flash négatif public.) Mais si ces masses ne sont pas préparées pour lexplosion qui menace violemment la vieille réalité et la santé desprit qui va avec, elles ont de la compagnie dans leur crise et peuvent ainsi voir quelle ne leur est pas purement personnelle, mais quelle est générale. Le théoricien radical, par contre, doit être préparé aux crises personnelles que la compréhension et léclaircissement de la crise générale de la société peuvent déclencher en lui. Sur des terrains où il est encore sans défense, le théoricien redécouvre à nouveau des aliénations contre lesquelles ont été développées des défenses partielles, religio-caractérielles. La forme marchande réapparaît à chaque nouvelle étape; la théorie de la valeur est vue comme une théorie qui a de la valeur, et le théoricien comme son prophète. Un concept révolutionnaire devient sa muse. Il en est éperdu. Il est le contraire du militant car il sert sa déesse avec ferveur. La situation est ambiguë. La théorie peut corriger ses excès mystifiés ou bien le théoricien, dans son engouement, risque de devenir complètement dingue et de sombrer dans un narcissisme théorique.
Il y a aussi des flashes négatifs collectifs. La rencontre de projets convergents développés parallèlement élimine les pétrifications, les hésitations, les impasses respectives, place les efforts de chacun dans une perspective plus large et plus précise. Une seule rencontre décisive peut, à un moment donné, déclencher un véritable feu dartifice dactivité subversive pendant plusieurs jours, une personne ou un texte agissant comme catalyseur dun petit cercle de gens. Des rapports historiques deviennent des rapports personnels. (Quand on est toujours profondément occupé on est au-dessus de tout embarras.) Les goûts disparates de la survie sont relégués à larrière-plan; tous se découvrent un sens commun de lhumour (car là où il y a contradiction, le cocasse est aussi présent). La bacchanale est souvent très contagieuse, propageant à ceux qui ordinairement ne participent pas, le désir daller au-delà dune simple jouissance par intermédiaire.
Mais cela ne dure pas. Sans compter les innombrables entraves objectives qui pèsent sur ce genre deffort, nous pouvons noter que ce qui engendre la réaction en chaîne est moins une masse critique quune masse de critiques, un choc de défis. Les étincelles jaillissent du frottement de deux pôles indépendants lun contre lautre. Lorsque les pôles sassemblent, les charges se neutralisent dans des félicitations réciproques, la contradiction est mise sur un piédestal et oubliée, et le groupe piétine; tout ce qui reste en commun sont des illusions dune participation collective, et des souvenirs de lépoque où elle nétait pas illusoire.
* * *
À la différence de la pure prétention révolutionnaire, le rôle révolutionnaire est une illusion bien fondée. Ce nest pas une simple bêtise quon peut adroitement esquiver en étant sincère ou modeste, cest un produit objectif sans cesse engendré par lactivité révolutionnaire; cest lombre qui accompagne la réalisation radicale, léventualité réactionnaire, le retour de bâton intérieur ou extérieur du positif.
Le positif est linertie du négatif. Ainsi, nous voyons une action négatrice incisive dégénérer en militantisme (imitation du négatif, pratique de la répétition) ou un jugement sans illusion sur ses possibilités conduire à un succès qui, lui-même, reconduit à une nouvelle illusion sur ses capacités (mégalomanie révolutionnaire). Le spectacle, secoué par le négatif, réagit en cherchant un nouveau point déquilibre, absorbant le négatif comme moment du positif. Le rôle révolutionnaire est la forme que prend le rétablissement de cet équilibre chez lindividu. Le caractère du révolutionnaire se trouve renforcé objectivement par le spectacle de son opposition au spectacle. En levant le voile de fausse conscience (idéologie, effet de spectacle), lindividu du négatif se place en contradiction ouverte avec lorganisation même de linconscience (caractère, capital) et avec sa défense de choc (armure caractérielle, État). Lorganisation de linconscience se protège à la manière dun pneu increvable: elle utilise précisément lactivité du négatif pour colmater et repriser les entailles. Tout comme une classe dominante en mauvaise posture peut accorder quelques postes ministériels à des révolutionnaires, le caractère offre une meilleure situation dans laquelle le sujet acquiert un intérêt psychologique au maintien du statu quo spectactulaire-révolutionnaire. Pour avoir si bien frappé, linsatisfaction se transforme en autosatisfaction. Ce qui était un effort de libération personnelle devient un ornement de la personnalité. La politique forme le caractère.
(Mais pas dexcuses pour le trucage. Il ny aura rien de plus vulgaire que de futurs théoriciens déplorant dune manière néo-dostoïevskienne pleine dindulgence pour eux-mêmes les rôles-pièges que leur difficile position de théoriciens place sur leur route. Il sagit simplement de saisir les bases objectives qui engendrent le rôle ou soutiennent la prétention pour mieux attraper le rôle et pour rejeter plus vite le simulateur.)
Il est parfois difficile de se frayer un chemin entre lemploi du rôle révolutionnaire pour résoudre ses problèmes individuels, et lemploi du rôle de non-révolutionnaire pour se protéger contre la dialectique dans sa vie quotidienne. On comprend aisément quun travailleur désire laisser une séparation aussi grande que possible entre son travail et ses efforts pour vivre. Mais lembarras du révolutionnaire transparaît chaque fois quon lui demande: De quoi toccupes-tu au juste? Précisément dans la mesure où il nest pas un militant, il ne peut laisser son travail au vestiaire avant de se consacrer au plaisir. Quelque chose meurt en lui chaque fois quil tait sa qualité de révolutionnaire. Il dissimule une part de lui-même. Cest un mensonge, une automutilation, une trahison. Mais par contre, sil se présente comme révolutionnaire, une série de nouveaux problèmes surgissent, sans tenir compte des grossières mécompréhensions auxquelles cela donne lieu chez un étranger (qui lassimile aussitôt à un militant). Doù la misère particulière des rapports amoureux en milieu situationniste (en plus de toutes les misères ou presque que les individus de ce milieu partagent avec nimporte qui): tentatives pathétiques et maladroites pour faire naître lamour de la camaraderie, ou la camaraderie de lamour; isolement spectaculaire comme genre de personnalité spécial et fantasque (ex.: le phénomène groupie); effet pygmalion (le révolutionnaire découvre que son partenaire est limage même et seulement limage de sa pratique et que sa louange automatique de tous ses gestes est lincarnation de la faiblesse et de lauto-dépréciation quil déteste tant lui-même); etc. En fait, dans leurs efforts pour allier substance et passion dans leurs relations, les révolutionnaires vivent en miniature le conflit entre la crise du vieil ordre et les signes qui annoncent le nouveau, signes qui, pour longtemps encore, resteront nécessairement presque exclusivement inscrits en négatif. Les vieilles formes marginales de jeu séparé, isolé lart, la bohème, lamour romanesque sont de plus en plus exclues par la planification globale de la vie, ce qui simplifie le problème en créant de nouvelles complications à un autre niveau: le dialogue se trouve confronté au fait quil doit se soucier de supprimer les conditions qui partout suppriment le dialogue. Le dialogue est révolutionnaire ou il ne dure pas, et il commence à le savoir.
Il chasse sa pensée sans en tenir compte, simplement parce que cest la sienne. Dans chaque oeuvre de génie nous reconnaissons les pensées que nous avons rejetées; elles nous reviennent avec une certaine majesté aliénée. (...) Demain, un étranger dira avec un bon sens magistral ce que précisément nous navons pas cessé de penser et de ressentir, et nous serons obligés de recevoir honteusement notre opinion de la bouche dun autre.Emerson, La confiance en soi
Dans certaines courses (par exemple cyclistes), le coureur qui est devant coupe le vent
et crée un vide qui aspire; si lon parvient à se rapprocher suffisamment
de lui, on progresse sans effort. Le derrièriste est une personne qui
entretient un rapport similaire avec la théorie révolutionnaire ou les
théoriciens: il a beau avancer, il se retrouve toujours dans le sillage
des autres.
Le rapport derrièriste nest possible que dans un contexte de créativité, de contenu qualitatif. (À cet égard, lanalogie linéaire avec une course risque dêtre trompeuse.) Ainsi, le phénomène est connu des écrivains qui tentent de se débarrasser de linfluence irrésistible de leur maître et de trouver leur propre voix; il se produit aussi dans les multiples changements de formation des groupes musicaux, où chacun quitte le groupe pour former le sien, dont les nouveaux membres, à leur tour, quelques années plus tard formeront leurs propres groupes. Donc, le derrièrisme nexiste pas dans le milieu gauchiste où le qualitatif est absent et où le rapport leader-suiveur, loin dêtre considéré comme un problème, est plutôt recherché ou, si ce rapport y est vaguement ressenti comme un problème, il est plus aisé à ceux qui sont en bas dy échapper. (Il nest pas besoin de beaucoup de respect de soi pour ressentir une manipulation patente, de beaucoup dinitiative pour la refuser, ni de beaucoup dimagination pour devancer un milieu où la pénurie dintelligence est artificiellement entretenue.) Le derrièrisme est la maladie du progrès du secteur le plus avancé du mouvement révolutionnaire. Plus la théorie est correcte objectivement, plus est forte son emprise sur le derrièriste.
La conscience de la pratique humaine est elle-même un genre de production humaine, à laquelle une foule de gens participent de différentes façons et à des degrés variables de conscience. La théorie exprimée est seulement un moment de ce processus, un produit affiné des luttes pratiques, une conscience momentanément cristallisée dans une forme qui va être de nouveau brisée et ramenée à létat de matière première pour livrer dautres batailles. Cest seulement dans le monde inversé du spectacle révolutionnaire que ce moment visible de la théorie parait être la théorie elle-même, et que son articulateur immédiat paraît être son créateur.
Laliénation du derrièriste au profit du mythe de la révolution (ce qui est le résultat de sa propre activité semi-consciente) sexprime ainsi: plus il sapproprie, moins il est autonome; plus il participe partiellement, moins il comprend ses capacités à participer totalement. Le derrièriste se tient dans un rapport aliéné aux produits de son activité, soit quil saliène lui-même dans lacte de production (son activité nest pas passionnée mais imposée, elle nest pas la satisfaction dun désir de révolte mais un simple moyen de satisfaire dautres désirs, par exemple, celui dêtre reconnu par ses semblables), soit quil saliène lui-même en se tenant hors de lacte de production (sa participation tend fortement vers laspect distributif(3) du processus).
Fondamentalement, la cohérence est moins le développement de la théorie ou de la pratique dun individu que le développement de leur rapport mutuel. Ainsi, nous pouvons constater que le derrièriste souffre dun déséquilibre théorico-pratique: il sempare de la théorie dans des proportions sans rapport avec lusage quil en fait, ou il sengage dans une pratique qui a toujours été initiée par dautres. Sa pratique est celle de lappropriation qui arrive toujours trop tard. Il est à labri des risques. Il ne découvre pas, il est informé que tels livres sont essentiels, que telles révoltes ont été les plus radicales, que telles personnes sont des idéologues, quon doit rompre pour telles bonnes raisons... Où quil aille, quelquun est déjà passé par là. La théorie générale est son spectacle personnel. Mais il est tellement esclave de la théorie que plus elle le rend impuissant, plus il ressent le besoin de la poursuivre, espérant toujours que cet aperçu magique qui lui permettra finalement de comprendre ce quil doit faire et comment il peut le faire, va se produire au bout de la rue. Il a tant tourné dans ce cercle vicieux que sil tombe sur un terrain où personne ne la précédé, il suppose que cest parce que ce nétait pas assez important comme sil ny avait pas des millions de projets subversifs qui vaillent la peine, et dont la plupart nont même pas encore été conçus. Le rayonnement de la subversion passée engendre une étroite orthodoxie de facto à propos de ce quest la pratique cohérente.
Le derrièrisme est un problème organisationnel permanent de notre époque. Une personne localement autonome peut fort bien être derrièriste par rapport à lensemble du mouvement ou par rapport à ses théoriciens les plus clairvoyants. (En dernière analyse, le prolétariat est collectivement derrièriste en tant quil lutte nécessairement pour lautogestion de sa propre théorie.) Généralement parlant, la lecture pratique dun texte radical est caractérisée par une attitude critique apparemment quasi-impitoyable envers ce qui peut être piqué dans ce texte, mais qui ne prête aucune attention au mérite intrinsèque de ce qui ne peut pas lêtre. Tandis que le sentiment suivant: Cest formidable! Il y a un tas de choses là-dedans que je ne connais pas! Il faut que je me mette à lire tout cela!, annonce la colonisation naissante par la théorie.
Chaque révolutionnaire doit faire ses propres erreurs, mais il ne rime à rien de répéter celles qui ont déjà été faites et surmontées par dautres. Le problème est de constamment découvrir un équilibre entre lappropriation de certitudes et lexploration de nouveaux terrains. Il me semble que la conception est laspect dont peut le moins se dispenser le derrièriste qui tente de sortir de son cercle vicieux. Une fois quun projet est choisi et entamé, il est moins mystifiant de consulter un texte ou une personne parce que le point de contact est plus étroit et plus précis.
Il est important de distinguer le derrièriste, qui se trouve dans une position difficile à cause de son rapport aux autres révolutionnaires, de la masse de parasites-courtisans qui trouvent tout bonnement passionnant de sassocier avec des révolutionnaires, ou du moins de le faire savoir dans leur entourage. Le parasite-courtisan se figure quil est plus avancé que les masses parce que sa fréquentation plus ou moins accidentelle de révolutionnaires lui permet de savoir de quel côté tourne le vent. Il voudrait apprécier les actes radicaux des autres esthétiquement, comme de meilleurs spectacles que ceux dont on dispose ordinairement. Donc, même comme spectateur de la révolution, il ne voit pas tout le processus des contradictions et des irrégularités de cette révolution, mais seulement ses derniers résultats visibles. En ce sens, il est le spectateur non de la révolution, mais de sa récupération. Il peut bien voir des milliers de personnes dans les rues, mais il ne peut pas entendre les sujets de millions de conversations; si la révolution névolue pas de façon claire, linéaire et cumulative, il proclame alors quelle nexiste plus(4) (et les pires des parasites-courtisans à cet égard sont les révolutionnaires retraités). Le parasite-courtisan ne cherche pas à transformer le monde mais à parvenir à une réconciliation avec ceux qui veulent le transformer. Si sa complaisance est dérangée, il se plaint du mouvement révolutionnaire, exactement comme il se plaindrait dune marchandise défectueuse ou dun politicien qui laurait trahi, et il croit faire preuve dautonomie en menaçant de lui retirer son précieux vote de confiance. Le derrièriste sérieux nhésitera pas à se séparer de ses meilleurs camarades sil ne voit pas dautre moyen de développer son autonomie; tandis que le parasite-courtisan abandonne sans plus y penser toutes ses prétentions révolutionnaires sil se trouve dans un milieu où celles-ci ne sont pas à la mode.
Comment? vous demandez-vous. Cest un chapitre assez vaste, je ladmets. Et en sefforçant de récolter des matériaux pour le remplir, nous devons emprunter des chemins détournés et douteux, car cela dépend pour beaucoup de vous, de votre auditoire, de votre sujet, de votre matériau, de votre occasion, etc. Nous espérons cependant que les propositions expérimentales discutées et illustrées plus loin vous seront utiles et précieuses.Dale Carnegie, Comment développer la confiance
en soi et influencer les gens par le discours
Le héros dune fantaisie de la Renaissance découvre (sur la lune, je crois) la
demeure de toutes les choses perdues de lhistoire, toutes les choses qui
ont été égarées et jamais retrouvées. Imaginez que nous allions voir, regroupés sur
une énorme pile, tous les projets situationnistes perdus! Il est toutefois
probable que pour les retrouver nous devrions aussi aller sur la lune, car, ainsi que
Swift lobserve: Les pleurnicheries passionnées et les bons mots
minables sont transportés doucement, grâce à leur extrême légèreté (...) et (...)
les boursouflures et les bouffonneries qui sont par nature sublimes et de peu de poids,
montent plus haut que tout le reste.
Combien de fois avons-nous vu un projet prometteur, commencé avec enthousiasme, devenir ennuyeux et être alors abandonné? Combien de fois avons-nous vu un projet sélargir (et un bon projet a presque toujours tendance à sélargir) au point quil domine son créateur, au point que celui-ci est complètement enlisé dans limmensité de la tâche quil sest imposée et quil finit par refouler la totalité de son expérience, comme un militant du P.C., complètement vidé après les années trente? Combien ne reviendront jamais? Hélas!
Bien sûr, il est vrai que dans la plupart de ces cas nous navons probablement pas raté grand-chose: comment un théoricien pourrait-il mener à bien les tâches organisationnelles des masses sil ne peut organiser son propre travail en cours? Croit-on vraiment que lon puisse critiquer léconomie si lon na pas réalisé léconomie de sa critique?
Il nous faut établir la morphologie du projet unique. Par exemple: conception > commencement > élargissement > réorientation > élagage > attaque finale > réalisation > répercussions; ou peut-être même: avant-plaisir > orgasme > relaxation. Et il nous faut certainement cultiver l’art de l’interdépendance des projets. Malgré les hommages qui sont de temps en temps rendus en paroles à Fourier, combien de fois voyons-nous un révolutionnaire varier consciemment son activité, sélectionner deux ou trois genres de projets différents pour pouvoir passer de lun à lautre selon son humeur? Ou choisir un projet pour sa valeur éducative de telle manière que, comme certains musiciens, il découvre dans le même temps quil communique? Ou encore, rechercher soigneusement le ratio optimal de collaboration/rivalité avec ses camarades?
Nous ne pouvons intervenir parmi les travailleurs si nous ne savons pas comment intervenir dans notre propre travail. Les agitateurs doivent être agités. Préparez de nouveaux succès, si petits soient-ils, mais quotidiens.
(Oui nous pouvons prévoir quun capablisme va naître de la popularisation des techniques critiques (par exemple, on pourrait voir se répandre la capacité de rédiger un tract, en gros correct, à nimporte quelle occasion). Mais cette prolifération détruira à la base la monopolisation dune image situationniste par une infime minorité dindividus, ce qui dialectiquement provoquera le dépassement qualitatif de ce mauvais usage.)
* * *
Il est difficile de décider si lirrésolution rend lhomme plus malheureux que méprisable; de même sil y a toujours plus dinconvénient à prendre un mauvais parti, quà nen prendre aucun.La Bruyère, Les Caractères
Lalpha et loméga de la tactique révolutionnaire, cest la
décision. La décision est le grand clarificateur: cest elle qui permet toutes les
mises au point. Comme un rayon de soleil qui finit par percer un ciel couvert, la
proposition concrète dissout le brouillard de la spéculation. La méthode la plus simple
pour le dépistage des conneries est dobserver si les décisions dun
individu lentraînent à agir et si son action lentraîne à prendre des
décisions: Ah, je comprends, tu penses x : ce qui signifie que
tu vas faire y ? Panique! Euh... non... euh, je
voulais seulement dire que...
Examinons lenthousiasme de la conversion à une religion ou à une manie: cest le bref instant où est fait un choix conscient parmi différents modes de soumission au donné. On fait le grand pas et décide de servir le Christ, dadhérer à un club ou à un groupe politique. Pourtant lexcitation est imputée au contenu du choix.
La société marchande contient cette contradiction: elle doit susciter ces enthousiasmes passionnés, à la fois pour garantir le bon fonctionnement du marché idéologique, et pour maintenir la survie psychologique de ses consommateurs; mais elle joue avec le feu en agissant ainsi: une décision peut en entraîner une autre. La plupart des révolutionnaires conséquents peuvent remonter le cours de leur évolution jusquà un moment décisif où ils se sont déterminés ou, le plus souvent, sont tombés sur un acte mineur mais concret. Assez souvent, ils hésitaient, doutaient deux-mêmes, pensaient que ce quils faisaient était peut-être stupide, et en tous cas insignifiant. Mais rétrospectivement, on peut fréquemment sapercevoir que telle conversation, lettre, tract, ou nimporte, marquait un point de départ après cela, rien ne fut plus exactement pareil. En fait, lembarras et la maladresse sont presque le signe quun individu est en train de perdre sa virginité révolutionnaire. Dans la subversion, on peut partir de nimporte où. Mais le pouvoir subjectif de lacte est proportionnel au degré de subversion non pas seulement dune situation, mais aussi de la personne elle-même en tant que partie de cette situation. Une longue expérience a prouvé que le plus passionnant, et souvent même le plus essentiel, est de commencer par critiquer la branche sur laquelle on est assis. La pratique de la théorie commence chez soi.
* * *
En cas de doute faire entrer un homme, revolver en main.
Raymond Chandler
La décision est intervention, perturbation, délimitation. Elle a un caractère
arbitraire, aristocratique, dominateur. Cest la médiation nécessaire, le sujet
simposant en simposant à lui-même. La décision est la limitation
agressive: un acte est rendu possible par lélimination de tous les
autres actes possibles. Décider cest faire intervenir un élément limitatif arbitraire.
(Les mots décision et concision viennent tous deux du
latin: couper.)
Lélément limitatif peut même être accidentel. Il suffit simplement que la part de hasard soit calculée. Les expériences des surréalistes étaient généralement placées sous le signe dun abandon déclaré à lirrationnel et à limprévisible ce qui équivaut à admirer sa propre impuissance. En elle-même, laction du hasard est naturellement conservatrice et tend à tout ramener à lalternance dun nombre limité de variantes et à lhabitude. Le hasard nest pas évoqué ici pour lui-même, mais en tant quagent de contre-conditionnement. Lusage systématique du hasard est un raisonné dérèglement du comportement, selon le principe que le déconditionnement ne suit pas dautre chemin que le conditionnement lui-même. En général, un conditionnement dominé dévoile la face cachée du conditionnement dominant.
Nous vivons dans un brouillard si épais que nous le discernons à peine comme des poissons qui essayeraient dappréhender leau ; introduisons une routine de plus, une routine suffisamment arbitraire pour que nous puissions la distinguer et conséquemment la modifier tout comme un fumeur qui pour cesser de fumer décide de remplacer au début le tabac par des bonbons. Ayant découvert un fétiche, retournons-le contre lui-même. Brûler ou détourner les marchandises naurait aucun sens pour des gens quelles ne domineraient pas. Mais puisque nous sommes réellement ensorcelés par la marchandise spectacle, nous pouvons transformer le charme en contre-charme, le fétiche en talisman. Lanti-esthétique anti-manipulatrice du détournement na pas dautre fondement: moins une image est magique, moins elle possède dautorité pour manipuler lobservateur (dans le cas-limite, la communication tire exclusivement son pouvoir de sa propre vérité); plus une image est magique, plus lautorité déjà existante est utilisée pour dénoncer les conditions qui pouvaient rendre possible une telle manipulation. Il nous reste à ajouter que le détournement nest pas fait pour démystifier seulement les autres.
* * *
Rien néclaircit mieux une affaire que de lexposer à quelquun dautre.Sherlock Holmes
Le plus facile est de juger ce qui a du contenu et de la solidité; il est
déjà plus difficile de le saisir; mais plus difficile encore est de réunir les
deux et den faire la somme, comme le disait Georges Hegel, il y a quelque
temps, dans une autre préface à une autre Phénoménologie. Il est bien connu que le
simple fait de coucher une question sur le papier et dessayer dy répondre,
peut souvent aider à démêler un écheveau de confusions. (Par exemple:
Quels sont les obstacles que je rencontre actuellement dans ce projet?
Quelle est ma position par rapport à cette théorie? par rapport à cette
personne? Quel est le rôle de telle ou telle idéologie dans la
société prise dans son ensemble? Quels sont les choix qui
soffrent maintenant? Le secret réside en partie dans la clarification
intrinsèque résultant de la concentration sur une question précise(5),
et en partie dans la démystification subjective qui provient de lobjectivation du
problème: en exprimant (objectivant) les données, on effectue une
distanciation qui permet de mieux en venir aux prises avec le problème (en
admettant quil sagisse de quelque chose avec quoi on puisse en venir aux
prises). Ce processus dobjectivation est lélément essentiel de
lefficacité subjective réelle de toutes les religions, thérapies et autres
programmes de perfectionnement de soi (comme, par exemple, la confession à un
prêtre ou à un psychanalyste).
La pratique de la théorie se soucie moins des victoires les victoires sentretiennent delles-mêmes que des problèmes. Il sagit moins de trouver des solutions que de soulever les bonnes questions et de bien les poser. Elle recherche les liens, les recoupements, les choix qui font la différence. Le but de la subversion nest pas de confondre les choses mais de les clarifier et cest précisément ce qui plonge le spectacle dominant dans une telle confusion. Si la subversion semble étrangère cest seulement parce que ce monde est vraiment étranger. À linverse de la publicité, cet art qui dissimule lart, le détournement est lart qui révèle son propre art, qui explique comment il est venu là et pourquoi il ne peut y rester.
En formulant les véritables questions, nous forçons les polarisations les plus radicales, et plaçons ainsi le dialogue à un niveau plus élevé. Cest ce qui fait notre influence disproportionnée qui rend nos ennemis fous-furieux. Notre stratégie est une sorte de défaitisme révolutionnaire nous incitons à la rigueur et à la publicité, même si elles sappliquent en premier lieu contre nous. Notre méthode consiste à exposer nos propres méthodes; notre force vient de ce que nous savons comment faire compter nos erreurs.
Si le théoricien possède quelque influence, il lexerce précisément à provoquer le dépérissement de cet état de choses. Dans ce sens, il se détourne lui-même, il détourne sa propre position de facto. Il démocratise tout ce qui le sépare réellement des autres prolétaires (méthodes, connaissances spécialisées) et démystifie les séparations apparentes (ses réalisations sont les preuves non pas de ses capacités étonnantes, mais des capacités étonnantes du mouvement révolutionnaire de son époque). Il aimerait que ses théories semparent des masses, quelles fassent corps avec la propre théorie des masses. Mais, plus important encore, il tente de faire en sorte que même la défaite de ses théories contribue à la progression du mouvement qui les a éprouvées et trouvées insuffisantes. Même si sa théorie de la pratique sociale échoue, il désire que la manière dont il pratique la théorie socialement soit à la fois exemplaire en elle-même, et instructive par la façon dont elle expose au grand jour le cheminement de cette théorie.
Il est bon de dépasser, mais il est encore meilleur dinciter à son propre dépassement!
La pratique de la théorie étant la pratique de la clarté, tout individu qui se dit révolutionnaire devrait être capable de définir en quoi consiste son activité: ce quil a fait, ce quil est en train de faire, ce quil se propose de faire. Ceci est une base minimale absolue, sans laquelle toute discussion sur la théorie, la tactique, etc., nest quun verbiage inutile. Se dire révolutionnaire à moins est une insulte on ne devrait jamais avoir à deviner si quelquun déconne, quelles sont les chances quil accomplisse ce quil a vaguement promis quil ferait. La théorie est la véritable confession que le prolétariat se fait à lui-même en permanence, lincantation qui exorcise les faux problèmes afin de poser les vrais. Seulement, le prolétariat ne peut sexprimer lui-même que dans la lutte pour les moyens dexpression. Quelle que soit la diversité subjective de millions de misères distinctes et contradictoires, la solution est unitaire et objective parce que la diversité de la misère est maintenue par des moyens unitaires et objectifs. Pour le prolétariat, faire la somme de ses propres conditions est inséparable de régler ses comptes avec tout ce qui, et tous ceux qui, les maintiennent.
Et jai joué de bons tours à la folie.Rimbaud, Une saison en enfer
Le principal défaut de toutes les psychanalyses y compris celle de Reich
est de considérer la névrose, ou le caractère, comme un phénomène séparé, et donc
dadmettre implicitement (même en tant quidéal inaccessible) la possibilité
dun individu sain à lintérieur de la société actuelle. Mais
attaquer le caractère dans lisolement est une tentative vouée à léchec,
parce que le caractère ne fonctionne pas dans lisolement. Pour la plupart, si elles
sont dissoutes, les formations caractérielles ne font que se reconstituer sous une forme
légèrement différente; la seule alternative est la folie ou la mort. Le
caractère est la misérable défense du monde contre sa propre misère. Lexigence
de dissoudre les défenses caractérielles est lexigence de dissoudre les conditions
contre lesquelles nous avons besoin de défenses. Il ny a pas de psychanalyse
révolutionnaire, il y a seulement un usage révolutionnaire de la psychanalyse.
Il est communément admis depuis longtemps que lactivité politique nest bien souvent quune pauvre compensation à léchec personnel. Mais il est également vrai que notre activité personnelle dans son ensemble nest quune pauvre compensation à léchec révolutionnaire. Un refoulement renforce une répression. La fixation caractérologique tend à se reproduire sous forme de fixation idéologique, et vice versa. Un blocage personnel renforce un blocage théorique. Lidéologie est une défense contre la subjectivité, et le caractère une défense contre la pratique de la théorie.
Une personne qui tente de critiquer quelquun ou quelque chose quelle respectait auparavant, par exemple, ressentira souvent les résistances oedipiennes classiques, comme si elle était sur le point de tuer son père; doute de soi, culpabilité, hésitation, et elle finit par se dégonfler au dernier moment. Remarquez combien il est fréquent quune personne ayant fait une critique parfaitement juste, se sente obligée dy ajouter des excuses: Je suis désolé, je lai fait parce que jy étais obligé; maintenant je vais tâcher de rattraper cela en apportant une contribution positive.
détournement affectif: activité critique doublement-réfléchie subjectivement, cest-à-dire interaction consciente entre lactivité critique et le comportement affectif; orientation dun sentiment, dune passion, etc., vers son objet approprié, vers son expression réalisable optimale.
La notion de détournement affectif est indissolublement liée à la reconnaissance des effets subjectifs du travail du négatif, et à laffirmation dun comportement ludique-destructif, ce qui loppose en tous points aux positions classiques de la psychanalyse ou du mysticisme.
Au niveau le plus simple, le comportement affectif et lactivité critique peuvent être opposés lun à lautre, lun manipulé en renfort de lautre, sans quil y ait là aucune relation particulière, directe, entre eux (ou, du moins, pas une relation consciente). En raison de linterconnexion des refoulements et des répressions, lorsque le sujet brise une contrainte, une fixation ou un fétiche, les deux pôles de la mystification politique empirisme et utopisme sont affaiblis simultanément pour faire place à la saisie pratique des événements. Leffet de spectacle est rompu, dissolvant lapparence dimpuissance inéluctable ou, ce qui revient au même, la brume des multiples projets possibles qui ne seront jamais réalisés.
Reich notait que lorsque son analyse atteignait un point sensible, le patient pouvait faire remonter à la surface un matériel abondant jusquici refoulé en tant que piège, en tant que distraction superficielle, comme un “pot-de-vin” ou une offre de corruption de lanalyste. Jai découvert que lon peut arranger son auto-analyse de telle sorte que lon se gratifie soi-même de cette offre, sous la forme dune énergie et dune lucidité historique temporairement accrues. Le caractère lemportera; mais on peut le soumettre au chantage, le lui faire payer en le mettant au supplice.
Inversement, certaines brèves interventions subversives peuvent être entreprises dune façon un peu arbitraire ou volontariste, dans la simple intention de se tirer de lornière où lon sest enfoncé.
Dune manière plus directe, et donc plus complexe, le contenu dun affect peut être relié au contenu de lactivité critique, leur interaction se transformant alors dune entrave inconsciente en une alliance consciente.
Le détournement affectif ne prétend pas réaliser les passions, ni détruire définitivement les frustrations. Tandis que la sublimation substitue une réalisation sur un plan en échange dune non-réalisation sur un autre substitution caractérisée par le refoulement du désir originel le détournement affectif proclame ouvertement quà son origine il est désir frustré. Bien que son but soit de rendre coup pour coup à ce qui cause la frustration, il est par ailleurs distinct de tout syndrome de vengeance (fixation sur lobjet détesté qui élimine également le désir originel) par le fait que le sujet domine: lobjet particulier de lagression (sil y en a un) est considéré comme un pur moyen.
Cet amour perdu, ce rêve qui se termine trop tôt toutes les occasions manquées sont autant de faits qui demandent à être historiquement corrigés. Pour reprendre une définition qui a été appliquée au cubisme poétique, le détournement affectif est une dissociation et une nouvelle combinaison déléments, consciente et délibérée, la juxtaposition dun affect et du projet révolutionnaire allant jusquau point de dépassement de lun ou des deux éléments initiaux. Le dépassement peut être une simple négation un exorcisme des aspects défaitistes de laffect ou du projet ou il peut être une question plus positive denrichissement mutuel. Cest seulement à travers une perversion spectaculaire que le désir peut être vu comme une chose qui simplement arrive à quelquun, quil est la présentation unilatérale dun objet fixe à une personne, qui na plus quà attendre den avoir le désir. Lexpression concevoir un désir contient lidée que lindividu participe au développement de ses propres désirs. Chaque possibilité réalisée exige de lêtre encore plus. En donnant une compagnie historique à lancien désir, le détournement affectif en engendre un nouveau.
Rien nest plus prévisible que la récupération de nos techniques, sous forme de séances de rencontre, par exemple, ou de séances de happening, consacrées à la thérapie anti-caractérielle et placées dans une perspective radicale. (Ce serait une forme plus pure et moins diffuse de lidéologie qui se cherche actuellement dans les tentatives de thérapie radicale ou de culture alternative, idéologie qui explique lénorme popularité de Reich dont les travaux sont plus ou moins consciemment considérés comme comblant une lacune dans la recherche dun réformisme psycho-social viable.) Il suffit de dire que ce nest pas en nous changeant nous-mêmes que nous changerons le monde illusion qui trouve sa vérité dans lentreprise stalinienne de construction de la société socialiste par la construction de lhomme socialiste (selon la méthode procrustéenne). Celui qui déclare quun meilleur fonctionnement de son être est une victoire révolutionnaire ne fait rien que de la publicité pour le système. Le détournement affectif rompt avec la notion de guérison permanente. Ou bien le refoulement réapparaît comme exploitation ou comme symptôme modifiés ou bien il na jamais disparu: qui prétend à une libération fondamentale à lintérieur de la société marchande proclame sa propre compatibilité fondamentale avec la réification. Illusion de la permanence ou permanence de lillusion.
Toutes les techniques sont permises, et pas uniquement la psychanalyse: il faut seulement quelles partent dune compréhension démystifiée de la totalité et quelles contiennent leur propre critique. Le détournement affectif est une bataille continue et désabusée dans les conditions du double pouvoir permanent dans l’individu.
Les forces qui veulent nous supprimer doivent dabord nous comprendre et ce
faisant elles seffondrent. Linconscience même du spectacle le place déjà
jusquà un certain point à notre disposition: comme si brusquement nous
avions les villes à nous seuls, comme un enfant qui court parmi les ruines silencieuses
dune toile de Chirico. Lorsque vous détournez un film, une publicité, un immeuble,
une station de métro, vous démystifiez leur apparente inviolabilité; pour un
instant vous les dominez; ils ne sont plus que de simples objets, de la
technologie. Mais est-ce bien vrai? Navez-vous pas limpression de vous
sentir un peu comme chez vous parmi eux?
Mettre en avant limage dune lutte des classes qui nous présente comme séparés du spectacle, revient à démissionner devant lennemi sans nous y être mesurés, parce que cette image nous sépare de notre essence. Le spectacle nest pas seulement limage de notre aliénation, il est aussi la forme aliénée de nos aspirations réelles. Doù son emprise sur nous. Les fantaisies compensatoires tirent leur pouvoir de nos fantaisies réelles. Par conséquent, pas de puritanisme envers le spectacle. Il nest pas un simple fétiche; il est aussi un fétiche réel, cest-à-dire quil est réellement magique, il est réellement une usine à rêves, il exproprie réellement laventure humaine. La passion de Maldoror exprime parfaitement bien lattitude ambivalente à adopter envers le spectacle: lembrasser tendrement et sincèrement et pendant ce temps, dune caresse amoureuse et délicate, lui déchirer la poitrine.
Nous expérimentons encore dans lobscurité. Larme la plus puissante que la société possède est sa capacité de nous empêcher de découvrir les armes que nous avons déjà leur mode demploi. Nous devons pratiquer une analyse des résistances sur la société elle-même, en interprétant principalement non pas son contenu, mais ses résistances à linterprétation. Chaque action subversive est expérimentale, comme un geste denfant au jeu de colin-maillard. Cest en faisant lhistoire quon apprend à la comprendre; en jouant contre le système quon découvre ses faiblesses, là où il réagit. En dernière analyse, cest de cela dont il est vraiment question dans la dérive: est-ce tout à fait une coïncidence si la critique moderne de lurbanisme et du spectacle est née des recherches psychogéographiques des années cinquante? On apprend plus précisément comment le système opère en observant comment il opère sur ses ennemis les plus précis.
Le mouvement révolutionnaire est un laboratoire qui se fournit son propre matériel. Toutes les aliénations y réapparaissent en une forme concentrée. Ses échecs sont autant de filons qui recèlent les minerais les plus précieux. Sa première tâche est toujours dexposer sa propre misère, qui sera continuellement présente, que ce soit sous la forme de simples rechutes dans la misère dominante du vieux monde quil combat, ou sous celle de nouvelles misères créées par ses succès eux-mêmes. Voilà qui sera toujours le présupposé de toute critique. Lorsque le dialogue se sera armé, nous pourrons tenter notre chance sur le terrain du positif. Jusque-là, le succès dun groupe révolutionnaire est trivial, ou dangereux. Suivant en cela la production marchande, nous devons apprendre à forger des organisations dont soit prévue lobsolescence. La révolution perd toutes ses batailles, sauf la dernière. Notre but doit être déchouer clairement, chaque fois, à maintes et maintes reprises. Tout ce qui est fragmentaire a sa place au calme, sa place dans le spectacle. Mais la critique qui veut en finir avec le Grand Sommeil ne doit pouvoir trouver nulle part le repos.
Soyez cruels avec votre passé et ceux qui voudraient vous y retenir.
KEN KNABB
Mai 1974
[NOTES]
1. Lindividu fou découvre cette unité de la vie individuelle au prix de la non-intervention. Il se place lui-même hors de lhistoire, au-delà de toute possibilité de collaboration. Il faut mettre de la méthode dans notre folie.
2. notre: La Phénoménologie nest pas un livre que je vais faire paraître. Son développement est lune des tâches prolétariennes globales de la décennie à venir. Pour linstant, nous en sommes pour ainsi dire au point dessayer den esquisser la table des matières. Les prochaines livraisons (études en profondeur, études de cas, autres préfaces, critiques de celle-ci) seront faites par... qui ?
3. Mais, avant dêtre distribution des produits, elle est distribution: 1o) des instruments de production, et 2o) (ce qui est une autre détermination du même rapport) distribution des membres de la société entre les différents genres de production (subordination des individus à des rapports de production déterminés). La distribution des produits nest manifestement que le résultat de cette distribution, qui est incluse dans le procès de production lui-même et détermine la structure de la production (Marx, Introduction à la critique de léconomie politique).
4. Cest ridicule, en effet! Et que lhistoire est riche en choses aussi ridicules! Elles se répètent dans toutes les périodes critiques. Il ny a là rien détonnant! Sagit-il du passé, on voit tout dun oeil favorable, on reconnait la nécessité des changements et des révolutions qui ont eu lieu; pourtant, on soppose par tous les moyens à leur application à la situation présente. Par myopie et paresse, on fait du présent une exception à la règle (Feuerbach, Principes de la philosophie de lavenir).
5. La discussion de ces perspectives conduit à poser la question: Dans quelle mesure lI.S. est-elle un mouvement politique? (...) Le débat atteint une certaine confusion. Debord propose, pour dégager nettement lopinion de la Conférence, que chacun réponde par écrit à un questionnaire demandant sil estime quil y a des forces dans la société sur lesquelles lI.S. peut sappuyer? Quelles forces? Dans quelles conditions? (...) (La Quatrième Conférence de lI.S. à Londres (septembre 1960), in Internationale Situationniste no 5).
Version française de Double-Reflection. Traduit de
laméricain en 1974 par Joël Cornuault avec la collaboration de lauteur.
Reproduit dans Secrets Publics: Escarmouches
choisies de Ken Knabb (Éditions
Sulliver).
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[Le détournement affectif : une étude de cas]
[Remarques sur le style de Double-Réflexion]
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