B U R E A U   O F   P U B L I C   S E C R E T S


 

Le San Francisco de Kenneth Rexroth

(1965-1975)

 

San Francisco et ses quartiers de distraction
Bob Dylan
La stratégie de la paix
Contemplation et civilisation
Les disques de poésie
La révolution culturelle internationale
Qu’est-ce qui est immoral?
Le Tintoret
Les mouvements radicaux sur la défensive*
Architecture et religion
Souvenirs de bohème à San Francisco
Un mot sur la période beat

Haight-Ashbury et les années soixante*
La fin d’un âge d’or*

 



San Francisco et ses quartiers de distraction


Nous avons commencé la nouvelle année sans fracas ni gémissement, mais dans un soupir de complète satisfaction. Nous avons réveillonné à “La Strada”, où nous n’étions pas allés depuis un an ou presque.

Rien n’a changé dans ce merveilleux restaurant où l’on sert une grande cuisine italienne comme en peu d’endroits aux États-Unis ou, du reste, en Italie. Son patron, Nino Brambilla, est l’hôte le plus hospitalier qui soit.

Cela faisait longtemps aussi que nous ne nous étions pas promenés dans Broadway, ni assis à la terrasse de “Chez Enrico”. Quel choc! Est-ce cela que nous voulons pour San Francisco? Parmi tous ces groupes de ringards éméchés et titubants, la vue d’un bon vieux beatnik paraissait un soulagement. Malheureusement, à y regarder de plus près, la plupart de ceux qui se trouvaient là s’avéraient manifestement n’être que des voyous.

Est-il vrai que les quartiers de distraction de San Francisco sont en passe d’être contrôlés par la Maffia? En tous cas, n’importe quel observateur expérimenté de la vie nocturne, après avoir fait le tour de nos cabarets, en arriverait à la conclusion que cette ville est tombée entre les mains de l’Organisation.

C’est à North Beach que les meilleures et les plus anciennes des traditions san franciscaines se perpétuent. Comme elles paraissent étranges, ces survivances au milieu de tout ce qui a poussé autour! En plein désordre, au milieu de la fausseté, un endroit comme “La Strada” semble aussi incongru qu’un grand restaurant de Vérone qui aurait été placé sur orbite et aurait atterri dans le Quartier français de la Nouvelle-Orléans, ou quelque autre lieu artificiel de ce genre.

“Chez Enrico”, “La Strada”, le “Committee”, le “Jazz Workshop”, “Cho Cho”, ces endroits d’implantation récente n’en sont pas moins d’authentiques fleurons de nos traditions; et North Beach restait jusqu’à dernièrement l’un des Quartiers latins, l’un des lieux de bohème, les plus merveilleux au monde.

À quoi ressemblent les nouvelles boîtes? Elles sont comme tous ces lieux tenus par tous ces gens qui depuis longtemps ont détruit Greenwich Village, le nord de Chicago ou le Quartier français de la Nouvelle-Orléans. San Francisco peut-il tolérer le développement d’une zone de taudis nocturnes?

Après avoir atteint un point de rendement décroissant, le quartier du port tente de se réformer courageusement. Rien ne se déprécie aussi facilement que l’argent facile. Le vieux North Beach qui, bon an mal an, résiste encore, constituait notre plus belle communauté naturelle, dorée d’une intense vie collective.

C’est ce qui en faisait une attraction touristique. Les touristes qui en tombaient amoureux, décidaient de s’installer et, parce qu’ils étaient gens à aimer cette forme d’existence, ils contribuaient à perpétuer San Francisco.

À moins que le vieux North Beach ne parvienne à se réformer et à recréer sa vie de quartier, l’arrondissement tout entier ira à vau-l’eau. Les boîtes finiront par fermer leurs portes: l’argent facile fond comme neige au soleil. Il arrivera ce qui arriva à Chicago: il n’y aura plus qu’à livrer aux programmes de rénovation urbaine ce qui avait été notre petit Las Vegas.

(13 janvier 1965)

 


 

Bob Dylan


Dans le journalisme, il n’est pas de mise de commenter ce qu’écrivent vos concurrents. Cette fois, je ne résiste pas à la tentation. Dimanche dernier, la chronique rivale de la mienne s’ouvrait sur cette affirmation: “Le vent du changement a soufflé avec tant de force ces dernières années qu’il a approfondi le fossé qui sépare les générations et produit en Bob Dylan le défenseur de la justice le plus éloquent depuis Thomas Paine”.

Voilà assurément un jugement extrême et, bien que je ne le partage pas, je n’ai pas l’intention de le discuter. Ce qui compte, c’est qu’il ait pu être formulé, par un homme d’âge mûr, possédant une bonne oreille et un goût sûr en matière de chansons de variétés, de jazz et de musique traditionnelle.

Je vous propose d’emprunter à vos enfants leurs disques de Bob Dylan et de les écouter attentivement. Plus d’un père ou d’une mère conventionnels auront envie de prendre la fuite en poussant des cris d’horreur. Espérons que l’expérience donnera aux parents intelligents une occasion de réfléchir. Comme on peut le lire sur les cadrans solaires: il est plus tard que vous ne croyez. Plus profond et plus large est le schisme de l’âme, pour parler comme Toynbee, entre les générations aux États-Unis.

Des chansons de Bob Dylan s’élève un cri d’angoisse et de révolte morale contre le chaos où les adultes maintiennent le monde. Un monde dans lequel tous pourraient vivre en paix et dans un confort sans prétention, pour peu que la volonté en existe. La contestation sociale, celle des chansons pseudo-folkloriques de la génération précédente, était finalement issue d’un milieu intellectuel, et son caractère politique était par trop évident. Cela suffit à expliquer qu’elle ait été peu et brièvement écoutée, par la jeunesse en particulier, qui possède l’oreille plus fine que celle d’aucun critique pour détecter les contestations fabriquées.

Mais personne ne manipule Bob Dylan. Sa voix provient de la base et du coeur d’une jeunesse qui ressent une aliénation croissante. Il y a quelque temps encore, le trio de Peter, Paul and Mary représentait, parmi les chanteurs blancs tout au moins, la limite de la contestation sociale. Désormais, les jeunes rejettent ce groupe, estimant qu’il est “récupéré par le système” en dépit de ses bonnes intentions.

Bob Dylan et Joan Baez déplacent des foules immenses. Joan, en fait, remplit les plus vastes enceintes à chacune de ses apparitions et provoque des embouteillages. Ni elle ni Dylan ne marchent dans le système. Ils pensent bonnement et franchement que notre société est mauvaise.

Les journaux reçoivent des lettres furieuses, recommandant d’enchainer les étudiants de Berkeley à leurs sièges afin qu’ils retournent à leurs études. Les auteurs de telles lettres montrent combien est grande leur ignorance du sentiment de révolte, profond et durable, qui anime des milliers et des milliers de jeunes gens d’aujourd’hui, parmi les plus conscients, les plus sensibles et intelligents.

Même si le grand public n’a pas encore compris le sens de ce qui arrive, ceux qui décident la politique à Washington en sont conscients, ainsi que ceux des églises. Quand une société commence à se diviser, à céder aux coutures, elle est au bord du naufrage.

(21 avril 1965)

 


 

La stratégie de la paix


(Ce qui suit est le discours que je comptais tenir lors de la séance de discussion de Berkeley, le week-end dernier, et que j’aurais lu si l’on m’avait permis de le faire de la façon et au moment voulus).

Je suis ici ce soir uniquement parce que je crois à la paix. Qu’il soit bien clair que j’interviens en mon seul nom. Je n’engage que moi-même; je ne représente personne, n’appartient à aucune organisation, politique ou autre, à l’exception du Sierra Club avec lequel je suis en fréquent désaccord. C’est un “je” qui s’exprime. Un “je” qui s’adresse à des “tu”.

Je suis contre la guerre du Viêt-nam parce que je suis contre la guerre et toute violence dans le règlement des affaires humaines.

Je ne m’oppose pas à la guerre des Américains au Viêt-nam au nom d’une guerre menée par d’autres combattants. Je suis tout aussi opposé aux récentes explosions nucléaires de Mao qu’à celle des Américains, des Russes, des Britanniques ou des Français.

Si les conseillers américains au Viêt-nam conseillent de torturer, je suis contre. Si le Viêt-cong utilise des méthodes de terreur et la torture, je suis contre.

Je pense qu’on ne peut opposer qu’une chose à la guerre: le contraire de la guerre, c’est-à-dire la paix. Je pense que le contraire de la torture est la bonté; que le contraire des méthodes de terreur et de haine est l’amour.

Je ne crois pas que l’on puisse combattre la guerre par l’action politique. La seule ressource est l’action personnelle et, dans ce cas, la guerre n’est pas tant combattue que surmontée.

On n’élimine pas la haine par la haine. Ni la violence par la violence. Les guerres et les révolutions de ce siècle auraient dû nous l’apprendre. Toutes furent menées au nom de la démocratie, du socialisme, de la liberté; au nom de la terre, du pain et de la paix. Aujourd’hui, les hommes sont moins libres, plus affamés et déchirés que dans les siècles passés.

On peut s’illusionner un certain temps et croire qu’on est en train d’assister à l’éclatement d’un ancien ordre social, à la décadence du féodalisme ou du capitalisme, au triomphe du socialisme, de la démocratie ou de la fraternité humaine. Au bout du compte, on s’aperçoit que l’on assiste à l’éclatement de la société humaine tout court, du fondement de la civilisation, avec pour seule issue possible à la fin du processus engagé, l’extermination des hommes. On ne pourra inverser ce cours des choses en prenant parti en Indochine ou en Afrique. Il s’agit de l’inverser effectivement, en arrêtant la guerre, en choisissant la paix.

Vous n’obtiendrez pas la paix en discutant de géopolitique sur la caisse en plein vent qui vous sert de tribune à Berkeley autour de minuit. Cela s’appelle une illusion de participation. Dîtes-vous bien que vous ne siégez pas au Kremlin, ni dans la Cité Interdite, ni à la Maison Blanche — vous n’avez pas de pouvoir dans ce sens. Agir comme si vous en aviez, revient à gaspiller celui que vous possédez en abondance — le pouvoir de l’action individuelle, personnelle, morale, directe.

“Oui, mais pour être moralement efficace dans cette société, il faut appartenir à une organisation politique”, disent les innocents et les gens sans scrupules. Après un siècle d’expérience, nul ne devrait plus ignorer que c’est là le moyen le plus sûr de perdre toute efficacité morale. Des organisations politiques, affichant sans exception les intentions morales les plus élevées, réalisables immédiatement, à condition qu’on vienne rejoindre leurs rangs, nous en avons connu. Elles n’ont apporté à l’individu qu’impuissance et dépersonnalisation; elles ont conduit la société au désastre. L’expérience, hélas, est le plus pauvre des maîtres.

Vous avez du pouvoir. Vous pouvez l’utiliser en tant que sujet moral libre. Vous pouvez décider. Agir selon votre décision.

“Mais comment être efficace sans textes qui m’assurent que je le suis et sans organisation qui me fixe des tâches?”, dîtes-vous maintenant. La seule efficacité consiste à prendre des responsabilités personnelles. Les choses que vous accomplirez ainsi paraîtront peut-être insignifiantes et simples à ceux qui sont intoxiqués par le mélodrame politique. Ce sont des actes concrets, résultats de votre initiative en faveur de la paix dans toutes les relations humaines; pour l’amour et la bonté; pour le respect de la dignité humaine de l’autre.

Vous ne serez pas longs à découvrir que la besogne ne manque pas et, si vous persistez, vous vous apercevrez que de nombreuses occasions se présentent d’agir décisivement. Si, personnellement et durablement, vous optez pour la paix — vous découvrirez que la lutte finale commence tout de suite —, cette attitude sera vôtre jusqu’à la fin de vos jours.

Peu importe le camp des vainqueurs si ce n’est pas la paix qui gagne.

(30 mai 1965)

 


 

Contemplation et civilisation


La semaine dernière, j’étais au loin. Dans une cabane au fond des bois. Pour me retrouver moi-même. Sans radio. Sans téléphone. Je pars aussi souvent que possible, c’est-à-dire rarement. Quelquefois, j’écris. La plupart du temps, j’évite même de penser. Je regarde la forêt, le monde à ses pieds, moi-même ou tout objet de contemplation qui passe par l’esprit lorsque l’esprit se vide de luî-meme. Certaines fois, la vie entière semble acquérir une netteté parfaite. Toute sa violence, son tragique et son désordre prennent une forme et une signification que l’esprit embrasse en un bref instant. Dans ces moments, l’agitation de la vie semble se résumer à un changement de phase à peine perceptible, comme les légères variations de la lumière sur un énorme diamant.

... Qu’est-ce qui cimente une civilisation? À quoi tient la différence entre son développement créatif et sa décadence? Quel est le fondement qui sous-tend et maintient l’ensemble des activités d’un peuple, stimule et donne forme à cet élément particulier que l’on appelle la culture? C’est la paix. La paix qui provient de l’habitude de la contemplation. Elle n’est pas, cette paix, connaissance intellectuelle de l’unité des efforts humains, ni une notion philosophique définissant le sens ultime de l’univers. C’est un sentiment intérieur, une qualité de vie permanente, une disposition de l’âme. Elle n’est ni rare ni difficile à atteindre. N’importe qui peut la ressentir par instants, depuis sa prime enfance, bien que de moins en moins souvent par la suite, si un bon accueil ne lui est pas réservé. On peut y accéder, l’exercer, la cultiver, jusqu’à ce qu’elle devienne une habitude parmi les acquis de la vie quotidienne. Sans cette paix, la vie n’est que turbulence dont, à la fin, tout sens, voire toute intensité de sentiment, disparaissent dans l’ennui et le désordre.

Les gens se barrent pour atteindre leurs objectifs; pour obtenir la reconnaissance; pour gagner de l’argent; pour rencontrer l’amour — millions de petites charges électriques de possessivité déferlant à travers un immense champ dynamique. Quelle force maintient l’ensemble, sinon cette paix intérieure dans laquelle se résolvent les tensions engendrées par la soif de posséder? Tout est désordre aux yeux du désordonné. Aux yeux du vorace, l’homme est un loup pour l’homme. Pour le futile, la vie apparaît absurde. Elle n’a pas de sens résumable dans une équation mathématique, pas d’ordre doté d’une conclusion logiquement démontrable. L’existence ne peut être “prouvée”. La réponse est du domaine de la création. À sa source, se trouve l’habitude tranquille de s’ouvrir à une harmonie qui dépasse l’individu, le contient et le comble à la fois.

Lorsque cette réponse créative et le sentiment d’homogénéité des phénomènes vivants qu’elle implique, sont largement répandus à l’intérieur d’une société, on peut parler de culture ou de civilisation. La société vît et se développe. S’ils déclinent, c’est la société qui dépérit. Lorsqu’ils sont morts, la société les accompagne, bien qu’elle puisse perdurer, massive, stérile, arrogante, comme une momie dorée, pendant des siècles, ou bien ne plus être qu’une expression géographique de la misère et du chaos.

(13 septembre 1965)

 


 

Les disques de poésie


On considère que c’est de San Francisco que partit la Renaissance de la poésie orale, mouvement qui maintenant a gagné le monde entier. Les lectures de poésie attirent un public immense, pourvu que les poètes aient quelque chose à dire que ce public ait envie d’entendre. Dylan, Ferlinghetti, Ginsberg viennent immédiatement après les Beatles dans les ventes et, ma foi, je ne me débrouille pas mal.

Les poètes de la génération des Métaphysiciens réactionnaires d’avant-guerre, auteurs pour manuels et anthologies rétrogrades, s’estiment satisfaits lorsqu’ils ont réuni cinquante auditeurs dans une salle. Alors que la nouvelle poésie d’expression directe et de responsabilité est devenue une force agissante dans la civilisation moderne. De San Francisco à Varsovie et Budapest, en passant par Moscou et Barcelone, la même histoire se produit: les poètes se trouvent de nouveau au point de développement de la société.

Ces remarques me sont suggérées par le dernier disque de James Broughton, qu’il vient de m’adresser pour Noël. C’est un disque tout ce qu’il y a de distrayant et qui sait émouvoir.

Broughton est un maître de la fantaisie, de l’idée inattendue et de la morsure cachée. Accompagné du harpiste Joël Andrews, il a mis au point une technique qui s’écarte des combinaisons de poésie et de jazz que Patchen, Ferlinghetti et moi-même avons popularisé il y a des années. Son art est plus proche de la poésie moderne qui se pratique dans les cafés chantants en France, une forme de poésie ancienne et dont l’efficacité sociale n’est plus à démontrer.

La poésie n’est pas faite pour l’imprimerie. C’est un langage vivant, adressé à des gens qui vivent et participent. Je préférerais réciter mes poèmes avec orchestre de jazz dans n’importe quel cabaret, ou du haut d’une tribune improvisée, plutôt que de les voir paraître dans le plus prestigieux des trimestriels. Les gens qui ne peuvent être présents le jour dit, ont toujours la faculté d’écouter des disques et Shakespeare, nul doute, écrivait pour la voix et l’oreille, non pour le livre et l’oeil...

Si les poètes d’après-guerre, qui ont presque tous écrit pour être lus à voix haute, vous intéressent, vous pourrez vous procurer les enregistrements des poètes majeurs de San Francisco. Sont disponibles Patchen, Robert Duncan, Brother Antoninus, Ferlinghetti, Louis Simpson, McClure je pense, moi-même, ainsi qu’une anthologie générale. Font cruellement défaut des disques de Gary Snyder et de Philip Whalen. Mais il en existe de Denise Levertov, Robert Creeley, Charles Olson, Allen Ginsberg.

J’aurais aimé me livrer à un tour d’horizon complet du sujet, puisqu’on me demande toujours s’il ne serait pas possible de trouver, pour une fois, un cadeau de Noël original et personnel. Eh bien, sachez que si votre destinataire aime la poésie, de Beowulf à Ginsberg, un large choix existe et que même Ginsberg aime Shakespeare. Du moins, je crois. Je le lui demanderai. Que quelqu’un se charge de poser la question à Bob Dylan.

(12 décembre 1965)

 


 

La révolution culturelle internationale


San Francisco vit peut-être dans un état de panique sa crise culturelle, mais nous aurions tort de nous sentir isolés. Nous avons de la compagnie jusqu’à Pékin. Et en Russie, la Komsomolska Pravda, l’organe de presse de la jeunesse officielle, revendique dans un de ses numéros, “plus de cafés pour les jeunes”, avant de divaguer, trois numéros après, sur les blue-jeans, les sandales et les minijupes que porte ladite jeunesse.

Il y a quinze jours, cette même publication s’emportait contre l’habitude qu’ont prise les adolescents d’arborer croix gammées et croix de Malte qui, en l’espace de quelques mois, sont parvenues à franchir la frontière barbelée de la Patrie des ouvriers.

Des écrivains polonais, hongrois, yougoslaves viennent me trouver, en plein désarroi, afin que je leur fournisse une explication théorique crédible à ce qui paraît être le comportement incompréhensible de leurs enfants.

Les pouvoirs culturels de San Francisco ne sont pas davantage capables de comprendre le théâtre que pratique l’Actor’s Workshop. Ils le suspectent d’être subversif, de s’opposer à la libre entreprise, exactement comme leurs homologues des démocraties populaires suspectent les mêmes pièces, produites de la même façon, d’être subversives, à savoir anticommunistes.

La troupe du Black Arts Repertory, le Mime Troupe, les orchestres psychédéliques de hard rock dans lesquels jouent garçons et filles — représentants les plus turbulents de l’art indépendant —, effraient les braves gens. Semblables expériences ne sont pas nombreuses de l’autre côté de la ligne de barbelés électrifiés, où elles appartiennent à une culture clandestine et privée. Elles n’en existent pas moins.

Cela dit, les Pouvoirs, de part et d’autre, ont raison: nous assistons à une révolution culturelle. Et elle est subversive. Au niveau le plus superficiel, c’est un complet bouleversement des formes d’expression qui s’opère. Les révolutions artistiques du passé étaient des mouvements élitistes... Ce qui se déroule sous nos yeux est entièrement différent. C’est un phénomène de masse, qui concerne principalement les moins de trente-cinq ans, issus de toutes les couches socio-économiques de la population. Mouvement autonome partout où on lui permet d’exister, sa créativité est diffuse, démocratisée. Il n’apporte pas un changement de style de peinture, comme le cubisme; ni de musique, comme le dodécaphonisme; ni de littérature, comme la dissociation et la recombinaison des éléments du poème chez Eliot ou la vie insaisissable et mouvante chez Joyce. Non. Nous assistons à un changement fondamental des attitudes vécues.

Il suffit de regarder la jeunesse — elle vit autrement. L’art est une façon de vivre. Sans doute la sculpture à base de déchets que pratique cette jeunesse, ses lectures de poésie dans les cafés et la musique qu’elle pratique, représentent-elles aux yeux de la génération précédente une baisse de qualité, aggravée par le sentiment que toutes ces oeuvres se ressemblent.

La question est là. Démocratiser l’art revient à le ramener à un niveau accessible à tous. Ce qui importe dans le mouvement des poètes de la rue à San Francisco, qui se répand aujourd’hui dans les universités, n’est pas qu’il soit moderne — c’est-à-dire non-conventionnel dans sa technique —, mais qu’il soit présent partout dans les bistrots, sur les places; et que des milliers de feuilles ronéotypées, écrites par des poètes de quartier, soient offertes gratuitement chez les commerçants de la ville: “Prenez un poème. Il a davantage de valeur qu’un billet de loterie.”...

Les grands problèmes qui agitent la jeunesse d’aujourd’hui — les droits civiques, la guerre et la paix, l’honnêteté sexuelle —, ont pris la dimension d’un mouvement de masse pour la bonne raison que maintenant chacun a le loisir de dire ce qui ne va pas dans notre société malade et peut, par-dessus tout, agir, prendre des décisions radicales.

Dans une économie d’abondance, tout le monde a une conscience — imaginez un instant qu’on vous mette à la porte de la fac. Quelle importance? Vous ne mourrez pas de faim. Le serf qui travaillait la terre avec sa houe, ou l’artiste qui devait se plier aux caprices d’un despote, pouvaient si peu se permettre d’avoir une conscience qu’ils ignoraient même la plupart du temps en posséder une.

De nos jours, chacun peut être Voltaire ou même Danton et s’écrier: “De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace!” sans que personne ne lui tranche la tête ou ne le condamne à mourir de faim.

Dans le monde entier, les jeunes gens, et d’autres moins jeunes, disent simplement ceci: “J’aimerais connaître une vie dans laquelle l’homme ne serait plus un loup pour l’homme. Monsieur, ou camarade, votre économie le rend possible, et mieux vaudrait arranger cela sans trop d’embarras. Je n’aime pas les embarras. J’aime les choses plaisantes.”

Il s’agit d’un mouvement essentiellement religieux, l’exigence que nous, les humains, vivions à la hauteur de nos responsabilités spirituelles. C’est pourquoi, je suppose, une poignée de théologiens jésuites sont ceux qui semblent le mieux le comprendre.

(24 juillet 1966)

 


 

Qu’est-ce qui est immoral?


Le tapage déclenché autour de la dernière pièce de Mike McClure révèle clairement le schisme qui divise notre société, et qui la divise en fonction de l’âge. Les jeunes gens, et beaucoup de moins jeunes, sont convaincus que les mots antiques désignant les processus de l’élimination, de la procréation et de la recréation, ce qu’Aristote appelait “venir à l’existence et disparaître”, sont des termes qui n’ont rien de choquant et que, par contre, traiter un Noir de “n...e”, un Italien de “r...l”, un Japonais de “j.p” et un juif de “y....n”, c’est employer un vocabulaire ordurier.

Ils pensent que la publicité moderne est pour une large part pornographique, une pornographie dure, au sens strict du mot. Ils pensent que le comportement de la police dans le Sud ou à Chicago est digne de poursuites judiciaires, pour obscénité publique et incitation à l’obscénité. Ils pensent qu’un nombre incalculable d’émissions télévisées glorifiant la brutalité et le meurtre constituent, de façon démontrable, des appels à la délinquance juvénile.

Ils ne peuvent comprendre la mentalité des responsables politiques qui condamnent un Ralph Ginsburg à cinq ans de prison pour avoir publié un magazine de charme (à un prix, soit dit en passant, que seuls des adultes très aisés peuvent s’offrir), destiné à célébrer une sexualité joyeuse et éminemment normale, alors qu’ils permettent aux publications racistes les plus pernicieuses et perverses et aux journaux réactionnaires incitant à la violence, de circuler librement.

Le monde est en train de se détourner des États-Unis, non parce que ce pays est capitaliste, mais parce que son immoralité est partout ressentie. Et l’immoralité dont il est ici question n’est pas celle de publications osées ou de spectacles qui existent couramment à Paris depuis plus d’un siècle.

Non, ce qui est immoral, c’est de détruire délibérément une forêt de sequoïas afin qu’on ne puisse la transformer en parc national — et n’allez pas penser une seconde que les gens, de New Delhi à Montevideo, en passant par Hammerfest, ne lisent pas ces choses dans les journaux.

Il est immoral de gaspiller des millions pour corrompre des hommes politiques; d’exercer des pressions pour qu’on continue à produire des automobiles dangereuses et pour prolonger le droit, accordé par Dieu, de polluer les airs et les eaux; ou bien, celui de vendre, à des prix astronomiques, des médicaments douteux en cours d’expérimentation à des malades qui n’en sont pas avertis. Immoral de vendre à la ménagère des produits dont l’emballage l’oblige à être experte en calcul mental.

Immoral de détester les jeunes gens parce qu’ils sont plus jeunes que vous, s’habillent autrement, portent la barbe ou ont la peau noire et aiment une musique que vous ne pouvez comprendre. Il est, en fait, immoral de détester les gens qui aiment les pièces comme celle de McClure, que vous ne comprenez pas, et d’enfermer les acteurs qui la trouvent belle. Après tout, personne ne vous oblige à y assister, et elle ne se joue pas en plein air où vous risqueriez de la voir contre votre gré.

Qui est obscène? McClure, ses acteurs et le public pensent que cette pièce est de l’art. Les autorités la trouvent lascive. Honni soit qui mal y pense. Où est l’autorité dans un cas pareil?

(30 août 1966)

 


 

Le Tintoret


(Pensées griffonnées dans un café lors d’un voyage à Venise)

Giorgio Vasari a dit du Tintoret qu’il était le plus grand esprit qui se soit jamais consacré à l’art de la peinture et je pense quant à moi qu’il avait, et a toujours raison. Nul autre peintre n’a su me toucher autant que lui.

Non seulement j’ai modifié ma façon de peindre après avoir vu deux de ses tableaux il y a plus de trente ans, passant d’une peinture géométrique en gammes colorées à un style entièrement différent (et cela, bien avant le groupe de Seattle, Pollock, et quiconque à l’exception de Masson). Mais je crois que le Tintoret a changé ma philosophie de la vie, ma sensibilité et, en fin de compte, ma personnalité entière. Seul un petit nombre d’oeuvres d’art sont en mesure de produire un tel effet.

Certaines oeuvres musicales sont dotées d’un pareil pouvoir — William Byrd, Bach, Mozart, la musique de chambre de Beethoven sur la fin de sa vie, et le chant grégorien aussi, je suppose, pour qui l’aurait découvert dans sa jeunesse, ce qui ne fut pas mon cas, puisque cette musique m’a bercé.

Les livres fructueux ont plus souvent ce pouvoir. Si j’essaie de me souvenir, d’Homère à Martin Buber, sans oublier le Dhammapada et plusieurs autres encore, chacun de ces livres a contribué à forger ma personnalité, comme le ciseau du sculpteur façonne la pierre. Mais je ne trouve aucun peintre. Qui a jamais pu dire qu’un peintre l’ait touché autant que la République de Platon ou les Évangiles? Quelques artistes, il y a soixante ans, purent le dire de Cézanne.

Le Tintoret non seulement possédait des ressources artistiques plus variées et supérieures à celles de tout autre peintre, mais il avait de surcroît plus de sagesse et une noblesse de caractère naturelle, constante.

Raphael est noble mais n’a guère de sagesse. Vermeer a de la sagesse mais nulle noblesse. Michel-Ange n’a ni l’un ni l’autre et il est conscient de soi jusqu’aux bouts des ongles — être conscient de sa noblesse est une contradiction dans les termes et une absurdité morale. Léonard a conscience de sa sagesse ce qui, excepté dans une oeuvre comme La Cène, détruit sa noblesse. De plus, c’était un intellectuel.

Le Tintoret, lui, est totalement convaincant — il a peint cent tableaux qui disent que la vie est plus vaste, qu’elle a plus de sens que nous ne sommes capables de le voir. Nous ressemblons à des ombres projetées par des créatures qui vivent dans un monde réel ou, en tous cas, nous ne voyons de nous-mêmes et d’autrui que des ombres — comme dans la caverne de Platon. Le Tintoret nous aide à nous retourner.

Il n’est pas le seul. Tous les grands peintres vénitiens ont, à un degré ou à un autre, cette qualité, à l’exception peut-être du Titien, que je n’aime pas. Les Bellini, ou Giorgione, Carpaccio — quand il ne jouait pas les faux primitifs —, et même les sensualistes tels que Véronèse et Tiepolo, qui avaient l’expérience du monde, possèdent une profondeur inconnue des autres peintres de leur temps. C’est une vertu naturelle; qui ne s’acquiert pas par la volonté. La profondeur artificielle de Rembrandt m’a toujours parue puérile — comme celle de Dostoïevski —, et les pensées profondes de Michel-Ange, une rhétorique pleine d’illusion.

Cette résonance, ce timbre de l’esprit et du coeur imprègne Venise, comme le son de ses cloches le dimanche matin. On sent qu’ici vécurent des gens qui réussirent à mener un mode de vie satisfaisant, spécial et particulièrement beau.

Pour peu qu’on s’écarte de la Venise touristique, avec ses gondoliers, ses vendeurs ambulants et ses prostituées, un contact électrique s’établit avec une vie communautaire extrêmement riche et confiante. La confiance sociale, si peu la connaissent!

Les Suédois, les Chinois jusqu’à dernièrement, les Grecs, les Anglais autrefois, la possédèrent — les Américains, navrant spectacle, s’imaginent l’avoir. On ne pense pas aux Vénitiens comme à un peuple particulièrement calme au cours de l’histoire. Et pourtant, à en juger par sa peinture, la sérénité est la vertu personnelle et sociale que ce peuple estima le plus...

(2 avril 1967)

 


 

Les mouvements radicaux sur la défensive


Depuis le début des Temps Troublés — l’intervalle entre l’effondrement de la Civilisation occidentale et quoi qu’il puisse suivre après — j’ai souligné que les forces qui combattent pour une société humaine, humanistes, étaient sur la défensive.

De janvier 1919 à 1924, les bolchéviks russes ont exterminés systématiquement les conseils (soviets) libertaires et les individus qui avaient fait la révolution; puis, avec une ironie sadique, ils ont appelé le pays “Union des Républiques Socialistes Soviétiques”, un despotisme dirigé par la bureaucratie et d’anciens agents de police tsaristes où tous les socialistes et républicains étaient morts ou en prison. Les dollars américains et la duplicité russe ont coopéré pour trahir, exterminer ou récupérer toutes ces luttes pour un nouvel ordre social. Cela est vrai aussi pour la Hongrie.

Une génération plus tard, sous le meme slogan que celui de Woodrow Wilson — “Pour la défense de la Démocratie” — la révolution libertaire espagnole, qui s’était soulevée pour se défendre contre ce qui était avant tout une invasion étrangère, fut écrasée sans pitié par d’autres envahisseurs étrangers, qui ont pris le contrôle de la république assiégée.

Aujourd’hui, De Gaulle et son successeur de la Maison Rothschild sont soutenus principalement par le gage d’une intervention armée américaine lors de la conférence de crise de Baden Baden après les Journées de Mai de 1968, par l’argent américain et par le soutien public et éhonté  des communistes en juin 1969.

Où est-elle cette révolution dont tout le monde parle? Elle est dans le coeur et dans les esprits des hommes et des femmes, particulièrement jeunes, noirs ou de couleur, qui trouvent moralement intolérable les horreurs de la civilisation pendant sa longue et laborieuse agonie et qui espèrent un monde meilleur. Se battent-ils pour cela? Existe-t-il un mouvement révolutionnaire à l’échelle mondiale? Composé de jeunes, de noirs, du tiers-monde? Non. Il existe une lutte défensive contre l’extermination qui n’arrive même pas à la retarder. Partout dans le monde, ce qui se passe ressemble à la défense désespérée de l’immeuble des télecommunications à Barcelone [en mai 1937] par les socialistes, libertaires et républicains catalans pris au piège par les défenseurs staliniens de la démocratie, pendant que les obus et les bombes de Franco, des italiens et des allemands, manufacturés grâce aux crédits américains, pleuvaient de façon aveugle sur la ville. Autres “Journées de Mai”.

Quiconque pense que la jeunesse et les noirs d’Amérique sont passés à l’offensive est victime d’hallucination. Le cynisme des attaques de l’ordre social agonisant s’est clairement révélé et mis à nu lors des évènements de Berkeley [People’s Park, mai 1969]. Autres “Journées de Mai”. À la veille des élections municipales de Los Angeles, j’ai dit sur la radio qu’il m’était apparu soudainement que l’évolution de la bataille de Berkeley avait été initiée par Reagan-la-Pourriture, et que, au moment même où elle a commencé, Sam Yorty a changé ses attaques sur Thomas Bradley, allant du racisme éhonté aux accusations selon lesquelles il était l’âme damnée des hippies-rendus-fous-par-la-drogue, qui s’empoisonnaient eux-mêmes par les gaz, qui se tuaient eux-mêmes à coup de chevrotines et qui se rendaient eux-mêmes aveugles, lorsqu’ils n’étaient pas occupés à crier des obscénités aux Forces de l’Ordure.

Comme journaliste aguerri, il m’est apparu en outre que l’affaire entière avait été soigneusement préparée, séquence par séquence, par l’appareil de relations publiques de Reagan pour s’assurer de l’élection de Yorty, son petit ami des Conseils de la Piscine, à l’époque où Tenney, Shelley, Yorty, Ronnie, et d’autres jeunes dirigeants prometteurs étaient les chéris des cocktails roses vifs d’Hollywood. Je pense que “Rose Vif” est le terme que l’on est habitué à voir dans Vogue et Bazaar comme dernier chic pour le rouge à lèvres et les culottes en dentelle.

C’est la grande, et peut-être mortelle, erreur des vieux penseurs de la Nouvelle Gauche. Herbert Marcuse continue à parler comme si ses idées et ses partisans étaient en train de gagner alors qu’en fait ils sont dos au mur. “Up Against The Wall, Motherfucker!“ [Contre le mur, enculé!] est un beau slogan, mais pas quand c’est toi l’enculé. La barbarie de la structure du pouvoir américain a été révélé à Berkeley — en réponse au plus trivial des défis. Si Hitler avait gazé l’université de Heidelberg aussi tard qu’en 1938 pour une raison quelconque, encore plus pour avoir planté des fleurs sur un terrain inoccupé, son gouvernement aurait tombé en une semaine. En Amérique, le Conseil d’administration de l’université a approuvé unanimement la violence aveugle et le meurtre. Si c’est la façon de se comporter des grands libéraux comme William Roth lorsqu’ils sont confrontés à quelques massifs de fleurs et toboggans pour le gosses, quelle serait la réaction du pouvoir américain si il était sérieusement menacé?

Néanmoins, les bureaucrates attitrés de la Nouvelle Gauche prêchent encore la confrontation massive et déploient des rangs serrés d’étudiants sans défense comme si ils étaient les armées de Frédérique le Grand.

À mon avis la situation est désespérée. Je crois que l’espèce humaine a déjà provoqué une crise écologique irrémédiable, qui va la mener à l’extinction dans moins d’un siècle. Je ne parle même pas de la bombe à hydrogène — une très grosse boîte d’allumettes donné à une bande de gamins arriérés avec des antécédents de délinquance suicidaire de 6000 ans, pour qu’ils jouent dans une maison de papier tissu et d’aluminium. Mais en supposant qu’il reste encore une possibilité de changer de cap, d’interrompre le voyage au bout de la nuit, cela ne pourrait se faire que par contagion, par infiltration, par une diffusion imperceptible, partout dans l’organisme social, qui l’“infecterait”, comme par le biais de petites capsules, qui lui inoculerait une maladie appelée “santé”.

La Nouvelle Gauche vénère Che Guevara, homme bercé d’illusions au plus haut degré. Il s’est exposé totalement à une population hostile. Il a été abasourdi lorsque le Parti Communiste bolivien ne l’a pas soutenu et l’a trahi. Il a même été ébahi lorsque les communications avec la Havane se sont interrompues mystérieusement. Sa tactique et sa stratégie étaient appropriées à l’époque de Simon Bolivar et, même alors, elles auraient été téméraires.

Qu’est-ce qui est efficace? La corruption du corps social, de la malignité à la bénignité. Un poème de Gary Snyder, une chanson de Leonard Cohen ou de Joni Mitchell sont infiniment plus efficaces que le pitoyable arsenal que les Forces de l’Ordure de Californie, travaillant jour et nuit, ont été capables de découvrir chez toutes les organisations noires militantes confondues — moins de 200 “pièces”.

(Juillet 1969)

 


 

Architecture et religion


J’avais l’intention de m’y rendre et repoussais toujours. Finalement, je me suis décidé à aller visiter la nouvelle cathédrale catholique romaine de San Francisco. J’avais peut-être eu peur d’y entrer. Cet immense cendrier de bureau dressé droit dans le ciel ne laissait rien présager de bon en matière d’architecture.

S’agit-il de provincialisme? Il est vrai que le gratte-ciel est le signe extérieur que renvoie de lui-même un ordre social inhumain. Pourtant, New York et Chicago, à côté de nombreuses monstruosités, possèdent d’intéressants et beaux gratte-ciel. À San Francisco, les immeubles hauts sont, à peu d’exceptions près, hideux jusqu’au grotesque ou, se font, au mieux, les expressions démesurées d’un provincialisme médiocre. Tel ne fut pas toujours le cas. Maybeck et Willis Polk furent des architectes exceptionnellement originaux. Mills est peut-être un Burnham de province — lequel est à son tour un Richardson de province — mais au moins le bâtiment qu’il a construit est plaisant à regarder.

L’architecture se fait-elle, d’une certaine façon, l’expression directe d’une espèce de sensibilité sociale — l’âme du peuple, cette fiction allemande? Ce qui est vrai, c’est qu’on chercherait en vain une seule église digne d’intérêt du point de vue architectural dans tout San Francisco, et que les églises sont l’émanation directe de leurs congrégations. L’église la plus satisfaisante est probablement la modeste et vieille église luthérienne hollandaise de saint Ansgar, qui ne cache certes pas sa modestie. Frank Lloyd Wright affirma un jour que San Francisco était l’exemple le plus accompli de ce que la rapacité et la vulgarité pouvaient faire d’un des plus beaux sites du monde. Il ne connaissait pas les centaines de casernes en béton de vingt étages qui ont été construites à Hong Kong. Y aurait-il, dans l’air ou dans l’eau qu’ils consomment, quelque chose qui rend les San Franciscains esthétiquement infirmes? À vrai dire, malgré le nombre de peintres qui habitent la ville, il n’y a pas pire place pour le marché de l’art. Son principal artiste travaille avec des marchands à Berlin, Düsseldorf, Paris, Londres, New York, Chicago, et même Los Angeles la barbare. À quoi lui servirait d’avoir un marchand à San Francisco?

Ce qui frappe dans la cathédrale, est qu’elle soit une structure complètement irréligieuse, en tous points comparable à l’aéroport de Saint Louis ou de Lausanne, comparaison qui ne lui est pas favorable. Tout ce qu’elle exprime, c’est le pouvoir. Non pas le pouvoir de Dieu. Non pas le pouvoir de l’âme. Moins que tout encore le pouvoir du mystère de la vie. Mais le pouvoir séculier. Saint Pierre de Rome n’exprime pas autre chose dans sa grandeur baroque. Toutefois, au milieu de ses colonnes torsadées, de ses sculptures et de ses peintures monumentales, la religion, Dieu, l’âme, le mystère rôdent dans les coins. Pas plus grands que des souris, c’est possible, mais ils rôdent. Quelle souris sacrée oserait se faufiler dans la cathédrale de San Francisco?

Ce mal n’est pas propre à l’Église catholique. Toutes les anciennes Églises chrétiennes organisées sont prises d’un mouvement frénétique de sécularisation. La société est traversée par l’un des regains religieux les plus profonds depuis la Réforme et les Églises ne semblent pas en avoir entendu parler. L’Église catholique romaine abandonne le latin, les chants grégoriens, l’encens, son rituel somptueux. Pendant ce temps, les enfants de ses paroissiens s’assoient en lotus, pratiquent le zazen ou bien, au moyen de drogues, de lumières stroboscopiques, de musiques trépidantes et de parfums d’encens, cherchent à se créer des visions. Ou encore, ils se rasent le crâne et, vêtus de dessus-de-lit, s’en vont chanter “Hare Krishna” dans les rues.

L’expérience religieuse est révolutionnaire lorsqu’elle repose sur le merveilleux, sur la prise de conscience d’une expérience transcendante qui est incompatible avec une société matérialiste, quelle qu’elle soit. Les religions organisées se perpétuent en passant des alliances profanes avec les appétits et les pouvoirs mondains; et en écrasant le potentiel révolutionnaire que contient toute vision de la réalité globale. Si tous les chrétiens, tous les bouddhistes, tous les islamistes du monde devenaient soudain de bons chrétiens, de bons bouddhistes, de bons islamistes, la société s’effondrerait aussitôt — comme le communisme, si tous les communistes l’étaient vraiment...

La jeunesse radicale, les hippies, parcourent le monde en quête du paradis, et je ne connais personne qui n’ait visité la Sagrada Familia à Barcelone sans en revenir bouleversé. C’est exactement le résultat que cherchent à atteindre les light shows psychédéliques du “Fillmore”. C’est exactement le genre d’architecture qui parle au regain religieux d’aujourd’hui. La jeunesse pourrait venir vers cette architecture et, pour peu qu’on lui propose une nouvelle musique, des parures, de l’encens et des sermons sur le miracle de la vie, elle y viendrait en masse. Si l’on construit une cathédrale qui ressemble aux entrailles d’une autoroute, une fois la vieille génération respectueuse du saint Père disparue, qui prendra la relève? Et que fera-t-on de l’énorme construction en béton?

(Février 1972)

 


 

Souvenirs de bohème à San Francisco


Maintenant que j’y suis allé de mon couplet sur les prochaines élections, j’en reviens aux chroniques que je compte rédiger sur San Francisco entre les deux guerres, derniers soubresauts de la vie de bohème. Une génération ou presque a passé depuis que les expressionnistes abstraits et Morris Graves vécurent ici; depuis la Renaissance de San Francisco et les beats; depuis la fondation du Tape Music Center et la réputation internationale de capitale intellectuelle qu’ont acquis à la ville ses artistes et ses écrivains ces dix dernières années, de Reykjavik à Irkoutsk et Mexico. On a peine à imaginer combien San Francisco où, de nos jours, tout jeune intellectuel brûle de monter, était provinciale entre la Première guerre et la période de la Dépression.

Je venais à peine d’arriver ici, lorsque l’artiste important du coin vint me voir et, jetant un oeil sur ma peinture, me dit: “Je vois, Môssieu expérimente des formes abstraites. Môssieu fait dans le Picassio et le Marize!” C’est qu’à San Francisco, il fallait se montrer respectueux du talent local. Tous, sans exception, voyaient en George Sterling le plus grand poète vivant; ils ne connaissaient pas d’autres romancière que Kathleen Norris; ils croyaient que le vieux Hertz était un chef d’orchestre digne de ce nom et que les sons caoutchouteux de symphonie pouvaient s’appeler de la musique. Mon épouse et moi avons dû convenir, qu’après Paris, New York et Chicago, cela faisait un certain changement de rythme.

Le provincialisme et le retard culturel, comme toujours, avaient certains avantages. Nous étions à l’écart du marché de l’art. Il n’était pas envisageable de vivre de sa peinture, de ses livres ou de sa musique à San Francisco. On travaillait pour le plaisir et, pauvres, la plupart des artistes le restaient effectivement. Cette situation économique produisit une bohème en tous points semblable à celle de New York ou de Chicago entre les années 1880 et la Première Guerre mondiale.

... Nous fréquentions la “Casa Begine”, un merveilleux restaurant dont le règne touchait alors à sa fln, car Papa et Mama Begine vieillissaient et leur clientèle quittait peu à peu la bohème pour s’intégrer à la culture établie. Nous fréquentions la “Telegraph Hill Tavern”, que dirigeait une cuisinière émérite, grande amoureuse et piètre poétesse, une dame qui se faisait appeler Myrtokleïa, d’après le nom d’une héroïne des Chansons de Bilitis. Nous fréquentions l’établissement d’Izzy Gomez, qui était au début situé sur le port, face à la caserne des pompiers, et que William Saroyan a immortalisé dans son roman Ça s’appelle vivre. La “Casa Begine” de la grande époque était un authentique lieu de rendez-vous des artistes et des écrivains. On s’y attardait longtemps après les dîners somptueux, les discussions enfiévrées, les parties d’échecs passionnées et, le vin ayant coulé à flots, les soirées finissaient en chansons après minuit. L’endroit devait ressembler à la Closerie des Lilas, dans le Paris des années 1900, du temps où Paul Fort, élu “Prince des poètes”, était le maître des cérémonies.

Il régnait une atmosphère différente chez Myrtokleïa. Ses clients appartenaient à la pure bohème, des gens doués de personnalités d’artistes, mais sans talent personnel ou presque, qui se payaient des plaisirs de riches, quitte à se priver du nécessaire. Chez elle, régnait une sourde ambiance d’orgie, susceptible de dégénérer aux heures avancées de la nuit en abandon joyeux et débraillé. Myrto et ses amis se retrouvaient tous les ans au bloc pour s’être présentés nus — à poil, comme disent les Français —, au Bal des Arts. Le café de Myrto ressemblait plutôt au Dôme, dans le Montparnasse des années folles ou, plus fous encore, aux “salons de thé de la bohème” de Greenwich Village et aux cafés de Chicago — le “Grace’s Garret”, le “Purple Pup”, le “Green Mask”, le “Gray Cottage” —, dont la plupart avaient fermé leurs portes bien avant que la “Telegraph Hill Tavern” n’ouvre les siennes.

Le restaurant que tenait Izzy Gomez était unique. Sui generis. La description qu’on peut en lire dans Ça s’appelle vivre est exacte de part en part. Une chose que le roman ne dit pas, c’est que se retrouvaient là les éléments avancés, les durs à cuire du journalisme. Ils abondaient au bon vieux temps où aucun de ceux qui se respectaient, même parmi les éditorialistes, ne gobait un seul mot du Mensonge Social et où tous connaissaient les vraies réponses. Ils conféraient à l’endroit un caractere légèrement crapuleux de violence à moitié contenue. Ils sont tous morts aujourd’hui. Le dernier à partir fut l’élégant Pat O’Niall qui mourut, obèse et alcoolique, au Pittsburgh Press et qui représentait, pour ses collègues de la “profession du journalisme”, selon l’expression moderne, un mythe de crainte et d’émerveillement mêlés.

... La vie de bohème à San Francisco entre les deux guerres était peut-être provinciale, mais nous étions tous convaincus alors que le laissez faire, le dolce far niente de cette vie méditerranéenne étaient plus forts, plus durables ici qu’en aucun lieu autour de la mer intérieure sans marée.

Le quartier de Telegraph Hili était en avance sur Saint Tropez. La colline n’était pas encore pavée; au nord, les rues étaient à peine tracées et, à l’est, grimpaient des escaliers en bois délabrés. Deux vieilles femmes gardaient des chèvres dans les terrains vagues et, la nuit, les abritaient dans une salle de leur maison faisant office de grange. Les immigrants italiens venaient presque tous du nord de leur pays, le plus souvent de Lucques. Leur communauté s’est regroupée dans l’Amicale la plus importante de la région de San Francisco et, à chacun de mes passages à Lucques, j’ai rencontré là-bas des connaissances avec qui boire un verre.

Pendant les vendanges, les caniveaux étaient rouges du vin coulant des pressoirs. Une ambiance de saine orgie, rythmée par les accords de mandoline, de guitare et d’accordéon, s’emparait de la colline. Cette vertu latine gagnait surtout les membres de la bohème qui formaient une petite minorité. San Francisco était probablement la seule ville des États-Unis où les intellectuels arrosaient leurs fêtes de vin, et non d’alcools forts ou de cocktails.

Les moeurs sexuelles elles-mêmes étaient saines, quoique fort libres. Ici, les frustrations, les tensions, les rivalités qui caractérisent Greenwich Village restaient rares. La plupart du temps, les fêtes ou les rencontres nocturnes se terminaient par des chansons. Six mois de fréquentation de Telegraph Hill suffisaient à vous fournir un interminable répertoire de chants folkloriques, de ballades anglaises ainsi qu’une vaste culture de chansons paillardes du meilleur aloi...

(Novembre-décembre 1973)

 


 

Un mot sur la période beat


La dernière fois, je me suis arrêté dans ma petite histoire de poche de la Renaissance de San Francisco au moment où Ginsberg et Kerouac arrivaient en ville. Les cinq années qui suivirent furent celles de la “génération beat”, un produit soi-disant san franciscain qui fut, en vérité, entièrement fabriqué par les magazines Time et Life. Les activités culturelles de la Renaissance de San Francisco étaient engagées depuis longtemps, et aucun des écrivains ou des artistes appartenant à ce mouvement, dont certains avaient déjà acquis une notoriété considérable, n’aurait pu être rangé sous l’étiquette “beat”.

Un jour, débarqua à San Francisco le poète Walter Lowenfels, un de mes vieux amis dont j’avais fait la connaissance entre les deux guerres parmi les Américains de Paris (Henry Miller le dépeint dans Printemps noir sous les traits de Jabberwohl Cronstadt). À cette époque, la justice le poursuivait pour communisme. Il tenait des conférences dans tout le pays en organisant lui-même sa défense (il finit par être acquitté). Je lui demandai s’il accepterait de participer à une soirée de lecture de poésie à San Francisco. Il était le chef de file de l’ancienne génération des Modernistes, inconnus à ce moment-là des jeunes auteurs et lecteurs, et qu’on redécouvre actuellement. Lowenfels fut d’accord. J’essayai de lui trouver une salle en ville. Mais personne n’osait l’accueillir, pas même le Centre de Poésie de San Francisco. Je me rendis à la Galerie Six, une coopérative réunissant six peintres qui sont partout reconnus désormais par les institutions culturelles. Ils acceptèrent avec enthousiasme, bien qu’ils n’aient en rien été communistes. Lowenfels fit salle comble, à la stupéfaction des bureaucrates rouges locaux. L’un d’entre eux, un vieil anachronisme de la pseudo-littérature prolétarienne me dit, effrayé: “C’est qu’il a les jeunes avec lui!”. “Pas qu’un peu”, lui répondis-je.

Une quinzaine de jours plus tard, la Galerie Six me demanda d’organiser une deuxième soirée de lecture. J’invitai la plupart des poètes d’une Renaissance de San Francisco déjà bien établie. Ginsberg, lui, lut Howl et le public en ressortit abasourdi. Il venait d’assister à l’explosion des vieilles mentalités. Une nouvelle époque littéraire venait de commencer.

Jusque là, Ginsberg avait été un poète conventionnel et spirituel; Kerouac, l’auteur d’un premier roman très conventionnel. Gregory Corso avait publié un livre financé par ces Messieurs-je-sais-tout de la revue l’Advocate, à Harvard, qui avaient eu l’impression de monter un canular. Bob Kaufman arrivait en ville. William Burroughs se décomposait quelque part au sud de la frontière. Voilà pour la “génération beat”, qui ne compta jamais d’autres écrivains et dont aucun des membres n’était natif de San Francisco ni fixé en ville depuis plus de quelques mois. Parce qu’ils épousaient exactement l’image des révoltés et de la bohème que se font les journalistes, leur célébrité fut cependant assurée du jour au lendemain. En l’espace d’un an, ils étaient devenus les objets d’un culte national et, pour finir, international. Bientôt, tous les lieux de rendez-vous des lycéens des sous-préfectures du pays se vidèrent de leurs adolescents en crise. Ils prirent la route de la Californie, laissèrent pousser leurs barbes juvéniles et clairsemées; les filles revêtirent leurs cuisses naguère virginales de bas noirs. Ils débarquèrent en rangs serrés pendant deux ans peut-être, puis disparurent. Le journaliste Herb Caen les baptisa “beatniks” et, peu de temps après, ils firent leur apparition à Londres, Berlin (on les y appelait Gammler), Tokyo, Moscou (où ils furent nommés stilyagi). Aujourd’hui encore, on peut voir des jeunes lire des traductions de Sur la route, convaincus qu’ils sont en train de découvrir un Nouveau Testament.

Ce que toute cette fureur a de surprenant, c’est que, en dehors des cinq écrivains de l’origine, elle n’engendra rien. Rien en littérature ni dans les arts plastiques ou dans d’autres domaines. La raison pour laquelle aucun des développements dans la culture de cette période ne lui sont redevables, est évidente: l’art réclame beaucoup de travail et faire le beatnik est une occupation qui vous prend tout votre temps...

(Avril 1975)

 


 

Haight-Ashbury et les années soixante


Le mois dernier, mon histoire de poche sur la San Francisco Renaissance concernait les années 50 et l’époque Beat. La suite:

Comme les années 50 arrivaient à leur fin, San Francisco semblait avoir achevé une synthèse culturelle de haut vol. Elle était unique dans le pays, avait une réputation mondiale et était porteuse de la promesse d’une élévation durable des valeurs, en qualité et en profondeur. Les six ou sept petits théâtres étaient certainement les plus intéressants du pays; ils étaient très différents les uns des autres mais tous étaient radicaux dans leur approche de l’art dramatique. L’un d’eux, le Actors’ Workshop, était soutenu avec réticence par les plus jeunes membres de l’Establishment, qui espérait le voir devenir une institution civique comme le Ballet de San Francisco.

San Francisco avait donné naissance à des musiciens post-bop comme Charles Mingus. Les peintres qui avaient étudié sous la direction de Clyfford Still et Rothko avaient acquis la célébrité à travers le monde en tant que seconde génération des Expressionistes Abstraits et deviendront bientôt eux-mêmes une Institution. Les poètes de la San Francisco Renaissance étaient publiés par des maisons d’éditions commerciales de New York, New Directions, Grove Press, dans les Pocket Poets de Ferlinghetti, et commençaient même à apparaître dans des anthologies. Pendant la décennie suivante, ils deviendront les sujets d’innombrables thèses de doctorat. (Des candidats au doctorat armés de magnétophones se présentent encore pour m’interviewer à une fréquence de un toutes les trois semaines.)

La San Francisco Renaissance est devenue une industrie comme celle de Henry James, de D.H. Lawrence, de Ezra Pound. En 1960, dans la bouche d’un agent de M.C.A, “La révolte est la denrée la plus à la mode de la Rue,” la “Rue” en question étant Madison Avenue et son prolongement Hollywood Boulevard.

Cela ressemblait certainement à une période de stabilisation, allant progressivement jusqu’au jour où des portraits de Ginsberg et de Ferlinghetti aux barbes blanches remplaceraient ceux de Longfellow et de Whittier sur les murs des couloirs poussiéreux des lycées de province.

Tout à coup, survint une nouveau bouleversement ou culbute. Pour comprendre ce qui est arrivé, il faut comprendre une loi qui s’était imposée dans l’histoire de l’art depuis la fin de l’Époque Moderne en 1929 — la Loi de la Queue de l’Ane. De Manet à Mondrian, l’évolution de la peinture a été l’excroissance naturelle des traditions fusionnelles d’une civilisation mondiale. Si vous vouliez voir Picasso, ou même Salvador Dali, tout ce que vous aviez à faire était de fréquenter le Louvre, et, en l’espace d’un mois, vous aviez vu les deux, étudiant attentivement un Tintoretto, un bas relief égyptien ou une sculpture africaine. La peinture moderne était des peintures de peintres, hautement qualifiés et soigneusement étudiés, mais, pour le public, comme l’a dit Khroushchev, “cela a tout l’air d’avoir été peint par la queue d’un âne plongé dans la peinture.”

A chaque génération, des artistes surgissent en acceptant la critique du public, en l’approuvant et, étant des ânes, docilement, ils dirigent leur queue vers la toile et peignent  — jusqu’à ce que, dans le dernier quart du siècle, ils soient parvenus à dominer toutes les formes d’arts. Il y a plus de dix ans, je participais à un symposium avec l’un des peintres “majeurs” des États-Unis, un professeur dans l’une des universités de Californie, qui était célèbre pour ces peintures de hamburgers et de glaces en cônes. Il m’annonça qu’il se rendait à Venise suite à une quelconque subvention. “Super,” ai-je répondu, “Vous adorerez les Tintoretto.” J’ai découvert qu’il pensait que Tintoretto était un plat comme les lasagnes ou les tagliarinis. À l’inverse, puisqu’il vit probablement des sujets de ses peintures, j’aurais pu lui dire que lasagne and tagliarini étaient des grands peintres de la Renaissance qu’il ne devait pas manquer.

Quoi que les Beats aient pu penser de leurs oeuvres, elles représentent un portrait cinglant d’une société en voie de désintégration accélérée. La génération suivante embrassera avec enthousiasme ce portrait comme “style de vie,” pour utiliser son propre jargon. Au même moment, deux facteurs externes sont intervenus. La guerre dans la Péninsule Indochinoise, qui avait duré une centaine d’années, se raviva. Les Français furent défaits et mis dehors et les Américains furent assez fous pour reprendre le flambeau, intervenant massivement dans ce qui deviendra plus tard la guerre la plus longue et la plus impopulaire menée par les États-Unis. La révolte de la jeunesse fut tout autant massive que l’intervention et en suivit proportionnellement l’escalade. À la fin, elle s’étendit en dehors des États-Unis pour s’étendre à la jeunesse du monde. Le second facteur externe, qui s’avèrera lié étroitement à la présence américaine en Indochine lors de l’épisode final, était la dope — l’héroïne notamment.

Le matérialisme stérile et l’hypocrisie, tout spécialement l’hypocrisie sexuelle, de l’American Way of Life avait aliéné une grande partie de la jeunesse, qui se tourna vers différentes formes de mysticisme indien ou oriental, la pauvreté volontaire, la liberté sexuelle et une forme d’anarchisme instinctif, inarticulé et idéaliste. C’était une quête, qui n’est pas sans rappeler celle de Whitman, de la Communauté de l’Amour — et qui,  jusqu’à la Guerre de Sécession, avait donné l’espoir de devenir le style de vie américain. Puisque ces jeunes gens avaient été élevés dans des familles et dans un contexte social dépourvus de toute intériorité, ils espéraient forcer la chambre forte verrouillée de leurs vies intérieures avec des produits chimiques. 

Pendant un court instant, cela a semblé marcher. Haight-Ashbury devint un monde rêvé de Love Children gouvernés par Lucy in the Sky with Diamonds, qui ressemblaient étrangement à Ozma de Oz sans vêtements et avec des fusées sortant de leur tête. Tout le monde s’évertuait à essayer de faire manger des roses aux chevaux des policiers, qui n’étant pas des chèvres, n’aimaient pas cela.

J’avais rendu visite à un vieil ami de Kyoto cette année-là, fraîchement revenu d’un voyage aux États-Unis et qui avait participé au premier grand love-in (appelé Human Be-In) dans le Golden Gate Park. Il était alors convaincu que la révolution surviendrait d’une combinaison entre l’amour et la pharmacie. Il n’est pas très porté sur la musique. Un critique de jazz a ajouté le rock à cette formule révolutionnaire et s’est déclaré d’accord avec l’auto évaluation des Beatles, selon laquelle ils étaient plus importants que Jésus Christ, sans parler de Karl Marx. Ma réponse à cela était: “Attendez que la Mafia prenne les choses en mains.”

Lors du Be-In même, il circulait parmi la foule d’étranges personnages de Los Angeles, vendant à des prix bradés, ou même gratuites, un large assortiment de puissants stimulants mentaux. En l’espace d’une année, le speed avait remplacé l’acide (LSD), et une sorte de colère folle — la colère des esprits hallucinés — prit possession de Haight-Ashbury. Soudainement un jour, et pendant une semaine environ, survint la disette. On ne pouvait plus rien trouver, même pas de la marijuana. Puis, ils firent leur apparition dans les rues, colportant leurs trucs comme des journaux, des vendeurs d’héroïne, qui pendant un court moment, la distribuaient presque gratuitement.

Haight-Ashbury, et au-delà le mouvement mondial hippie fut certainement un phénomène culturel, mais son effet sur les arts, à l’exception de la musique, fut minime.

(Mai 1975)

 


 

La fin d’un âge d’or


Sauf si je me rends compte d’avoir oublié quelque chose de très important, cet article sera le dernier de ma petite série d’histoires sur la Renaissance de San Francisco. Je l’ai écrit parce que la plupart des nouveaux arrivants dans la Ville [San Francisco] connaissent très peu de choses concernant la culture spéciale de San Francisco, si différente de celle du reste de l’Amérique. Tu le découvres vite si tu voyages à l’étranger et que tu dis au gens d’où tu viens. Le monde divise en deux les États-Unis — les USA et San Francisco. Les premiers font naître un air renfrogné: le second seulement des sourires. Il doit y avoir une raison.

Il y a dix ans de cela environ, cependant, des signes ont montré que cela commençait à changer. La Ville votait Démocrate de façon écrasante pour la politique de l’état et à l’échelle nationale, mais Républicain pour le choix de ses maires. Elle a élu un maire qui durant ses années à la Chambre des Représentants a fait moins que n’importe quel représentant au Congrès pendant le vingtième siècle. Broadway, qui a été l’endroit de divertissement le plus propre et le plus raisonnable du pays, avec du vrai alcool dans les boissons, et des douzaines de restaurants français, italiens et basques, de ceux que l’on trouve dans les villages du vieux pays, a été envahi par — comment pourrions nous appeler cela? — l’industrie internationale du divertissement.

Des boîtes seins nus et parfois culs nus possédées par des gens venus d’ailleurs ont fleuri partout. Les prix ont doublé et quadruplé. Les trois affaires de Enrico, le café trottoir, le Dante’s Billiard Parlor, et le hungry i, qui avait fait l’histoire du monde du spectacle pendant des années, ont été les cibles de harcèlements divers, officiels et officieux, avec des offres toujours plus élevées pour les racheter. Les curés les plus influents du voisinage commencèrent à fulminer contre les divertissements les plus légitimes du quartier — Le Jazz Workshop (qui était dirigé, à perte, par un jeune avocat qui aimait la musique) — était accusé d’être un endroit où les femmes blanches fréquentaient des noirs, tout comme chez Enrico et le pire de tous, chez Finocchio, l’arrêt préféré des touristes dans le district. Pour quiconque ayant vécu à Chicago ce qui arrivait était évident. L’invasion et la corruption qui en a résulté sont les principales causes du changement à North Beach et même dans la ville entière.

Au même moment, les deux grandes fondations nationales ont décidé d’arrêter de subventionner les petites entreprises culturelles indépendantes, à moins qu’elles ne soient soutenues par des universités; sur quoi un homme de terrain de la culture, qui avait juste auparavant pris la parole pour déclaré exactement le contraire, a démissionné. Le Tape Music Center fut obligé de déménager au Mills College. En une année, les principaux théâtres expérimentaux de la ville avaient tous fermé. Les directeurs du Actors’ Workshop et une grande partie du personnel déménagèrent au Lincoln Center à New York, où ils commencèrent une longue glissade agonisante. Il furent remplacés par l’un des jeunes directeurs les plus vigoureux du pays, qui indigna tellement son conseil d’administration qu’il fut renvoyé au bout d’un an, pour être lui-même remplacé, après d’interminables querelles, par A.C.T, une illustration appropriée du goût des administrateurs.

Les jeunes gens et jeunes femmes indomptés de la Six Gallery et le Dilexi ont vieilli et quand ils eurent connu les succès dans les écoles et les associations d’art , ils se sont montrés plus conservateurs et plus assoiffés de pouvoir que les impressionnistes et les American Scene Painters deux générations avant eux — au sens strictement néo-dadaïste du terme bien évidemment..

La danse n’a pas succombé totalement. Il existait beaucoup de groupes de styles — mais aussi de talents et de mérites — le San Francisco Ballet, cependant a été vaincu après une longue lutte, pour devenir une institution municipale, alors que d’un autre côté, le groupe de Ann Halprin le plus délirant est devenu, sans qu’elle s’en rende compte, institutionnalisé.

En littérature les choses se sont passées un peu différemment. Un grand nombre d’essayistes à succès, et connus dans les cercles littéraires sous le nom d’ “écrivains pour l’argent,” ont migré vers San Francisco ou Marin County, mais ils l’ont toujours fait au cours du vingtième siècle, et leur présence n’eut que peu d’effets sur la vie culturelle de la ville. Cependant, il a semblé que tous les lycéens de dernière année qui pensaient qu’ils ou elles étaient capables d’écrire de la poésie se sont mis à faire du stop vers la région de San Francisco après avoir obtenu leur diplôme — ou après l’avoir raté. Cela n’a pas que de mauvais côtés. Si tu as assez de lait, il va en sortir de la crème — à moins que le lait ne caille. Malheureusement la contre culture était occupée à s‘homogénéiser, alors il y eut moins de crème que l’on aurait pu s’y attendre.

Les années vingt sont supposées être l’époque où ont fleuri des petites revues de poésie expérimentale. Il y eut probablement davantage de telles petites revues publiées dans la région de San Francisco dans les dernières années qu’il y en eut dans le pays entier et à Paris-Amérique durant les années vingt. Sont-elles en réalité des revues de “révolte et d’expérimentation”? À quelques exceptions près, elles n’en sont pas. Elles sont toutes conventionnelles et conservatrices, mais comme les écoles d’art, conservatrices d’une convention — la convention de l’expérimentation et de la révolte.

Quelque chose est arrivé à la génération précédente qui a brisé les chaînes des conventions avant eux. Ils sont devenus le Système et ils ne le savent pas encore à ce jour. Ils sont aussi devenus des célébrités et des personnages cultes. Ils ont vendu plus de livres de poésie que tous les poètes de l’entre deux guerres, sauf Robert Frost et Edna Millay (le nombre d’exemplaires édités à cette époque s’élevaient à un millier ou moins). Ils ont attiré d’énormes foules qui ont avalé respectueusement tout ce qui leur a été servi — sauf ceux qui sont sortis en colère. Il est inconcevable que Allen Ginsberg puisse obliger un public dans le Dakota du Nord  qui s’est déplacé de tout le Nord-Ouest pour l’écouter, à chanter “Ah-h-h-h-h-h-h-h-h-h-” pendant trois quarts d’heure, suivi par un “chant” de son copain Peter Orlovsky. C’est certainement cela être un personnage culte.

Les Maharishi and Maharaji-Ji n’ont jamais fait mieux. Parce que dire à un public ce qu’il veut s’entendre dire et ce qu’il sait déjà par cœur, est le contraire de la poésie, la qualité de la poésie écrite par ces gens, qui, il y a encore peu de temps de cela, ont changé le cours de la littérature mondiale, a, dans la plupart des cas, décliné. Ferlinghetti a tenu bon, comme ont tenu bon des plus jeunes comme McClure et Meltzer, mais les deux seuls du vieux groupe qui tiennent encore lieu de guide à travers le pont vers le futur sont Snyder et Whalen.

Une génération a passé et il est temps pour une révolte générationnelle. Malheureusement, on n’en voit que peu de signes, excepté parmi ces gens qui bénéficient, pour le meilleur ou pour le pire, d’une stimulation extra littéraire — le mouvement des femmes, les militants noirs, les Chicanos, les tiers-mondistes et même les militants du mouvement gay, parmi lesquels, mais rarement, on trouve le gros des meilleurs jeunes écrivains d’aujourd’hui.

C’était un âge d’or et un grand plaisir de l’avoir vécu, mais cet âge d’or est fini et il est temps d’en commencer un nouveau.

(Juillet 1975)

 



Dernière partie du San Francisco de Kenneth Rexroth, traduit de l’américain par Joël Cornuault (Éditions Plein Chant, 1997) [sauf les articles avec astérisque, traduits plus récemment par Didier Mainguy]. R
eproduit avec l’autorisation du traducteur et de l’éditeur. Les textes originaux (copyright Kenneth Rexroth Trust) ont paru dans le journal San Francisco Examiner et le mensuel San Francisco.

L’édition imprimée du San Francisco de Kenneth Rexroth contient beaucoup de belles illustrations ainsi que d’utiles notes et commentaires par le traducteur. On peut commander ce beau livre auprès de la Librairie “À la Page” (anciennement Libraire La Brèche).


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