B U R E A U   O F   P U B L I C   S E C R E T S


 

Fin de la Science

(extrait)

 

Il n’y a pas eu de “miracle grec” : la véritable nature de l’Unité de la sagesse des premiers philosophes grecs s’explique par son contenu socio-historique. La base fondamentale de l’émancipation pratique et spirituelle ultérieure à la mythologie homérique réside essentiellement, au VIe siècle av. J.C., d’une part dans le développement, au milieu d’une activité domestique, de l’artisanat et du commerce à l’instigation du marchand et technicien Solon, et d’autre part dans la lente formation de la démocratie athénienne aux dépens des Eupatrides, la caste des propriétaires terriens. Le fait qu’à cette époque la technique ne se différencie pas encore nettement de l’art de vivre de la nouvelle caste des artisans, s’exprime dans l’Unité d’un savoir “naturaliste” directement dérivé de l’activité technique sur la nature (technè). Si la philosophie présocratique éprouve la nécessité de se référer à un Principe Initial, celui-ci reste inhérent à la physis même. Cependant, l’industrialisation de l’artisanat, l’extension et l’institution de l’esclavage entraînent aux Ve et IVe siècles une division sociale du travail plus nette et une accentuation correspondante de la séparation dans l’acte de connaissance. Xénophon note que dans les villes “on en vient souvent à une grande spécialisation”. Et, sans être opposé à l’accumulation de richesses, il écrit : “Ce que l’on appelle les arts mécaniques porte un stigmate social et est à juste titre méprisé dans nos cités. Car ces arts endommagent le corps de ceux qui y travaillent ou qui les dirigent, en les obligeant à une vie sédentaire et confinée, et dans certains cas à passer des journées entières devant le feu. Cette dégénérescence physique entraîne aussi une détérioration de l’esprit.” (Économique.) En fait cette atrophie de l’esprit, qui était encore foncièrement naïf chez les physiologoi, apparaît pleinement chez Platon, l’ancêtre de la métaphysique au sens fort du mot. Dans Phédon, Socrate expose les mérites de la logique discursive qui aborde “chaque chose, autant que possible, avec la pensée seule”. Ce développement de la raison pure rejetant dans l’impureté le “corps tout entier”, qui caractérise la naissance de la pensée séparée individualiste, est indissociable de l’idéal démocratique d’une société à composante mercantile éclatée en familles indépendantes. Même si la démocratie athénienne concerne officiellement les seuls citoyens, la désintégration socio-spirituelle que son principe égalitariste suscite est perceptible, au siècle de Périclès, dans le relâchement au coeur même des rapports entre citoyens et esclaves. “À Athènes, dit Xénophon, on accorde aux esclaves une licence incroyable.” Le même historien va jusqu’à mentionner l’apparition locale d’une forme de rémunération tendant vers le salariat, certains esclaves recevant, avec le strict nécessaire à leur subsistance, un surplus en monnaie. La fausse conscience morale-rationaliste de la cité athénienne qui, tout en ayant besoin d’une classe servile, n’est plus tout à fait pénétrée de sa nécessité, est également discernable dans les efforts philosophiques de Platon et d’Aristote pour justifier discursivement l’esclavage : en se voyant contraint de démontrer que les esclaves sont tels “par nature”, Aristote prend simplement le contrepied moral de ceux de ses contemporains qui “prétendent que c’est la loi seule qui le veut”. Par ailleurs, Platon, dans La République, fait remarquer que la loi ne se préoccupe pas d’assurer le bonheur exceptionnel à une classe mais “s’efforce de réaliser le bonheur de la cité tout entière, en unissant les citoyens par la persuasion et la contrainte” impersonnelle de l’État. On comprend donc le processus socio-historique de désagrégation du pouvoir royal indiscuté et du mythe qui fait que, si les philosophes anciens s’intègrent largement dans la vie collective de l’hellénisme, “après Socrate il se forme des sectes. Peu à peu la philosophie lâche les rênes à la science.” (Nietzsche.) Pourtant, interpréter rétrospectivement la philosophie présocratique à partir d’un unitarisme idyllique serait une erreur ; erreur que Nietzsche lui-même, dans La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, ne semble pas toujours éviter. En effet, Socrate et ses disciples n’ont fait que traduire clairement l’état avancé de séparation entre l’esprit et les sens, Apollon et Dionysos, séparation embryonnaire chez Héracite pour qui déjà “les yeux et les oreilles sont de mauvais témoins si l’esprit ne peut pas interpréter ce qu’ils disent”. Mais le mensonge qui donne au vulgaire l’illusion de la durée et de l’immobilité n’est pas dans les sens. Le mensonge est seulement dans l’emploi social de leurs témoignages. Du reste, Héraclite lui-même, sans doute conscient de l’originalité et de la difficulté de son système, observe : “Parmi tous ceux dont j’ai entendu les paroles, pas un seul ne parvient à comprendre que la sagesse est une chose différente des autres.” À l’époque des premiers penseurs grecs les dieux commencent à se réfugier définitivement hors du monde pour permettre aux hommes de mieux discerner toutes choses.

JEAN-LOUIS MOINET


Première thèse du livre Fin de la Science (Paris, 1974). Du même auteur : Genèse et unification du spectacle (Champ Libre, 1977).

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[Traduction anglaise de ce texte]

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