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Marx et Makhno à la rencontre de McDonald’s
Par Loren Goldner 2005
À Paris, les travailleurs précaires qui sont sortis vaniqueurs de plusieurs grèves en ont perud d’autres avec les honneurs à cause des méthodes à la fois légales et illégales des syndicats et des ultra-syndicalistes.
Depuis plusieurs années, un réseau tournant de militants parisiens, composés d’employés immigrés, marginaux, sous-payés et sous-traités, développe diverses stratégies et méthodes visant à obtenir gain de cause dans les grèves organisées contre les grandes multinationales. Dans de telles situations, le syndicat auquel les grévistes ont adhéré les ignore ou les freine dans leur élan. Si ses méthodes bénéficient de certains aspects du Code du Travail français qui sont davantage favorables aux grévistes qu’en Amérique profonde, sa stratégie globale peut certainement s’appliquer à d’autres pays.
Ce groupe, connu sous le nom de « Collectif de Solidarité », a pris la forme d’un réseau à la suite de la hausse des luttes sociales qui ont suivi la grève nationale sur la réforme des retraites (1995). Il se compose de travailleurs précaires mais aussi de personnes en CDI, de personnes qui veulent lutter et qui ne peuvent envisager de le faire au sein d’une structure syndicale traditionnelle. Par expérience, les manifestants savent qu’il est impossible d’obtenir gain de cause dans les grèves initialement menées par des travailleurs marginaux salariés des grandes entreprises multinationales (et ce dans les pires conditions possibles) sans le soutien des militants des villes qui ne manifestent pas en tant que travailleurs. Cependant, ces travailleurs marginaux n’obtiennent que très rarement le soutien de travailleurs externes dont les effectifs ont été réduits. Des manifestants qui ne sont pas membres de groupes avant-gardistes participent également aux grèves. Ils viennent pêcher en eaux troubles dans l’espoir d’être recrutés. Cette stratégie ne ressemble en rien aux tentatives timides des « campagnes contre les multinationales » adoptées par des gens comme Ray Rogers qui encouragent les actionnaires à sympathiser poliment avec les employés. Au contraire, cette stratégie consiste à entreprendre des actions directes visant à fermer les commerces à travers un ensemble de méthodes plus ou moins légales (qui se situent dans une zone floue entre légalité et illégalité). Ce réseau emploie, dans la mesure du possible, des méthodes bien connues qui consistent à faire de la mauvaise publicité aux grandes enseignes commerciales.
La série de grèves actuelle a débuté en 2002 à la suite de la victoire des grévistes d’un restaurant McDonald’s au cœur de Paris où cinq employés avaient été arbitrairement accusés d’avoir volé dans la caisse enregistreuse puis licenciés. S’ensuivit une grève de 115 jours régulièrement soutenue par des actions organisées dans d’autres restaurants McDonald’s et fastfood parisiens. Au cours de cette grève, un organisateur employé par l’un de ces restaurants et membre du plus grand syndicat français, la CGT, apporta son soutien aux grévistes (eux-mêmes membres de la CGT) dans l’espoir de se faire de la publicité, contre l’indifférence et l’hostilité des autres syndicalistes.
Mais les actions menées par « Solidarité Collective » étaient indispensables pour maintenir les piquets de grève, repousser les clients et leur expliquer les raisons de la grève mais aussi, parfois, pour fermer les autres restaurants McDonald’s à Paris. Au bout de 4 mois, la direction de MacDonald’s a cédé, réembauché les employés licenciés et concédé d’autres demandes.
Puis, le groupe s’est concentré sur une lutte qui demeure à ce jour sa plus grande victoire : la grève de 10 mois menée par les femmes de chambre africaines immigrées employées par ACCOR, la troisième plus grande chaîne d’hôtels internationale.
... Ces femmes d’origine sénégalaise ou malienne étaient pour la plupart illéttrées, parlaient très peu ou pas du tout le français, n’avaient jamais été informées de leurs droits comme stipulés dans le Code du Travail et étaient assujetties à des salaires à la pièce crevants basés sur le nombre de chambres nettoyées. Par ailleurs, leur travail était sous-traité à une entreprise de nettoyage, Arcade, qui leur imposait un emploi du temps arbitraire établi sur la quantité de travail disponible de semaine en semaine. La plupart d’entre elles souffraient de mauvaises conditions physiques apparues au bout de deux ans qui n’ont jamais été considérées comme des accidents de travail. Elles avaient également rejoint un petit syndicat indépendant, SUD (Solidarité-Unité-Démocratie) qui a rapidement renoncé à la grève.
En dépit de ces obstacles, Solidarité Collective est parvenue à maintenir la grève grâce à des méthodes qui dérangent : dans les hall de réception en distribuant des tracts deux fois par semaine, en expliquant la grève à la clientèle et en mettant la pression sur les autres employés de l’hôtel de façon à ce qu’ils rejoignent le mouvement. Ce type de manifestations tape-à?l’œil ont mis les directions d’ACCOR et d’Arcade sur la défensive. Leur objectif principal (qu’ils ont atteint) consistait à perturber le fonctionnement sans heurts des hôtels et d’exposer au public les conditions de travail scandaleuses des femmes de chambre. Comme pour la grève des restaurants McDonald’s, Solidarité Collective prenait des décisions efficaces qui aidaient parfois à maintenir le piquet de grève lorsque les grévistes eux?mêmes étaient démoralisés et prêts à laisser tomber. Ils veillaient cependant à ne pas se substituer aux grévistes. Des galas de bienfaisance ont permis de sensibiliser les gens à la grève mais aussi de récolter des fonds. Au bout de 10 mois, la direction céda à nouveau, essentiellement sur la question des salaires à la pièce pour lesquels la pression était retombée. Des compromis supplémentaires ont été faits, comme la mise en place d’un emploi du temps permanent, la réembauche des grévistes licenciés et le versement de 35 % des salaires pour les heures non-payées. Les grévistes n’ont fait qu’un seul compromis : ils ont accepté de rester discrets sur le nouveau contrat pour éviter qu’il ne serve de ligne directive dans d’autres situations. Cela n’a cependant pas empêché les milieux militants d’avoir vent des termes de l’accord. Au contraire, ACCOR a pu jouer sur la confidentialité de l’accord pour le rendre aussi difficile à appliquer que possible, laissant son exécution entre les mains douteuses du syndicat même (SUD) qui avait choisi de participer à la grève qu’une fois qu’elle fut terminée pour finalement revendiquer sa victoire alors qu’elle n’y avait quasiment pas participé.
Cette grève ouvrit à son tour la voie à une hausse de la participation à la nouvelle grève dans les restaurants McDonald’s de Paris. Dès que la direction jugea qu’elle n’avait plus rien à craindre, elle entreprit de licencier et de harceler les employés qui avaient pris part au premier mouvement de grève. Par conséquent, la lutte repris de plus belle dès le début du mois de mars 2003.
Voici la description des quelques jours de travail que j’ai effectués aux côtés de Solidarité Collective début mars 2003. J’ai tenté d’expliquer la culture de l’ « action directe » qui demeure au centre de leur approche et à laquelle j’ai participé durant plusieurs mois.
Suite à cette manifestation traditionnelle soutenue par près de 300 000 personnes à Paris en ce premier mai peu glorieux, Solidarité Collective a pu réunir 100 personnes lors de son action directe contre Frog, une chaîne de quatre restaurants britanniques à Paris, où 28 membres du personnel de cuisine Tamils (sri lankais) avaient entamé une grève depuis la mi avril. Ces manifestants ont envahi le restaurant, menacé le directeur et tenté de persuader la clientèle de quitter les lieux.
Le 3 mai, 30 à 40 membres de Solidarité Collective ont tenu une réunion dans un restaurant McDonald’s du quartier Strasbourg St-Denis (centre de Paris) dont ils avaient occupé les lieux. Nous avons ensuite défilé jusqu’au restaurant Frog le plus proche à 10 minutes de marche. La grève des employés Tamil avait débuté en réaction au licenciement d’un assistant manager Tamil, mais ce point a rapidement été éclipsé par les revendications liées aux conditions de travail et d’hygiène déplorables ainsi qu’aux nombreuses violations du Code du Travail : le directeur accordait des congés aux employés à sa convenance ; les lave-vaisselle fonctionnaient obligatoirement à l’eau froide ; les heures supplémentaires n’étaient pas rémunérées ; les employés qui finissaient à une heure du matin devaient reprendre le travail dès 8 heures (alors que la loi stipule que les périodes de travail doivent obligatoirement être séparées de 11 heures au moins). Le directeur de ce restaurant Frog avait par ailleurs confié à l’un des employés Tamil : « Je suis satisfait de votre travail. Un européen ne tiendrait même pas une heure ».
Les manifestants étaient d’autant plus heureux de participer à cette grève que la grande majorité de la clientèle de ce restaurant Frog se composait de jeunes cadres arrogants, majoritairement britanniques, à l’instar du directeur cité ci-dessus qui devint apopleptique. Au cours de cette deuxième intervention, Soldarité Collective n’y est pas allée par quatre chemins. Une « culture de la grève » typiquement française que l’on peut difficilement adapter à la situation américaine s’est mise en place : les manifestants ont investi le restaurant et un porte-parole a immédiatement brandi son porte-voix et s’est mis à hurler dedans. En l’espace de quelques minutes, la porte principale a été barrée puis recouverte par du scotch de 4,5 mètres de long affichant les slogans de la grève en 10 langues ainsi qu’un prospectus détaillé en français et en anglais.
Ensuite, les officiers de police sont arrivés et un étrange spectacle a débuté (on ne peut qu’imaginer la réaction du NYPD ou de la police de San Francisco dans une situation similaire). Ils ont pris les grévistes et les sympathisants avec des pincettes (on a présupposé qu’ils suivaient tout simplement les ordres donnés par le gouvernement chiraquien de droite dont l’objectif était d’éviter toute mauvaise publicité au moment où il se préparait à lancer une attaque contre les employés du secteur public), leur expliquant calmement les termes de l’ordonnance restrictive qui avait été placée contre eux et notamment ce qu’ils étaient autorisés à faire ou non durant les piquets de grève. Nous pouvions barrer l’entrée par la porte principale mais il nous était impossible de pénétrer à l’intérieur pour persuader les clients de quitter les lieux et ainsi de suite. De temps à autres, l’un des grévistes allumait son porte?voix et imitait le son des sirènes de police, ce qui rendait l’atmosphère encore plus chaotique.
Ensuite, nous nous sommes dirigés vers un autre restaurant McDonald’s lui aussi en grève. Il était bondé au moment où nous sommes arrivés mais nous avons pu le fermer au bout de cinq minutes an adoptant les mêmes méthodes. Nous détournions la clientèle à l’entrée en leur expliquant que le restaurant était fermé et 90 % d’entre eux ont quitté les lieux sur le champ. Il était particulièrement étonnant de voir tous ces jeunes « hip hoppers » porter un tel intérêt à la grève.
Le même jour, à 18h30, un second plan d’action a été mené dans un autre restaurant Frog dans une petite ruelle des quartiers riches de St-Germain des Près. Même avec tous les conflits qui sont apparus par la suite entre les grévistes et la CNT (Confédération Nationale du Travail), l’union syndicaliste anarchiste qu’ils avaient rejoints, il était intéressant, au début, d’observer les piquets de grève tamil dans les coins de rue avec leurs bannières rouges et noires et ces bannières de la CNT qui symbolisaient le véritable internationalisme. La plupart des tamils parlaient à peine le français et parfois, il était difficile de comprendre (grâce au seul interprète dont ils disposaient) ce qu’ils pensaient de toutes ces factions politiques qui s’agitaient autour d’eux, sans parler de leurs propres factions politiques qui se sont formées par la suite (voir ci-après). Malgré tout, en tant que membres de la CNT, ils étaient protégés par toutes sortes de lois du travail qui n’existent pas ou qui sont lettre-morte aux États-Unis : ils ne pouvaient pas se faire licencier à cause des grèves, ils ne pouvaient pas être remplacés de façon permanente par des briseurs de grève (mais pouvaient être remplacés par des intérimaires durant la grève) et s’ils revenaient travailler, ils étaient protégés par leur CDI. Néanmoins, le soutien du public était happé par la surestimation généralisée de l’efficacité de ces lois et la sous-estimation de la nécessité d’entreprendre des actions directes pour faire pencher l’équilibre des forces.
Les lieux où se tenaient les manifestations ne constituaient pas ce que l’on pourrait appeler un « décor prolétaire », au contraire la plupart des passants se composaient de touristes étrangers et de bourgeois français. Solidarité Collective a pu convaincre un grand nombre de ne pas s’opposer au piquet de grève et certains d’entre nous leur expliquions les raisons de la grève en anglais, en français, en allemand et en espagnol. Nous avons récolté de l’argent dans une vieille boîte à chaussures et même gagné près de 30 euros en 2h. Il s’agit d’un formidable cours de sociologie intensif, observer les personnes qui réagissent et celles qui ne réagissent pas. De même, il est intéressant de remarquer que les personnes manifestement indifférentes ou hostiles à la grève se montraient polies. Je m’imaginais ces mêmes personnes aux États-Unis insistant qu’elles mangeraient « là où bon leur semble ». Cela étant dit, je me dois d’insister sur le fait que l’atmosphère spécifique qui a précédé les conflits imminents liés aux pensions du secteur public en mai-juin 2003 a fortement favorisé la sympathie des passants et des clients potentiels à l’égard des grévistes.
Solidarité Collective a développé ces méthodes au cours des 5 ou 6 grèves organisées par les travailleurs immigrés et les jeunes travailleurs français les plus exploités de la région parisienne. Elles ont été efficaces la plupart du temps. Ce collectif est composé d’un vaste réseau de militants parisiens qui comprennent la nécessité de ne pas s’en tenir à l’organisation des grèves sur le lieu de travail : les éléments décisifs permettant de s’assurer la victoire d’une grève sont la présence de 30 à 40 personnes à l’extérieur du lieu de travail qui donnent, ou tentent de donner, aux grévistes le courage dont ils ont besoin pour mener une grève qui dérape, notamment en luttant contre l’isolement. De même, ces méthodes n’ont rien de « léniniste » dans la mesure où elles ne cherchent pas à recruter des personnes au sein d’une organisation. Ce collectif vise à confier aux grévistes la responsabilité de leurs propres combats comme aucun syndicat ni parti gauchiste traditionnel ne pourrait le faire. Son seul but est d’obtenir gain de cause et d’élargir le réseau de piquets de grève disponibles en préparation pour le prochain combat.
Quelles réserves peut-on émettre sur ce genre de méthodes changeantes employées par le groupe de grévistes? Ils ne permettent certes pas de résoudre tous les problèmes et le collectif reconnaît lui?même que leur capacité à détourner les clients de l’entrée du restaurant n’a fait que fragiliser les locaux qu’ils ont occupés avec succès. Le collectif est le premier à admettre qu’un bien plus grand nombre de personnes serait nécessaire pour empêcher une usine de fermer ou pour paralyser une machine militaire.
Les méthodes utilisées rappellent néanmoins, à moindre échelle, la grève contre la société américaine Auto-Lite à Toronto (1934) dans laquelle des membres de l’ancienne main?d’oeuvre précaire ont transformé les quelques grèves perdues par les travailleurs les plus opprimés (les immigrants) en une grève qui a gravement nuit à la direction, à la fois en terme de budget et de réputation. Ils manifestent, du moins en partie, contre l’énorme succès que remportent les directions qui anéantissent la résistance au « point de production » grâce à une rotation fréquente du personnel étudiant, etc. Cela chamboule tous les succès remportés par les directions au cours de ces 20 dernières années. Les directions avaient pour objectif de créer une main d’œuvre précaire, temporaire et constamment recyclable qui ne serait pas présente suffisamment longtemps pour se syndicaliser. Voilà maintenant que cette même main d’œuvre se présente « à l’extérieur » du lieu de travail pour fermer les commerces et faire respecter les conditions de travail de ses membres. Les grévistes d’aujourd’hui dresseront des piquets de grève sur d’autres sites demain, etc. Le recyclage porte préjudice aux deux parties d’une part à cause des licenciements et d’autre part parce qu’il libère des groupes de travailleurs des chaînes « corporatistes » qui les lient à leurs carrières. Il les transforme également en piquets de grève « ambulants » qui soutiennent bien évidemment les travailleurs « ambulants ». Par ailleurs, Solidarité Collective résout le problème de l’indifférence ou d’obstruction des syndicats. Elle se sert, lorsque cela est possible, de ces derniers pour obtenir une protection juridique mais les évite lorsqu’ils ignorent la grève, ou pire, lorsqu’ils contribuent à faire obstruction à la grève à des fins personnelles. Elle propose aux syndicats de participer ou de se taire et si, comme dans la plupart des cas, elles préfèrent se taire, elle emploie à la fois des méthodes légales et illégales que les syndicats (du moins aux États-Unis) n’oseraient jamais employer. Elle évite également les stratégies de « Labor Notes » (union activiste qui prône des stratégies agressives) qui consistent à s’insinuer dans les bonnes grâces des bureaucrates gauchistes ou même de devenir des bureaucrates gauchistes. Le collectif prend l’initiative et n’attend pas que les syndicats fassent le premier pas. Si une chose pareille se produisait aux États-Unis, un syndicat traditionnel se présenterait, mettrait en place son propre piquet de grève, expliquerait à toutes les personnes non concernées que cela ne les regarde pas et ferait respecter une quelconque injonction prononcée par le juge. Enfin, contrairement aux diverses autres « organisations de front » instaurées par le passé, Solidarité Collective n’est PAS un groupe avant?gardiste à la recherche de nouveaux membres dans ces eaux troubles. Ils font eux?mêmes partie de ce marché de la main d’œuvre recyclée.
Depuis mai 2003, la grève menée par les employés des restaurants Frog s’est peu à peu transformée en vaste grève du secteur public. Elle a débuté en mars et s’est achevée fin juin. Durant des semaines entières, Paris a accueilli des manifestations de masse (essentiellement restées sous contrôle) les unes à la suite des autres. Les problèmes principaux (qui ne peuvent être résolus que de la façon la plus sommaire qui soit) concernaient les tentatives (fructueuses) du gouvernement qui visaient à repousser la durée de travail à 37 ans (c’était déjà le cas pour les employés du secteur privé) pour pouvoir bénéficier d’une pension de retraite intégrale ; mais aussi d’attaquer le corps enseignant avec une série de réformes de l’Éducation nationale relatives aux nombreux licenciements du personnel non enseignant et le réaménagement des programmes scolaires pour qu’ils soient en accord avec la demande sur le marché « local ».
Les grévistes des restaurants Frog, dont la plupart sont des cuisiniers, ont eu la bonne idée de vendre des boissons et des sandwich aux manifestants en se positionnant à des endroits stratégiques sur le défilé. En plus de cela, lors de chaque manifestation, Solidarité Collective faisait de la publicité agressive en faveur de la grève et récoltait des fonds. Cette méthode leur a permis d’engranger des bénéfices fortement nécessaires et notamment de donner à cette grève contre les patrons négriers une ampleur que l’on n’aurait pas pu prévoir au début.
Malgré tout, il faut souligner que la série de manifestations et de rassemblements de masse ainsi que les conflits occasionnels avec les forces de police ont complètement éclipsé les points forts de Solidarité Collective. Cela a mené à une situation dans laquelle les groupes de gauche traditionnels, et notamment Lutte Ouvrière, ont réussi a reprendre le dessus et à manipuler les rassemblements massifs. En dépit des nombreuses manifestations de base menées de façon indépendante, les syndicats et les groupes de gauche ont finalement réussi à provoquer la démobilisation des manifestants.
Toutefois, bien avant que les mouvements de masse n’aient cessé, plusieurs facteurs ont pesé lourd sur la grève des restaurants Frog et, contrairement aux succès initiaux remportés lors de la grève contre les restaurants McDonald’s et des femmes de chambres africaines contre ACCOR et Arcade, ont en fin de compte mené à leur défaite. La direction en a toutefois fait les frais sur plusieurs fronts.
La première tournure des événements qui leur a été défavorable impliquait une crise interne à la CNT qui a directement ébranlé la grève des restaurants Frog. Mis à part les membres du syndicat, on en sait relativement peu sur cette crise interne qui a largement transformé cette grève en un match de football entre les différents « mini-bureaucrates » de la CNT. Toutefois, son point culminant fut le remplacement (non officiel) du directeur du département « restauration » de la CNT. Au lieu d’ignorer la grève (comme l’avait fait la CGT, sauf dans le cas des restaurants McDonald’s) ou de lui tourner le dos puis revendiquer la victoire une fois remportée (comme l’avait fait SUD lors de la grève des femmes de chambre africaines), les membres de la CNT évitaient, du moins au début, d’impliquer les grévistes et s’étaient présentés comme des professionnels qui parviendraient à saboter la direction des restaurants Frog en seulement quelques semaines. (2) Les conséquences de cette méthode, une fois que l’on a révélé ce en quoi elle consistait réellement, ont convaincu les grévistes de considérer Solidarité Collective comme leur unique allié fiable tandis que la CNT ne les traitait comme rien de plus qu’une association rivale, en projetant leur propre mentalité manipulatrice sur les intentions du collectif. Durant les derniers mois de la grève, seuls quelques militants de la CNT ont continué à soutenir sérieusement les grévistes et Solidarité Collective.
Une autre découverte choquante a été faite durant l’été : 7 des grévistes étaient membres du groupe nationaliste Tamil Tigers. L’un des deux directeurs des restaurants Frog avait réussi à contacter les Tigers, qui représentent une sorte de gouvernement parallèle pour les 15 000 Tamils vivant en région parisienne, un peu comme les groupes islamistes extrémistes d’Afrique du Nord qui tentent désespérément de s’imposer parmi la population nord-africaine en France. C’est grâce à une sorte d’accord ou de pot-de-vin que les Tamil Tigers ont non seulement pu extraire leurs membres de la grève mais aussi menacer l’un des grévistes qui refusait d’abandonner.
Dans le courant de l’été, la grève du secteur public et celle des enseignants ont subi une défaite écrasante, malgré les actions continues menées par les intermittents du spectacle (3) qui se sont prolongées de façon sporadique jusqu’à l’automne.
Néanmoins, l’action des 7 grévistes de Solidarité Collective restants commençait à faire effet, notamment dans le plus grand restaurant Frog situé à Bercy qui, en soutien à la grève, était de moins en moins fréquenté. Cette situation a persisté jusqu’en automne.
Par conséquent, malgré la chute de la CNT et de l’intervention des Tamil Tigers, les directeurs des restaurants Frog étaient prêts à trouver un accord. Finalement, en octobre 2003, les quelques grévistes restants se sont vus accepter la somme de 5000 euros versés en une fois à chacun d’entre eux en échange de leur licenciement (qui leur permettrait de toucher les indemnités de chômage).
En résumé, cet article a pour objectif de faire connaître ces méthodes et les succès remportés grâce à elles par les militants étrangers. Il ne doit en aucun cas être considéré comme du triomphalisme. Comme indiqué précédemment, les membres du collectif ont pleinement conscience de ce qu’ils peuvent et ne peuvent pas entreprendre en étant si peu nombreux. Ils connaissent également les points faibles des employeurs contre lesquels ils sont sortis gagnants. Plus tard, à la suite de ces manifestations, la direction a repris l’offensive. Au bout d’un an à peine après leur défaite, MacDonald’s a tenté de faire à nouveau pression et a organisé une deuxième longue grève ; la chaîne d’hôtels ACCOR menace les femmes de chambres grévistes et licencie les militantes les plus ferventes ; une nouvelle campagne menée par le collectif est en train de se mettre en place. D’autres groupes de gauche qui prônent la défense du status quo ont eu l’affront d’accuser le collectif de manipuler les grévistes alors qu’il a toujours refusé de se substituer à ces derniers.
Si l’on veut adapter ces méthodes aux États-Unis, il faut considérer les situations bien plus rudes auxquelles ils doivent faire face au quotidien. Mais je ne connais aucune autre méthode efficace pour contrer l’offensive de ces employeurs, en place depuis plus de trois décennies. Elles n’ont cependant jamais rencontré le même succès que Solidarité Collective dont les victoires sont certes minimes mais impressionnantes.
Notes de bas de page:
1) Je souhaiterais remercier Nicole The et G.Sariano qui m’ont soutenu lors des longs débats qui se sont tenus en 2003 et sans lesquels il aurait été impossible de rédiger cet article. Ce dernier a bénéficié de l’oeil attentif et critique de Nicole The. Voir aussi note no 2 ci-dessous.
2) Pour les lecteurs francophones, l’article de G.Sariano « L’expérience des collectifs de solidarité parisiens : une nouvelles étape » extrait de La Question Sociale (no 1, 2004) propose une analyse approfondie de la grève des restaurants Frog et des machinations de la CNT. Vous pouvez vous procurer cet article à l’adresse suivante : laquestionsociale@hotmail.com.
3) Les intermittents du spectacle sont des artistes travaillant dans les domaines de l’art et des médias qui, jusqu’en 2003, touchaient des indemnités de chômage minimales entre deux emplois. Les attaques du gouvernement contre les pensions de retraite dans le secteur public et les enseignants ont également permis d’éliminer ce programme. Toutefois, les intermittents ont continué à lutter pendant les quelques mois qui ont suivi l’arrêt des autres grèves. Pour une analyse approfondie des mouvements de grèves de 2003, voir la brochure Échanges et Mouvement extraite de « Pour une compréhension critique du mouvement de grève de printemps 2003 » (septembre 2004). BP 241, 75866 Paris, Cedex 18, France.
Vous pouvez retrouver ce document sur le Site Web Break Their Haughty Power
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