B U R E A U O F P U B L I C S E C R E T S |
Les Black Muslims
Hemingway
Le parc du Golden Gate
Sciences et pseudo-sciences
San Francisco, ville méditerranéenne
Électre, film de Michel Cacoyannis
La cabane Rexroth
Victor Serge: Mémoires dun révolutionnaire
Ralph Stackpole et les fresques de la tour Coit
La Grèce antique à la rencontre de lInde
Émerveillement et méditation dans les montagnes
Du mysticisme, éthique et pharmaceutique
Tartufferie wagnerienne
Certaines personnes peuvent se demander pourquoi j’accorde autant d’importance à
discuter des problèmes des nations émergentes des anciens empires coloniaux ou
aux questions concernant les noirs américains. C’est tout simple. Ce sont les
informations les plus importantes actuellement.
Le texte le plus remarquable est peut-être le long article de James Baldwin, où il déclare au sujet des émeutes à lU.N.O. qu’il avait prévu d’être là mais qu’il sest embrouillé dans les dates [il y avait une erreur dans son agenda]. Dans les derniers mois, à travers des articles dans Harper’s et autres revues, James Baldwin a émergé soudain comme le porte parole le plus militant et certainement le plus pertinent de sa race.
Pourtant je connais beaucoup de noirs cultivés des professions libérales qui ont toujours considéré James Baldwin comme plutôt snob — un mélange de Ivy League, de Booker T. Washington, si ce n’est d’oncle Tom. Il ne l’a jamais été mais son succès comme écrivain et sa reconnaissance par le milieu blanc, sa courtoisie et son aspect soigné, les ont rendus méfiants.Il est grandement significatif qu’un noir tellement assimilé et équilibré devrait critiquer Martin Luther King, le nouveau leader militant, pour sinon s’être compromis mais du moins courir le risque de se trouver pris au piège de la compromission contre sa volonté.
Les gens qui interviennent aujourd’hui ne sont pas des parias. Ce sont des gens comme Harry Belafonte, John Lewis, James Baldwin, pour qui l’Amérique blanche considère avoir fait preuve de générosité. Ce sont précisément des gens qui peuvent séjourner dans un hôtel de première classe (sauf dans le Sud Profond), qui peuvent manger dans les meilleurs restaurants, qui peuvent se marier avec quelqu’un d’une autre race si ils le souhaitent, sans faire trop d’histoires, qui disent aujourd’hui, “Si il survient une épreuve de force, je suis davantage du côté des ‘extrémistes’ que de l’autre. Je suis avec Elijah Muhammad plus que je ne suis contre lui.” Moi aussi.Les américains blancs n’ont tout simplement aucune conception du degré d’hostilité qu’ont engendré au cours des siècles leurs mauvais traitements chez les afro-américains, et pas seulement chez les incultes et les “inadaptés.”
Le temps ne fait pas que manquer. Il est terminé. Gardez à lesprit que même Malcolm X, le porte-parole de la Nation de lIslam de Elijah Muhammad, est né dans le Nebraska, où le racisme est à peu près aussi faible que nimporte où ailleurs aux États-Unis.Il est stupide de considérer le ”chauvinisme noir”, comme les communistes d’il y a longtemps avaient coutume de dire, comme l’expression des “inadaptés”. Quel afro-américain n’est pas inadapté aux Etats-Unis?
L’américain blanc le plus équilibré, si il devenait soudainement noir et si il était soumis aux handicaps de l’afro-américain le plus assimilé, ferait une dépression nerveuse en un rien de temps.Rien ne montre plus la force et l’intelligence de la race noire que le fait que, de Lena Horne au type qui m’apporte mon courrier, tous pour la plupart, surmontent tous les formidables handicaps et apportent une précieuse contribution à la société — la société blanche.
Il existe actuellement une douzaine de groupes extrémistes environ à New York avec des programmes prônant le nationalisme africain et/ou le “chauvinisme noir”. Ils font une assez forte impression, en prêchant dans les rues le samedi et le dimanche soir, mais la plupart de ces groupes ne comptent qu’une poignée de membres, de 25 ou 50 au minimum, et deux centaines au maximum.
Le groupe qui a captivé l’imagination publique et qui, à l’heure actuelle, recrute certainement le plus de membres est la “Nation de l’Islam” de Elijah Muhammad, les dénommés Black Muslims. Leurs journaux parlent d’environ “250 000 Black Muslims en Amérique”, mais des observateurs sympathisants estiment leur nombre autour de 50 000. Le mouvement s’étend rapidement. Les casquettes en peau d’agneau et les chemises bordeaux sont de plus en plus courantes sur Fillmore Street au cours des semaines.
Il est important avant tout de comprendre quil ne s’agit pas de musulmans orthodoxes. Il existe une petite mission islamique dans Harlem, avec des membres disséminés dans le pays. Ils répudient la Nation de l’Islam en termes non équivoques.
Il existe sans aucun doute quelques communistes infiltrés dans la nation de l’Islam, pêchant avec circonspection en eaux troubles. L’organisation en elle-même est résolument anti-communiste. Sa propagande reprend l’opinion dominante chez les afro-américains selon laquelle le Parti Communiste utilise puis trahit le noir américain.
Les Black Muslims représentent-ils une menace? Vont-ils fourvoyer les afro-américains, avec une violence gratuite et gaspiller leur énergie dans une lutte pour des revendications irréalisables?
J’en doute. Je ne pense pas qu’il y aura un jour un état noir indépendant dans le Sud. Bien que, pour tout vous dire, ils peuvent avoir le Mississippi, en ce qui me concerne.
L’organisation a officiellement renoncé à la violence dans les tribunes des Nations Unies. Elle interdit à ses membres de boire, de fumer, et de vivre de manière immorale. En fait, comme les musulmans orthodoxes, ils sont plutôt puritains selon les critères de Fort Dodge, sans parler de Harlem.
Je suis plutôt anti-puritain, mais je connais Harlem. Il vaut mieux que l’hostilité accumulée dans ce trou de l’enfer se manifeste sous forme de chemises bordeaux, de robes modestes et d’abstinence, plutôt qu’à travers l’héroïne dans les lycées et les bagarres aux couteaux.
Le mouvement, comme une maladie bénigne, est circoncise. L’échec de Marcus Garvey, il y a une génération de cela, a démontré que les noirs américains ne veulent pas devenir des africains, encore moins des musulmans. Ils veulent devenir américains. Ils sont venus ici en même temps que les Stuyvesant, les Fairfax et les Cabot, et ils veulent seulement le même statut qu’eux.
[26 mars 1961]
Avant de lire la notice que vient de lui consacrer Joseph Alsop, javais
lintention de réserver une partie de ma chronique à ce quil est convenu
dappeler un hommage neutre de cet écrivain dont la portée nest pas discutable.
Désolé, il va me falloir dire carrément ma pensée. Je trouve répugnant léloge
qui est fait des défauts criants de Hemingway.
Limage dune bande de journalistes sur le retour et de bohèmes de tous pays assistant extasiés à un combat de coqs en poussant des hourras est... Quoi au juste? Chacun trouvera le mot qui convient. Rien, en tous cas, qui exprime un profond appétit de vie.
Je nai pas beaucoup destime pour les gens qui prennent plaisir à tuer; mais jaccepte de cohabiter avec des chasseurs pourvu quils nimposent leurs moeurs ni en privé ni en public. (Parlant des marins de Kronsradt, Trotski télégraphia un jour à Zinoviev lordre de les tirer comme des perdrix. Bertrand Russell commenta: On ne devrait jamais permettre à un chasseur de conduire une révolution.)
Je hais ceux qui font de la mort un spectacle sportif. Je suis sérieusement davis que tous les Américains qui assistent à des courses de taureaux devraient être enfermés à leur retour dEspagne.
Comment peut-on affirmer que Hemingway aimait la vie? Cest la mort qui le fascinait on ne peut employer ici le verbe aimer, qui a une connotation positive , comme il ne sest jamais lassé de le dire. La mort fascinait Hemingway au même titre que les serpents sont censés fasciner les oiseaux, dun charme vide mais irrésistible. La vie qui sempare des personnages de ses romans ne relève pas de lexpérience mais de la sensation. Hemingway est le maître de la nature morte brillante une nature qui ressemblerait à une image stéréoscopique, infiniment plus nette que la réalité. Beaucoup plus nette, mais nullement chargée de plus de sens. Ses héros, eux aussi, sont des créatures aux contours parfaitement découpés, plus définis que ceux des hommes réels, qui sestompent dans de multiples sortes dobscurités.
Il en va de même pour son style qui, autrefois, paraissait tellement réaliste je reprends Hommes sans femmes, en croyant lire des vers libres, la langue cérémonielle dune religion sans déité, ni foi, espoir ou charité.
Comparons un instant le roman de Hemingway sur la guerre dEspagne à celui de Malraux. Je pense que Malraux est la plupart du temps malhonnête et tapageur lorsquil se met à philosopher ou à moraliser. Mais au moins la malhonnêteté apparaît. On ne trouve aucun intention ni évaluation morales dans le roman de Hemingway. Sa guerre dEspagne nest pas une tragédie. Cest un fiasco compliqué à lextrême, comme une corrida qui se tiendrait avec des filles qui ne savent pas où dormir et des hommes qui nont rien dautre à faire que de mourir.
Je ne me suis pas assis à ma table avec lintention dattaquer Hemingway. Bien au contraire. Cétait un grand écrivain. Ses attitudes envers la vie sont devenues le code des croyants en lincroyance. Elles remplacent la religion au sein de lintelligentsia technique et professionnelle du monde entier, une classe beaucoup plus profondément aliénée que la classe ouvrière de Marx. Son style vide, haché, inquiétant est imité par les détectives de la télévision et les philosophes français. Les courses de taureaux sont maintenant autorisées au pays de Montaigne.
Il y a longtemps, au moment de la parution de ses premiers livres, un critique était-ce Wyndham Lewis? déclara quon reconnaissait la vaste culture et lintelligence de Hemingway à ceci que ses personnages ne sexprimaient jamais en bon anglais et ne proféraient que des stupidités. Dès lorigine, Hemingway incarna le rejet de ce quon appelle la tradition humaniste. Il était afficionado parce que Shaw était végétarien et Romain Rolland pacifiste.
... Certains ont dit que la seule valeur que Hemingway air trouvé à opposer à un monde vide et hostile, fut le courage. Or le courage implique que lon entretienne des relations plutôt complexes avec autrui, dans sa réalité. La réponse de Hemingway ne consista pas en un acte dévaluation morale. En une réaction plutôt. Une sorte dattitude solitaire de pur défi.
Elle prit fréquemment dans sa vie personnelle lapparence dune truculence puérile. La truculence, dit-on, provient dun sentiment dinsécurité. Lunivers de Hemingway était terriblement vide. Il ne comportait aucune niche, aucun abri confortable.
Ce qui est révélateur, cest que lunivers de nombreuses personnes ressemble au sien, particulièrement dans nos pays sur-civilisés. Lirrationalité, langoisse cachée, linsécurité permanente, lattitude de défi, toutes ces qualités, tous ces défauts jadis individuels, sont devenus les marques dune civilisation entière.
Que Hemingway les concentre en lui aussi sûrement, donne la mesure de son envergure artistique. Mieux que quiconque, il a donné forme à un nouvel archétype, à un type nouveau dhomme moderne. Cet homme est assurément un personnage tragique, mais la tragédie dont il est lacteur na rien de littéraire. Cest celle de la société elle-même.
(9 juillet 1961)
Dimanche dernier, jai emmené les filles se promener à bicyclette dans le
parc du Golden Gate. Le climat de San Francisco na quun vague rapport avec le
calendrier. Cétait une vraie journée dété. Le monde entier était dehors. Les
cerisiers étaient en fleurs; tout nétait quéclat et renouveau.
Le parc du Golden Gate ne cesse de mémerveiller. Il na pas de rival dans lhémisphère nord. Les jardins de Kew, le bois de Boulogne, le Pincio, tous paraissent petits, pelés, malingres par comparaison. Les grands parcs de Chicago sont certes vastes, mais ils sont pauvrement dessinés.
Les masses dombre et de lumière; les formes élancées ou rondes des arbres; le jeu de lherbe, des feuillages et de leau; les perspectives profondes et la précision de certains détails aucun jardin, à ma connaissance, ne les égale.
Quand jétais jeune, traversant le parc à vélo, je rencontrais souvent John McLaren, un peu plus rondelet que la statue qui le représente, surveillant lélagage dune grosse branche ou la plantation dun bouquet darbustes. Quel art extraordinaire était le sien! Une musique qui ségrène dans un présent éternel. Ou un poème, un tableau dont, une fois terminé, chacun peut jouir, à commencer par son créateur.
McLaren avait calculé en dessinant son jardin que celui-ci natteindrait sa pleine beauté quune génération après sa mort.
Je me demande souvent si je ne suis pas injuste, mais il me semble que la noblesse des conceptions de McLaren est en train de se perdre. Petit à petit, lesprit fonctionnaire et le besoin de résultats immédiats rongent lintégrité de ce qui demeure nous en prenons rarement conscience lune des plus grandes oeuvres dart au monde.
Si des ingénieurs des Ponts et Chaussées proposaient un jour de tracer un étroit ruban de bitume au milieu du chef-doeuvre où Rembrandt a représenté son frère, ils déclencheraient un tonnerre de protestations. On les traiterait de déments et les empêcherait de nuire.
Rien nest plus absurde à mes yeux que de sacrifier un jardin, entre tout endroit, aux exigences de lautomobile. Une bonne majorité de gens saccorderaient probablement à dire que nous avons déjà laissé détruire de trop nombreux jardins et quil est temps darrêter ce massacre.
Comment se fait-il dailleurs quon autorise la circulation des voitures dans le parc? Dimanche dernier, le trafic était si dense quil gênait toutes les activités pour lesquelles cet endroit a été construit.
Il est devenu si compliqué et si cher de se promener à cheval quil vaut mieux nen plus parler; dautant que les jeunes, aussi bons cavaliers soient-ils, nont plus le droit de monter quaccompagnés, ce qui leur ôte tout leur plaisir. La bicyclette est interdite dans les allées et, par ce beau temps, elle devient dangereuse sur les routes. Les restaurants, eux, ont disparu depuis belle lurette.
Il se peut que je souffre de nostalgite aiguë. Mais je ne suis pas fâché de savoir que je ne serai jamais assez vieux pour voir les enfants, cloîtrés dans des espaces chiches au bas de tours de 200 étages et connaissant les délices de la marche à cloche-pied, interrompre leurs jeux au grand air pour me demander: Dis, papy, cétait comment avant lexplosion démographique?
(11 avril 1962)
Je suis en route vers Aspen, dans le Colorado, pour prendre part à un
colloque intitulé: Le public et sa compréhension du rôle social de la
science...
Bien que la majeure partie de la population ait été scolarisée de longues années, le vocabulaire des sciences et leurs méthodes continuent de susciter dans ses rangs autant de terreur et dincompréhension que les danses et les formules rituelles des sorciers. Quant au but de la science, il est toujours perçu comme relevant de la magie, comme lemprise du mystère sur notre destin.
Je me souviens de cette vieille image qui représentait, lorsque jétais enfant, un homme vêtu dune blouse blanche soumettant une célèbre marque de haricots en boîte à un examen de laboratoire rigoureux; un de ses collègues, également de blanc vêtu, et dont le visage était illuminé par la même lueur de génie que celui de Watts devant sa bouilloire, consignait ses observations sur un carnet.
Ces savants exercent encore aujourdhui, mais comme les conserves de haricots semblent se vendre toutes seules, ils se sont recyclés dans les déodorants, les filtres à cigarettes et le rouge à lèvres. Pour le reste, le public a vaguement entendu parlé dune poignée de chercheurs fous qui, enfermés dans un abri anticyclonique des montagnes du Nouveau Mexique, inventèrent il y a quelque temps un joujou qui détruisit deux ou trois villes du Japon et menace de faire sauter la planète entière. Au-delà de ce niveau de connaissances scientifiques, règne une confusion aussi sombre que vaste et effrayante.
On croit peut-être que je plaisante? Un des candidats les plus cultivés à lélection au poste de gouverneur de Californie était un chaud partisan dAbram, linventeur dune soi-disant machine électronique capable de diagnostiquer nimporte quelle maladie. Un autre écrivain, le plus tranchant des critiques sociaux de ma génération et, qui plus est, excellent poète, auteur de nouvelles et de pièces de théâtre, continue de croire dur comme fer à la thérapie de lorgone naguère mise au point par Wilhelm Reich.
Des producteurs de cinéma, des gros actionnaires, des industriels, sans omettre le sage de Big Sur, organisent leur vie quotidienne en fonction de leur thème astral.
Le premier boy-scout venu, détenteur de sa médaille du Mérite scientifique, pourrait prendre en flagrant délit dignorance des faits scientifiques de base ces gens instruits, dont certains mêmes sont des intellectuels.
Tel est le public, au sens courant de ce mot. Bien pire que son ignorance des détails, est sa mécompréhension de la nature même de la science. La plupart des gens, y compris dans les pays civilisés, vivent encore à un âge pré-scientifique.
La machine dAbram; la boîte à orgone de Reich; lastrologie; les remèdes doux contre le cancer; les jeûnes miraculeux; la fausse médecine; la dianétique; la cybernétique; la pseudo-psychiatrie et, pendant que nous y sommes, lAtlantide, on assiste dans chacun de ces cas à une manipulation du réel à partir dhypothèses insoutenables, dans lunique intention de soulager les gens de leur sentiment dinsécurité. Les aborigènes dAustralie nagissent pas autrement lorsquils se transpercent le corps, remplissent les entailles de plumes démeu et pointent leurs bâtons en direction des villages ennemis.
Cest pourquoi aussi le public applaudit des deux mains aux projets dispendieux et spectaculaires que sont les voyages spatiaux, tout en manifestant son indifférence aux procédés révolutionnaires et peu coûteux du dessalage de leau de mer.
Les grigris spatiaux rassurent dans la mesure même où ils coûtent cher et sont spectaculaires. Rien de tel dans un verre deau, mais un astronaute qui tourne autour de la terre apporte une protection qui nest guère plus efficace quun sachet dherbes magiques autour du cou. LAmérique fut bouleversée le jour où elle apprit que les Russes avaient réussi à envoyer ensemble dans lespace un spoutnik et un chien. Nos magiciens avaient été dépassés. Nos chamans, à qui nous avions consacré tant dargent, nous avaient laissé tomber.
Je me demande si les centaines de chercheurs qui, ces dernières années, ont participé au genre de colloque auquel je me rends aujourdhui, ont conscience de marcher sur une couche de glace extrêmement fine. Il est vrai quil faut améliorer lenseignement des sciences à lécole; quil faut combler le fossé qui sépare les deux cultures, pour reprendre lexpression de Sir Charles Snow, entre scientifiques et humanistes. Il est vrai que nous devons protéger la science des appétits des industriels et des militaires; chérir et nourrir le public cultivé; consacrer davantage de ressources à la recherche et moins au développement, cest-à-dire à une technologie clinquante. Il est vrai que nous devons extirper de la mythologie populaire limage comique et/ou subversive du savant et de lintellectuel. Tout cela est parfaitement juste.
Mais toutes ces questions concernent encore lélite, je veux dire les chercheurs eux-mêmes et le public informé. Ces deux groupes dépendent en dernière analyse de la grande masse des gens. Tant que celle-ci vivra intellectuellement à lâge de pierre en matière de science, les chercheurs et le public éclairé se sentiront aussi mal à laise que des poissons de mer quon a forcé à sadapter à leau douce.
(10 juin 1962)
... Les frères Fromm organisent chaque été dans les vignes de Paul Masson
au-dessus de Sararoga, des concerts de musique de chambre. Le programme de
dimanche dernier était entièrement consacré à Schubert Quintet la Truite
et Octet en fa majeur , lune des musiques les plus charmantes dans son
genre. Elle fut jouée sur un rythme fluide qui sharmonisait avec le lieu. Mais
cest le lieu lui-même, comme toujours, qui était la vedette du spectacle.
Il ma rappelé un endroit où jai habité il y a quelques années avec mes filles, un couvent accroché aux collines de Berico, surplombant la plaine de Vento, au-dessus de Vicence. Jamais je ne métais senti plus près du paradis sur terre. Javoue cependant que la maison de Paul Masson dans les vignes arrive au second rang, pas loin derrière. Certes, Palo Alto nest point Padoue, mais elle en a les tours. Sunnyvale nest pas Venise, mais le dôme de son vieux hangar en forme de dirigeable est tout scintillant dans la brume du plein été.
Ce qui compte, marques essentielles de la civilisation, ce sont les vignes, les oliviers, les figuiers qui descendent en terrasse dominant les métropoles agitées. Si les oiseaux ne sont pas des rossignols, leur chant éperdu est le même, tandis que les notes du violon montent et descendent dans les grenadiers. Et la maison, modeste, bien que fort ancienne pour la Californie, ressemble à sy méprendre à quelque église romane juchée, avec son village italien, sur une hauteur à lécart du tourisme.
Ce qui compte nest pas que ce lieu ressemble à lItalie, cest quil ressemble au nord de la Californie. Il nous appartient, à nous qui sommes le dernier bastion de la vie méditerranéenne, de cette culture du vin et de lolive qui entoure la mer sans marées, seule civilisation que lhomme occidental fût jamais capable de forger.
Barcelone est une ville hantée. Les Provençaux affirment que Marseille est devenue Chicago ce qui est un peu exagéré. Gènes et Naples sont des labyrinthes dune pauvreté à glacer le sang. Athènes, avec toute sa joie de vivre, nest plus quune ville de province. La lumière qui jadis brilla sur la Jérusalem de Salomon, lAthènes de Périclès et la Rome de Marc Aurèle brille sur nous désormais, dans lautre moitié du monde.
(1er juillet 1962)
Les films sont devenus tellement sensationnels et racoleurs ces dernières
années, que je narrive pas à les juger. Ils semblent surtout faits de
nitroglycérine et damphétamines. Et faits avec suffisamment dhabileté pour
vous arracher jusquà la dernière parcelle de réaction émotive. Je préfère
rester chez moi.
Je trouve que le film étranger typique, plein de sadisme, de pornographie et porteur dune fausse critique sociale, corrompt, au sens littéral du mot, ma sensibilité. Je perds toute faculté de jugement. Et puisque je suis payé pour juger, je ne peux me permettre de gâcher ma sensibilité dans des divertissements dignes des jeux du cirque.
De là vient ma prudence. Pourtant, cette fois, je ne crois pas mêtre laissé prendre. Je pense sincèrement que Cacoyannis vient de réaliser un des meilleurs films de lhistoire du septième art. Électre supporte la comparaison avec les classiques de lâge héroïque du cinéma. On y sent manifestement linfluence de certains dentre eux, comme La Passion de Jeanne dArc de Dreyer ou les oeuvres de Pudovkin, dIlya Trauberg et de Dovshenko. Jaimerais revoir Jeanne dArc pour vérifier si Électre est un film aussi bon, meilleur ou moins bon. Disons quil en approche de près la qualité.
La haine tue, disait Euripide et toutes ses pièces sur la lignée dAgamemnon démontrent que la haine tue dabord le haineux. Son Électre et son Oreste sont les premiers délinquants juvéniles, véritables sociopathes de la littérature.
Cest Irène Pappas qui incarne Électre au cinéma. Prisonnière dun acte de vengeance héroïque, le personnage est dune agressivité mesquine. Elle ne pense quaux vêtements, aux bijoux et aux bains dont elle a été privée. Elle est cependant terrible, larchétype de toutes les filles qui comparaissent devant les juges pour leur incorrigible hostilité envers la société, en répondant: Ma mère est une putain.
Il nest pas de meilleure preuve du savoir-faire de Cacoyannis que son adaptation condensée des grandes odes dEuripide en quelques vers récités par un choeur magnifiquement dirigé, qui se meut en dansant et récite la poésie comme jamais peut-être je ne lavais entendu réciter. De plus, chaque plan où apparaît le choeur est mis en scène avec un art consommé, une composition spatiale en noir et blanc qui se développe et coule avec une efficacité totale. Leffet densemble est presque insoutenable.
Les spectateurs étaient assis sur le bord des fauteuils, envoûtés et pleurant parfois. Jai rarement vu une salle émue à ce point. Jamais, en tous cas, pour un film qui est le contraire du mélange de sexe, de sadisme et de sensations convenues qui a actuellement les faveurs du cinéma intellectuel.
(6 mars 1963)
Jai commencé à randonner sur les longues crêtes et dans les vallées
profondes et boisées du nord-ouest de Marin County il y a quelque trente-cinq
ans. À moins dune heure de voiture, la contrée, dont lhabitat est
remarquablement espacé aujourdhui encore, avec ses rares exploitations
laitières, a peu souffert de laction des hommes. Jai écrit plusieurs de mes
livres dans une cabane, à Devils Gulch, enterrée dans une forêt épaisse, sur le
versant ouest du mont Barnabe, près dune étroite cascade.
La semaine dernière, marrêtant au bureau daccueil du parc national Samuel Taylor afin dobtenir lautorisation de camper à Devils Gulch, qui est désormais propriété du parc, quelle ne fut pas ma surprise de lire sur la carte ces inscriptions: Cascade aux marches, Cabane Rexroth. Eh bien, me dis-je, me voilà associé à John Muir*. Et, pour plus de surprise, le Sierra Club avait prévu dorganiser la semaine daprès une randonnée sur les lieux, fléchée à laide de pancartes démontables.
Je me suis dirigé vers la cascade, tandis que mes petites filles installaient la tente. La cabane était depuis longtemps tombée en ruine, mais rien dautre navait changé. Tout était resté pareil à ce soir dautomne pluvieux de 1928 où javais découvert ce cul-de-sac dissimulé dans la forêt escarpée. La petite cabane mesurait moins de trois mètres carrés, à peine plus grande que son âtre fait de grosses pierres empilées. La porte était ouverte; il y avait des casseroles et des poëles; une lampe à huile; de vieux édredons suspendus hors de portée des souris et des rats ainsi que, bricolé au-dessus du ruisseau, un système de douche archaïque. Dans le crépuscule dautomne tranquille, la cabane, la clairière et la cascade, recouvertes de feuilles dérables jaunes, avaient un air légèrement menaçant, comme dans un conte de fées.
En 1928, javais passé la nuit sur place et, en quelques mois, je vins à connaître la plupart des randonneurs qui utilisaient la cabane. Personne ne savait qui lavait construite. Dans le ravin suivant, une seconde construction, un tant soit peu mieux conçue, avait été bâtie par lun des groupes qui fréquentaient le premier endroit. Elle était considérablement plus vaste et établie directement à la confluence de deux chutes deau, à limage du lieu de retraite dun saint bouddhiste japonais. La cabane, à létat de ruine chancelante, existe toujours.
Les promeneurs qui utilisaient ces refuges finirent par se lasser ou par changer dactivité, si bien que je restai le seul locataire des lieux. À deux reprises durant la guerre, je demeurai tout lété dans la grande cabane. Par la suite, si javais un travail littéraire un peu délicat à accomplir, jallais misoler jusquà ce que je laie terminé. Un jour, ma résidence devint parc national et jen fus expulsé.
La semaine dernière, assis dans une petite tache de soleil au pied de la cascade, jeus limpression que je venais de découvrir lendroit quelques minutes plus tôt. Il ny avait pas de miroir pour refléter mes cheveux gris et mes rides; je portais la même paire de jeans, la même chemise rouge et mes bottes à hautes tiges. Je revoyais les années passées; le temps semblait sêtre écoulé imperceptiblement. Les morts, mes mariages, mes deux enfants, mes quinze livres, mes voyages autour de la terre lérable et le sapin près de la cascade ont-ils grandi ou dépéri? Les fougères ont-elles poussé plus nombreuses?
En contrebas, le long du ruisseau principal, tout a changé. Pendant la guerre, la chaîne fut soumise à un pâturage intensif. En deux ans, le ruissellement des eaux avait mis à nu les racines des grands arbres; les rives herbeuses se transformèrent en plages de galets; le chardon et la cigué gagnèrent partout du terrain. Les dégâts dus à lérosion sont plus rapides et spectaculaires que toutes les réparations que lon peut faire. Les responsables du parc ont beau y apporter tous leurs soins, je ne vivrai pas assez longtemps pour revoir Devils Gulch dans son état dautrefois.
Je me suis assis près de la cascade en regardant les feuilles de laurier dorées descendre en vrille dans la mare. Une colombe a gémi doucement dans le bois; des faucons à la queue tachée de rouge crièrent en jouant dans le ciel; une biche et ses deux faons traversèrent la clairière sans saviser de ma présence.
Toutes ces années ont-elles eu lieu? Ou bien métais-je assoupi dans la chaleur du soleil et le bruit de la chute deau? Et la Dépression, la guerre, les livres, les tableaux, les femmes, les réalisations et les tourments dune existence ne furent quun rêve. Je jetai un coup doeil derrière moi, la cabane, nul doute, avait disparu de ma vue. Mais en regardant la falaise humide dun vert noirâtre et leau qui ruisselait, je fus absorbé par leur intemporalité.
Enfin le soleil disparut et je frissonnai de froid. Je me levai et descendis le sentier abrupt pour rejoindre en bas mes filles affairées autour du camp. Je me sentais un peu raide javais dû rester trop longtemps assis près de la cascade.
(30 juin 1963)
[*Naturaliste et alpiniste (1838-1914), auteur de récits de voyage, il est à lorigine de la création des parcs nationaux. De nombreux sites portent son nom. Il fonda le Sierra Club, qui milite pour la protection de la nature de nos jours encore.]
Je finis de lire le livre de Victor Serge reçu en service de presse. Une
histoire à vous glacer les moelles. Jeune anarchiste, Victor Serge fut dabord
incarcéré dans une prison française. Il en fut relâché au cours dun échange
dotages avec les bolcheviks et devint lun des fondateurs du Comintern. Il
rejoignit les rangs de lopposition quelques années avant Trotski et fut envoyé
en Sibérie. Par un hasard extraordinaire, il put séchapper de Russie avant la
purge qui allait décimer la génération révolutionnaire.
En Espagne, il assista aux mêmes purges des loyalistes par les bolcheviks. Il senfuit à Marseille, après la défaite de la France jeus alors une brève correspondance avec lui , pour finalement gagner le Mexique, où il mourut quelques années plus tard.
Quelle aventure! En premier lieu, Serge est de loin le meilleur écrivain ayant occupé un poste aussi élevé dans lappareil bolchevik. Lounatcherski, qui fut un temps commissaire à la culture, admiré de tous, nétait quun amateur et un dilettante à côté de lui. Serge avait publié plusieurs romans émouvants et était une personne très humaine et très sensible. Cest pourquoi ses mémoires sont mieux écrits que les autres livres qui pourraient lui être comparés.
Trotski était rigide, rancunier, vaniteux et il resta un bolchevik incorrigible jusquà sa fin tragique. Alexandre Berkman, dans Le Mythe bolchevik et Anton Ciliga dans Dix ans au pays du mensonge déconcertant, sont les deux seuls auteurs qui aient dénoncé le naufrage moral du bolchevisme sans se compromettre en retour à un degré quelconque. Mais ni lun ni lautre nétaient de très bons écrivains: ils étaient des révolutionnaires libertaires professionnels. Victor Serge était les deux à la fois.
Sur son livre souffle, de bout en bout, un vent de mort. Il ressemble à un catalogue de noms célèbres: Staline jette inlassablement ses victimes au fond de cellules insonorisées, et Serge en dresse la liste, encore et encore. Des généraux, des poètes, des assassins de métier, des espions agents doubles ou triples , des hommes de science, des érudits, des artistes, des jolies femmes et des intellectuels barbus: nous connaissons tous lhistoire. Serge, lui, a connu personnellement ces gens. Il les voit vivre, non pas avec la malice épigrammatique de Trotski, mais avec pitié et compréhension. Puis, il les voit mourir, et Serge éprouve chaque mort en lui-même. Quelque chose meurt au fond de lui avec chaque victime. Ce nest pas lauteur dun tel livre qui aurait donné lordre de les tirer comme des perdrix, pour parler comme Trotski.
Avec le long effondrement moral de la révolution russe, quelque chose est mort pour une génération entière. Ce nest pas seulement que lépoque de lespérance révolutionnaire connut une fin lamentable. Après les procès de Moscou, la conscience de lhumanité se trouva mutilée. Elle ne sest jamais complètement rétablie depuis.
Quand jétais enfant, je croyais, et mon père croyait, et son pere avant lui avait cru que la vie allait être différente et meilleure, partout, pour tous, tout de suite; et nous croyions que ce monde serait relativement facile à construire. Il ny avait pas que des gauchistes pour croire cela. Le banquier J.P. Morgan le croyait autant que le Pape et lempereur François-Joseph.
Les événements ont pris une autre direction. Nous vivons encore en pleine tourmente et dans linsécurité. La situation de la majorité des hommes a empiré depuis 1863. Le niveau de vie augmente dans de rares pays civilisés: en Afrique, en Asie et en maints endroits dAmérique du sud, cest linverse qui se produit. Sur une grande partie de la planète, la tyrannie a remplacé lincompétence pour se révéler plus incompétente encore. Le tsar, le kaiser, limpératrice douairière de Chine semblent indéniablement efficaces et bienveillants comparés à la moitié des chefs dÉtat qui siègent aujourdhui aux Nations Unies.
Avons-nous appris quoi que ce soit? Lexpérience est le plus pauvre des maîtres, mais au bout de la énième fois, chat échaudé craint leau froide. Avons-nous compris que lhumanité nentrerait pas au royaume dUtopie grâce à des idées, en rédigeant des manifestes ou en fusillant les gens?
Les professeurs de marxisme bavardent jusquà plus soif sur le conflit économique qui oppose le nord industriel au sud agricole. Ils noublient quune chose: cest que Marx voyait là une lutte morale, révolutionnaire. Nous avons fait presque autant de victimes que Staline, et le peu quont permis tous ces crimes na meme pas valu aux morts la reconnaissance des vivants.
(8 septembre 1963)
Lautre soir, coup de téléphone. Qui était au bout du fil? Ralph Stackpole...
Il na plus sa jeunesse, mais moi non plus et il est resté pour sa part tout ce
quil y a de fringant. Débordant didées et denthousiasme, il donnait
limpression de pouvoir vivre jusquà cent dix ans. San Francisco a connu
plusieurs âges héroïques et, en discutant avec Ralph qui en fut un des meilleurs
protagonistes, mes souvenirs de lentre-deux guerres me revinrent à la mémoire,
pleins de vie.
Qui est Ralph Stackpole? Aujourdhui, seul probablement un petit nombre de lecteurs de cette chronique ont entendu parler de lui. Il fut, pendant vingt ans ou plus, le chef de file des artistes san franciscains. On peut voir ses sculptures en plusieurs endroits de la ville, notamment le long de lescalier de la Bourse.
Ceux de lancien temps retiennent surtout de lui un vaste ensemble de sculptures monumentales que lon put voir pendant une nnée avant quelles ne sévaporent comme la rosée: les statues de lExposition universelle de San Francisco. Toutes nétaient pas de sa main, la plupart ayant été réalisées par des artistes plus jeunes dont il avait été le professeur ou quil avait influencés. Elles étaient dominées par une création gigantesque quil avait intitulée Pacifica, selon le thème de lExposition.
Rien ne subsiste de ce travail dartiste. Il promettait de devenir un style nouveau, caractéristique de San Francisco, une combinaison dinfluences venues du bassin pacifique tout en demeurant authentiquement indigène. Cours et fontaines de lExposition se présentent à mon esprit dans une parfaite netteté de nobles figures, aimables et ensoleillées. Elles en firent sans nul doute lune des Expositions universelles les plus courtoises et gracieuses. Et elles annonçaient une joie, une foi et un espoir dune qualité que nous ne retrouverons jamais plus.
À peine avaient-elles été mises en place que la guerre balaya une fois encore la civilisation. Lorsque la lumière revint sur lEurope, lart avait pris la tournure de laliénation, de la défiance et du dégoût pour la civilisation même et lensemble de ses valeurs.
Avant daller déjeuner, jai invité ma secrétaire à monter voir les peintures murales de la tour Coit, qui furent elles aussi exécutées sous la responsabilité de Ralph. Javais gardé delles limage dune sorte de bande dessinée qui se déroulait au-dessus de la tête des visiteurs.
Je fus surpris de découvrir quelles sont dune excellente tenue. Bon nombre des meilleurs artistes de la région y ont participé... et pour toute la période du New Deal, aucune autre réalisation ne les égale aux États-Unis. Le seul projet artistique subventionné digne de leur être comparé fut également réalisé ici, à San Francisco je pense aux fresques de Hilaire Hiler et de ses associés, dans le parc aquatique. Il nexiste pas de plus belle image de la Californie des années 1930. Certes, on y voit des masses de manifestants, de grévistes et de chômeurs brandissant des journaux révolutionnaires; mais leur présence est vraiment discrète au milieu des travailleurs des champs, des ouvriers, des dockers et des gens ordinaires, tous habités dune vigueur extraordinaire joie, espoir et confiance en lavenir, qui expriment lesprit de San Francisco aux pires heures de la Dépression...
(23 février 1964)
Je ne saurais trop recommander la visite de lexposition de sculpture
classique de lInde qui se tient au musée De Young. Cest une expérience quon
ne fait quune fois au cours de son existence.
Mes collègues journalistes ont relevé dans leurs comptes rendus la trace dune influence grecque, ou hellénistique du moins, sur plusieurs pièces exposées. On ignore généralement quAlexandre, après avoir conquis la Perse jusquà ses limites orientales le long de lIndus, fonda, au Pakistan et en Afghanistan daujourdhui, de nombreuses cités ou garnisons grecques. Coupés du reste du monde grec, les monarques de ces royaumes gouvernèrent la région jusquau début de lère chrétienne.
Ainsi, le royaume de Bactriane (la ville de Bactries, de nos jours, sappelle Balkh), recouvrit un temps une grande partie de lAfghanistan, du Turkestan, du Pakistan et même, brièvement, une notable portion de lInde du sud.
On sait peu de chose de ces rois, sinon quils firent graver leurs portraits sur des pièces de monnaie, exemples les plus beaux qui soient de numismatique. Leurs traits subtils et arrogants font penser de près à ceux des gentlemen aventuriers britanniques qui devaient prendre leur succession 2000 ans plus tard. Il nest pas jusquà la coiffe dEucratidès qui ne fasse songer à un casque médiéval.
Cest dans ce berceau que le bouddhisme Mahâyâna grandit, sépanouit, et traversa lAsie entière pour atteindre le Japon. Ses artistes et ses décorateurs recouvrirent temples et grottes sanctuaires dune sculpture et dune peinture tirant leur inspiration plastique de la lointaine Méditerranée grecque. Ils firent preuve dune incroyable fécondité artistique, au foisonnement illimité et qui défie limagination. Bien quil se soit agi, je suppose, de ce que nous appellerions un art commercial, produit dans des ateliers organisés sur une base de production moderne, nulle part ailleurs le génie grec daprès Alexandre natteignit un tel niveau, sauf à Rome peut-être, dans certaines oeuvres du règne dAuguste.
Nous avons là un des épisodes les plus fascinants de lHistoire, dautant plus stimulant pour lesprit quil nous est mal connu et que ce que nous en savons ne laisse pas dêtre extraordinaire.
Nous savons que les drames dEuripide y étaient représentés dans des cours surplombant, depuis la chaîne de lHindou Kouch, les déserts de lAsie centrale. Nous savons quHercule et Vishnou, Bacchus et Shiva étaient confondus sur les pièces de monnaie. Nous savons que le bouddhisme, qui était à lorigine une sorte dempirisme religieux athée, se transforma en une religion à mystères, comparable à celles du bassin méditerranéen.
Un soutra Mahâyâna, Les Questions de Milinda, a comme interlocuteur laventurier Menander qui, chassé de Bactriane par des barbares envahissants, a conquis une portion notable de lInde occidentale. Un peu partout le long des côtes, aussi bas que la ville de Bombay, on peut voir des tombes gravées de noms grecs. Les âmes des morts sont tantôt dédiées à Bouddha et à ses bodhisattvas, tantôt aux divinités hindoues, ou encore aux divinités de la mère patrie, là-bas, de lautre côté du monde.
... Pendant longtemps, les philologues furent intrigués par une langue aryenne, que parlaient une bande de pillards sauvages, assassins et pouilleux, vivant dans les montagnes et les vallées de la frontière au nord-ouest. Ils étaient sans aucun doute les habitants les plus avilis et indociles de la plus indocile des contrées. Un jour, quelquun découvrit que la langue quils utilisaient était une forme dégénérée de celle de Platon.
Un ami me demande si cest le genre dinformation qui convient à une chronique. Et pourquoi pas? Je ne me vois pas polémiquer pendant trois semaines daffilée. Je sentirais que je me rouille, comme les vieux ponts. Cest un sujet qui sort de lordinaire et qui fascine. Il est pertinent et nous invite à la réflexion. Dans quelle horde de sauvages, et dans les montagnes reculées de quel pays croyez-vous quon parlera encore anglais dici 2000 ans?
(21 juin 1964)
Les gens disent souvent quils partent dans la nature pour se mettre à
lécart de tout. Cest peut-être ce que je recherchais dans ma jeunesse, car je
me souviens davoir passé des mois ainsi, seul ou avec Andrée, ma première
épouse, munis de notre sac à dos et fuyant toute rencontre. Comme la sierra à
cette époque était moins fréquentée, notre projet était plus facile à réaliser.
Nous passions notre temps à méditer et à nous émerveiller lescalade est un exercice démerveillement, la pêche à la truite un exercice de méditation , tirant notre force de lintérieur de nous-mêmes. Lorsque nous voyions quelquun arriver au loin nous lévitions, et la redescente dans la vallée où nous achetions nos provisions, croisant brièvement dautres humains, nous rendait toujours irritables.
Je suppose que jai vieilli, que jai mûri comme on dit, puisque mes motivations sont désormais différentes. Je ne vais plus à la montagne pour fuir autrui mais, au contraire, pour me réconcilier avec lui. Au bout de onze mois, je sens que mon attitude envers les hommes devient de plus en plus mécanique. Imperceptiblement, je les revêts des masques et des haillons qui nous servent à classer les êtres humains causes, tendances, appartenance sociale, forces, idéologies et toutes sortes détiquettes.
Le plus mortel des péchés, disait Kant, est de considérer lautre comme un instrument ou un moyen, et non comme une fin en lui-même. Cela nempêche pas la société de faire de nous, contre toute humanité, contre toute sensibilité, des instruments les uns pour les autres. Tous, nous sommes corrompus par un monde qui sefforce de faire de chaque objet et de chaque personne des moyens en vue datteindre une fin autre. Je résiste tant que je peux, mais linfection, le virus me gagne, qui transforme tout homme un je comme moi-même en une chose à mes yeux, et me transforme secrètement moi-même en une chose aux yeux de mon semblable.
Ainsi, lorsque je méloigne un peu et rejoins pour un temps les pierres, les fleurs et les poissons, la vie reprend vie. Le président de la République, le meurtrier dont parle le journal, le Pape, les passants dans la rue, ne représentent plus queux-mêmes: ce sont des hommes comme moi. Il ny a plus ni marxistes, ni catholiques, ni démocrates. Ni Américains, ni Eskimos, ni Noirs. Des gens qui me ressemblent. Nous sommes ensemble et nous ignorons ce qui va se produire.
Certains trouvent un grand confort à répéter que tous les êtres humains ont une âme, également précieuse au regard de Dieu. Cest un sentiment estimable et une grande vérité. Mais il me semble parfois que nous nous en servons pour esquiver le problème: nous avons en tête une abstraction appelée tous les hommes, qui seraient unis sur une gigantesque fresque à la Fra Angelico, entièrement équipée, avec auréoles, harpes et sourires béats sur des visages tous identiques.
Nous sommes en août et, allongé sous le ciel de la fin dété, je regarde la Grande Nébuleuse dAndromède qui nage là-haut et passe - nuage de millions détoiles, chacune de la taille de notre soleil. Et je pense au monde, là, au pied des montagnes. Plus de deux milliards dêtres humains sont en vie. Chacun dentre eux est un animal comme moi, nu sous ses vêtements. Sous sa peau, son corps est rempli de sang, dos, de chair et de mystérieuses cellules qui le maintiennent en vie. De temps en temps, elles le font souffrir et, un jour, elles cessent de fonctionner; lêtre humain meurt et devient pourriture. Chacun ne représente que lui-même, une personne nommée Barry, Nikolai, Wang ou Nkerere. Nul autre jamais ne le remplacera. Chacun dentre eux nage dans mon imagination, comme la Nébuleuse dAndromède, deux milliards de fois le même nuage, et chacun prononce le mot qui à tout jamais lempêche dêtre une chose celui dont je me désigne moi-même: le mot je.
(23 août 1964)
Camper en haute montagne représente pour moi, un moment de retour à soi et de
mise en ordre de mes pensées et de mes actes. Un examen de conscience pour
lannée écoulée, comme lexamen auquel se livrent les moines, chaque soir avant
de dormir. Cette année, jai emporté dans le paquetage de nos mules quelques
recueils de poèmes chinois et français, des manuels dhistoire naturelle et
dastronomie pour les enfants, et quelques livres religieux des pages
choisies du baron Friedrich von Hügel et deux ou trois livres dauteurs plus
récents, parmi lesquels Alan Watts.
Depuis que je lai découvert à lâge de quinze ans, jai toujours trouvé conseil et illumination auprès de von Hügel. Il reste selon moi le plus profond, le plus sensible et, de loin, le plus équilibré et raisonnable des écrivains religieux du XXe siècle lun des esprits majeurs quait produit lÉglise catholique romaine des temps modernes. Naguère encore, on le suspectait de modernisme.
Ses idées aujourdhui ont fait leur chemin au-delà de ses attentes et elles nous paraissent à tout prendre conservatrices et prudentes. Il a été rétabli dans sa réputation, mais je doute quil soit beaucoup lu. Cest dommage, car il offre un remède sage contre la maladie de notre époque.
Il y a tant décrits spirituels maintenant qui prêchent une religion sans larmes, la vision sans la responsabilité. Aldous Huxley, Christopher Isherwood, Gerald Heard, Alan Watts sévertuent depuis des années à populariser et rendre accessible aux masses petites bourgeoises vivant dans des taudis aux façades roses et aux fous de Zen qui habitent des immeubles sans eau chaude, une illumination à bas prix, accessible sans effort. En fait, Huxley les derniers temps et Watts aujourdhui, préconisent de se la fournir à la pharmacie du coin. Une goutte dacide lysergique fait laffaire, la béatitude ne coûte pas plus de trois francs la dose. Cannabis, peyotl et héroïne sont là pour vous faire planer et voir le visage de lAbsolu pharmaceutique. Après quoi, le foyer de postcure ou lhôpital vous refont une santé, et vous pouvez repartir pour un tour.
Voilà la triste fin que connaît le bouddhisme Zen à North Beach et à quoi aboutit lengouement daprès-guerre pour lextase à bon marché. Il est facile de comprendre comment on en est arrivé là. Huxley, Heard et Watts ne manquent pas une occasion de railler les dogmes superficiels de la religion, les codes moraux, lhypocrisie victorienne, le genre de propos injurieux quil est de bon ton de tenir dans les milieux sophistiqués. Cela sappelle de lantinominisme. À quoi sajoute leur propre dogme, qui veut que toutes les religions nen forment quune. Toutes ont pour but, selon eux, de révéler un moyen unique datteindre lextase, de sorte que toutes les distinctions péniblement établies au nom desquelles les hommes se sont fait la guerre et ont dressé des bûchers, sont confondues dans une bouillie sentimentale doù sélève un parfum dencens de seconde qualité. Le mot qui convient ici est: gnosticisme.
Le système éthique par lequel les vulgarisateurs de la religion veulent remplacer les vieux codes moraux dépassés, est la simplicité même: il suffit daller acheter un de leurs livres au supermarché et, après lavoir lu, dingurgiter un flacon de LSD vous devenez un bouddha sur commande! Il ny a quune expression pour dire cela: charlatanisme.
De fait, toutes les religions ont certains principes en commun. Lun dentre eux veut que lexpérience de lillumination, lextase du mystique, se produise à limproviste chez la plupart des gens et dans un ou deux brefs moments dune grâce particulière au cours de leur existence. Autrement, cette expérience est le fruit dune vie vécue dans une responsabilité bien plus extrême que celle quexige la morale la plus stricte. Le contemplatif catholique, le soufi, le moine bouddhiste respectent les règles qui les guident vers la perfection: lillumination vient couronner leur vie dintense activisme éthique, dhonnêteté, de loyauté, de pauvreté, de chasteté et, par-dessus tout, de charité, damour effectif et bienveillant pour toutes les créatures. La bonne vie crée une atmosphère dans laquelle lillumination spirituelle se répand, comme une lumière sans source et enveloppante.
Lun des aspects digne dêtre relevé dans les doctrines des mystagogues modernes est que leur objectif, le but de tous leurs efforts, devient chaque jour plus irréel et abstrait. Chesterton disait: mieux vaut adorer une idole de bois que labsolu. Lêtre ne repose pas sur une abstraction cest une concrétion.
Si le mot Dieu a un sens, il désigne ce qui est chargé du plus de réalité au monde; ce qui est plus réel que tout. Lhomme religieux ne recherche pas lexpérience de lillumination en tant quexpérience personnelle pour prendre son plaisir. Il est en quête de réalité et peut ne pas sapercevoir quil a rencontré lillumination. Cette distinction fait toute la différence.
(30 août 1964)
Eh bien, dis-je au patron en lui rendant mon papier dimanche dernier, grâce
au ciel, la nouvelle saison de lopéra arrive. Je naurais plus à parler de
religion et de lavenir de lhumanité. Je me faisais limpression de devenir un
vieux rouspéteur.
Comble de malchance, il suffisait que je veuille aller à lopéra pour quon y joue Parsifal! Je nai jamais compris pourquoi on monte un machin pareil, même à Bayreuth, le temple de Wagner. Huneker, il y a longtemps, résumait ainsi Parsifal: On y voit une bande de mysogines sadonner à la magie, armés de lances, de philtres, de coupes de cristal et de formules rituelles, tout en acceptant dêtre servis par une femme, une pauvre, malheureuse sorcière. Le second acte nous transporte au pays familier des mauvaises dramatiques. Un méchant magicien essaie de détruire la forteresse des nobles chevaliers en évoquant un spectre dune grande beauté. Incantations, sortilèges, lumières et hurlements conspirent à glacer le sang du spectateur.
Ainsi sexprimait mon mentor, dans des phrases quun nombre incalculable de critiques américains ont reprises après chaque représentation de Parsifal. Mes anciens camarades, les critiques Brockway et Weinstock, ne sont pas plus tendres. Parsifal est malsain, ennuyeux, incompréhensible, douteux, immangeable parce que trop mûr; cest un tissu de mauvaise qualité, dune phosphorescence décadente; un opéra stupide, dune innocence maladive, moralisateur et névrosé; un ragoût de balivernes mal assimilées, une machinerie pompeuse pour des résultats singulièrement éculés et plats; une oeuvre statique, criarde, stridente, pâle, négative, à laction débilitante, carrément monotone, et ainsi de suite pendant deux pages, auxquelles ils ajoutent le célèbre passage de Huneker cité plus haut. Je ne sais pas ce quen a dit Shaw, mais cela ne devait pas manquer de mordant.
Tout est tellement impur dans Parsifal. Ma fille Mary, compare la pièce à la consultation dune voyante pour clientèle riche. Nietzsche eut raison de rompre avec Wagner et de voir en lui un de ces vulgarisateurs didéaux à la cervelle boueuse, occupés à porter à la civilisation occidentale des coups dont elle ne se remettrait jamais.
Linventivité musicale dont Wagner avait un jour fait preuve sest transformée à lépoque où il composa Parsifal en une bouillie, clapotant dans un esprit vide et sale. Une pâte molle, une plâtrée religieuse, pire: une complète divagation. En jetant un coup doeil sur votre programme une fois rentré chez vous, vous vous apercevez quil est couvert des méchancetés et des glapissements de désespoir que vous avez griffonnés dans le noir. Puis, vous comprenez que le sujet vous éclaboussera si vous vous en mêlez. Mieux vaut changer de trottoir en hochant la tête.
Le second spectacle que nous avons vu concernait, en un sens, Wagner, Parsifal et tout ce qui sensuit. Je veux parler du Tartuffe de Molière que présentait, à la manière de la commedia dellarte, la compagnie de Ronny Davis. Quel bonheur! Pur et brillant! Après Parsifal, jéprouvais le besoin de me purifier lhaleine. Tartuffe ma rendu la santé, nettoyé et désodorisé.
Ronny Davis saméliore sans cesse; lui, comme acteur et metteur en scène et sa troupe, comme acteurs possédant un authentique nouveau style. Leur jeu est libre, aisé, comme une bande de gosses bruyants jouant par plaisir. Ils reprennent limmémoriale tradition comique, quun professionnalisme stérile est en train de tuer pour répondre aux exigences de la culture télévisée. Hormis le théâtre chinois, je ne vois aucun autre spectacle en ville qui soutienne la comparaison.
Je nai pu éviter de parler de religion aujourdhui encore puisque, tant Parsifal que Tartuffe abordent ce thème. Seulement, Molière était un homme profondément religieux, comme Rabelais, et ses pièces recèlent un pouvoir évangélique caché, au même titre que les paraboles des Évangiles. Voulez-vous savoir pourquoi Wagner a créé sa parodie de religion? Relisez sa correspondance. Wagner écrivit Parsifal sans vergogne, froidement, dans un seul but: se faire de largent.
(20 septembre 1964)
Deuxième partie du San
Francisco de Kenneth Rexroth, traduit de laméricain par Joël Cornuault
(Éditions Plein Chant, 1997). Reproduit avec lautorisation du traducteur et de
léditeur. Les textes originaux
(copyright Kenneth Rexroth Trust) ont
paru dans le journal San Francisco Examiner et le
mensuel San Francisco.
Lédition imprimée du San Francisco de Kenneth Rexroth contient beaucoup de belles illustrations ainsi que d’utiles notes et commentaires par le traducteur. On peut commander ce beau livre auprès de la Librairie À la Page (anciennement Libraire La Brèche).
Bureau of Public Secrets, PO Box 1044, Berkeley CA 94701, USA
www.bopsecrets.org knabb@bopsecrets.org