B U R E A U O F P U B L I C S E C R E T S |
Cervantes
: Don Quichotte
Shakespeare : Macbeth
Shakespeare : La Tempête
Webster : La Duchesse dAmalfi
Ben Jonson : Volpone
Isaac Walton
: Le Parfait Pêcheur à la ligne
Nombreux sont ceux qui pensent, bien au-delà des frontières espagnoles, que
Don Quichotte est le chef-d’oeuvre absolu de la littérature de fiction occidentale. Ce livre fait incontestablement partie des rares oeuvres
quun spécialiste de la littérature mondiale rangerait à côté du Rêve dans le
pavillon rouge, du Dit du Genji, et du Mahàbhàrata. Don
Quichotte exprime en concentré l’univers spirituel de l’homme européen
parvenu à mi-course: tout comme à laube de cette civilisation, figurent
LIliade et LOdyssée, et au crépuscule Les Frères Karamazov.
Son ampleur, son oecuménisme, empêchent de voir dans ce roman lépopée de la
seule Espagne statut qui reviendrait à loeuvre de caractère plus national
quest le Poème du Cid. Don Quichotte ne symbolise quune partie
de lEspagne: une partie qui est supérieure au tout.
Les manuels scolaires se plaisent à souligner la dimension satirique du livre et la volonté de son auteur den finir avec les romans populaires de chevalerie. Mais en fait, Cervantes a opéré une véritable transmutation de ce genre littéraire. Don Quichotte, c’est la quête du Graal à la puissance dix, et portée à un plan d’existence entièrement neuf. Les pays méditerranéens n’ont jamais manifesté de sympathie pour la légende du Graal, qui est un mythe plus fermement ancré dans l’esprit païen nordique que dans le christianisme. Malgré son atmosphère de pseudo-sacramentalisme, il est plus proche au protestantisme quau catholicisme, et lÉglise est toujours restée réticente devant le thème du sang et du corps du Christ que lon retrouve au coeur des différentes versions du Graal. La quête dont il est question dans la littérature nordique cela vaut aussi bien pour le Mabinogion que pour Kafka — est celle de lAutre absolu.
Don Quichotte commence sa quête la tête pleine de fantasmagories. Il ne découvrira au bout du compte que sa propre identité. Mais il fera cette découverte en communion avec ses semblables. Il apprendra qui il est en apprenant quil ressemble à dautres, et que ceux-ci sont ses frères. Le mystère qui lui sera progressivement révélé, au gré de ses aventures embrouillées est celui des choses de la vie. Ses rencontres seront tout le contraire des procès et des interrogatoires gnostiques de lâme.
Le Livre des morts égyptien mettait à la disposition des défunts des formules magiques qui devaient les aider à se diriger dans lau-delà. Dans Don Quichotte, un être vivant apprend à surmonter, pas à pas, les pièges que lui tend la vie sur cette terre. Le scepticisme et la candeur d’Ulysse, Cervantes en a investi Sancho Pança et les faits eux-mêmes, tandis que des sirènes et des cyclopes subjectifs menacent de corrompre de lintérieur le valeureux hidalgo. Dans Don Quichotte comme dans LOdyssée, un personnage rusé et qui a fait mille voyages cherche son salut. Comment le trouvera-t-il? En affrontant, chemin faisant, les obstacles de la vie.
Les hallucinations qui assaillent Don Quichotte — les moulins et les brebis — se dissipent à mesure qu’avance le récit. Mais nous aurions tort de nous moquer du chevalier de la Manche. Le lecteur s’aperçoit bientôt qu’il ne s’agissait pas tant de mirages que derreurs de référence. Sancho et Don Quichotte ont des hallucinations parce quils ne savent pas lire la réalité, parce quils mesurent mal la puissance du mana, de la force secrète, dont sont imprégnés moulins, brebis, objets quotidiens, fermes et auberges de la campagne espagnole. Sancho Pança mésestime constamment la magie dont ils sont chargés. Le noble chevalier ne cesse de la surestimer. Aux yeux de lécuyer, il ny a que banalité sous lordinaire. Pour son maître, la banalité est lannonce dun sacré omniprésent.
La réalisation de soi, lépanouissement de la personnalité, est sans doute le thème de toutes les grandes oeuvres dimagination. Dune certaine manière, Don Quichotte na pas dautre sujet. Mieux encore que Montaigne et ses sages rêveries, Cervantes est parvenu à exprimer dans ce livre insurpassable lhumanisme le plus pur. Il na pas voulu délivrer de message. Sa sagesse émane des aventures contrastées et indéfiniment renouvelées auxquelles lexistence convie les êtres humains.
Cette philosophie à hauteur dhomme saccorde mal avec lidée que saint Jean de la Croix, le Gréco, Unamuno ou García Lorca, nous ont laissée du caractère espagnol. On impute souvent le côté noir de lEspagne lEspagne du sang et du sable, de la nuit obscure de lâme, de lambivalence de lamour et de la mort à linfluence islamique. Rien nest plus faux. Lidée que lexistence terrestre est une sorte dautodafé était, au contraire, une réaction contre lhumanisme sensuel et raffiné du Califat de Cordoue.
Comparable en cela à la Chanson de Roland, au Poème du Cid, ou au poème byzantin Digenis Akritas, Don Quichotte est une épopée de la Frontière, l’expression artistique de l’affrontement entre deux cultures, l’islam et le christianisme. Cervantes passa une bonne partie de sa vie à combattre les musulmans, ou enfermé dans les geôles de ceux qui, naguère, avaient été ses compatriotes. Et dans ce cas le prisonnier a été effectivement captivé par cette autre culture: Don Quichotte aurait pu voir le jour à Cordoue, à lépoque de sa splendeur, ou dans lÉgypte des Fatimides, ou encore dans le Bagdad de Harûn Al-Rachid. Il aurait alors rencontré le public, depuis toujours civilisé, des Mille et Une Nuits.
Mais une profonde différence de ton sépare les deux oeuvres, qui est une différence de foi. Don Quichotte et Sancho Pança parcourent les plaines de la Manche où souffle le vent, un peu comme le Christ et ses Apôtres ont erré dans des paysages désertiques assez semblables, cueillant et mangeant des grains de blé le jour du Sabbat, le noble chevalier apprenant alors, dans la douleur, comme on dit, que le sabbat a été fait pour lhomme, et non lhomme pour le sabbat. Une moitié de la culture espagnole a constamment, et violemment, rejeté cette éthique qui suppose que les splendeurs réelles dépassent les splendeurs imaginaires; seul un fou, nous dit Cervantes, le fou le plus noble de la littérature universelle, était capable de mettre une telle morale en pratique.
Bien que lhistoire passe de chaumières en châteaux, de la crasse aux brocarts dor, le livre ne cesse pas de manifester la plus riche urbanité. L’intelligence dont il fait preuve nest pas celle dun citoyen dune république de second ordre: elle est héritée de la culture du pourtour méditerranéen, aussi ancienne que les premières fondations de Jericho, avec ses rues balayées par le sable, son système de canalisations ingénieux, ses maisons entourées de jardins, ses places où les hommes venaient écouter et parler des idées nouvelles, avec, enfin, son savoir-vivre et son ordre. Don Quichotte est la réponse de lIbérie à lenvahisseur wisigoth.
La somme incommensurable de commentaires auxquels le livre a donné lieu est la meilleure mesure de son humanité profonde. On peut aborder son héros dautant de façons que lhomme lui-même. Les Théosophes, les fidèles de lÉglise Scientiste, les Baptistes, les Catholiques, les apôtres de mille sectes, se reconnaissent dans la Bible. Ils pourraient se retrouver dans le livre de Cervantes. Il en existe autant dinterprétations que dinterprètes, et jimagine que la plupart dentre elles sont diamétralement opposées à la mienne.
Macbeth est la plus simple, la plus dense, en même temps que la plus
brève des pièces majeures de Shakespeare. Elle annonça le renouveau dun genre
de tragédie qui allait rester en vogue jusquaux règnes de Jacques 1er et de
Charles 1er: la tragédie de sang, que Thomas Kyd avait popularisé dans la
Tragédie espagnole, au début de la période élisabéthaine. Les dramaturges de
cette époque croyaient faire ainsi revivre le théâtre antique. Mais seule une
minorité dérudits avaient accès à la source grecque; pour les autres, ils
navaient à leur disposition que les mélodrames déclamatoires de Sénèque.
Dans Macbeth, Shakespeare a perfectionné la tragédie sénéquienne dont Webster (dans La Duchesse dAmalfi et Le Diable blanc), ainsi que Cyril Tourneur, John Ford et James Shirley, devaient par la suite reprendre la tradition. Il a aussi renouvelé le modèle tragique et grandement amélioré lefficacité des anciennes techniques, précieuses jusquà lenflure. Macbeth est une de ses pièces les plus sobres dans sa composition, et celle également où linteraction des principaux personnages et de leurs motivations, leurs problèmes moraux et psychologiques, paraissent sous le jour le moins complexe.
Bien que l’action s’étale sur plusieurs années et que Shakespeare nous emmène à la cour d’Angleterre pendant quelques scènes, alors que l’action principale se déroule en Écosse, le temps et l’espace imaginaires ne paraissent pas enfreindre la règle aristotélicienne des trois unités. Le spectateur a l’impression que le drame coïncide avec la durée de sa représentation sur scène, et il lui semble ne jamais quitter un même lieu désertique, au cours d’une nuit lugubre. Les personnages secondaires dépendent de l’architecture de l’oeuvre bien plus qu’ils n’ont leur personnalité propre et autonome, à l’inverse de ce qui se produit dans les autres pièces de Shakespeare, même les drames historiques. La psychologie et la moralité de Macbeth et de son épouse sont presentées dans leur dénuement essentiel. Le sujet de la pièce est le refus du repentir, le goût du péché, le remords, et le désespoir. Shakespeare ny ajoute rien qui risque dobscurcir son propos.
Le Macbeth de la Chronique de Holinshed, sur laquelle Shakespeare a pris appui, était un bon monarque. Après avoir assassiné avec laide de son camarade Banquo, un dictateur dont le mandat du ciel était arrivé à sa fin, il avait entamé, sorte de Robert Bruce primitif, un règne louable. Du temps de Shakespeare, en effet, lassassinat politique pourvu, naturellement, quil soit couronné de succès était une voie daccès au trône comme une autre. Rien nassure que Robert Bruce, dès son temps de pénitence passé, ait éprouvé le moindre sentiment de pitié pour sa victime.
Shakespeare a été obligé daccommoder lhistoire doù il est parti pour la personnaliser et la psychologiser, comme nous dirions aujourdhui. Quelle sorte de personnes éprouvent les tourments de Macbeth? Des êtres imaginatifs, qui ont le désir de tuer mais ne mettent jamais leur dessein à exécution et nont donc aucune raison de se repentir. En assassinant le roi, Macbeth franchit un premier seuil; mais ce nest quavec le meurtre gratuit de Banquo provoqué par sa culpabilité et sa peur, quil commet son crime le plus atroce, et atteint le point de non-retour. Ce basculement dun univers à lautre nous fournit la clé symbolique de loeuvre. La pièce doit être correctement mise en scène et dirigée pour présenter au spectateur un monde divisé en un hémisphère du bien et un hémisphère du mal. Macbeth a définitivement tourné le dos à la morale pour senfoncer dans un univers où les valeurs essentielles sont inversées. La réalité bascule, et cest lenfer, bien présent, tangible, qui occupe désormais la surface de la terre.
Blotti au fond de la scène, s’agite un groupe d’acteurs, qui ne sont pas de simples projections de l’inconscient, mais représentent concrètement les forces du mal. Les sorcières qui font de temps à autre leurs apparitions, sont leurs émissaires. Peu à peu, le temps, les êtres, les lieux, et les choses, se nimbent d’une brume gluante. Nous sommes alors livrés à un ensemble de thèmes obsédants, qui reviennent sans cesse au cours du drame: les ténèbres; le sang; la confusion des valeurs; l’irréalité du présent; et puis, le nouveau-né; les vêtements trop grands; les chevaux et les cavaliers inconnus. Toutes sortes d’allusions symboliques au Maître du Chaos, qui finira vaincu par le renouveau de la Nature, sont faites dans la dernière partie de la pièce. “Ils m’ont attaché au poteau, je ne puis m’enfuir. Mais comme l’ours, je dois tenir tête à la meute”, s’exclame Macbeth, qui se fait l’écho d’un rite de fertilité aussi ancien que le temps des cavernes. “C’est l’enfer, et je n’en suis point sorti”, disait Méphistophélès. Les images employées par Shakespeare sont étonnamment parlantes et ramassées. À la différence de Hamlet et de sa luxuriance, pas un seul vers dans Macbeth nest superflu.
Macbeth représente un souverain soumis au mal et qui, ayant rompu léquilibre naturel, laisse sinstaurer un ordre contre nature. Mais ce quil faut bien comprendre, cest quil agit sciemment ainsi. Il ne met pas en doute les prophéties des sorcières qui lui ont prédit quil régnerait, puisquil déclare: Si le sort me veut roi, le sort pourra me couronner sans que je bouge. Naurait-il pas commis son crime, les augures ambigus des sorcières se seraient de toute façon réalisés. Macbeth comprend très tard quil a été le jouet de la terrible frivolité du Malin: Et quon cesse de croire à ces démons bateleurs / qui abusent de nous par des doubles sens, / nous soufflent à loreille un mot, une promesse, / mais le tordent, pour frustrer notre espoir.
Macbeth est possédé par des puissances beaucoup plus irrationnelles et malignes quun quelconque moi caché que par ce dernier mot on veuille désigner lâme, le Ça, ou linconscient des freudiens. Ce que Shakespeare a entrepris de nous dire, cest que dans le tréfonds de lâme humaine se tapit une force, non pas animale, non pas étrangère à la morale, mais pire: qui enfreint positivement et volontairement la morale. Une force rationnelle dans la mesure où elle nest pas illogique. Mais dune frivolité radicale. Dans le monde où Macbeth sest englué, un monde où le signe moins sest inversé en signe plus, les équations de la vie ne sont pas devenues des non-sens. Ce sont des anti-sens, dignobles plaisanteries. Chez Shakespeare, dont la moralité est restée avant tout médiévale, comme chez Machiavel, Marlowe, Stendhal ou, tout près de nous chez Beckett, le thème de la ruse du diable est omniprésent. La tragédie de Macbeth illustre, jusque dans ses plus extrêmes conséquences, le fait que labsurdité a gagné la partie.
Daucuns ont fait de Lady Macbeth une figure altière, sublime même. Les critiques du XIXe siècle, qui traitaient loeuvre de Shakespeare comme une suite de monographies, firent grand cas de ce personnage. Ils se penchèrent sur son enfance et sur le nombre de ses rejetons; ils disputèrent sur le point de savoir si elle avait réellement perdu connaissance en découvrant le crime de son mari. Or, Shakespeare utilise Lady Macbeth pour mettre en valeur les traits de caractère de lassassin et la catastrophe dans laquelle celui-ci sembourbe. Elle incarne lambition effrénée, et ce quil y a au monde de plus trivial. Elle déchiffre toujours les présages dans les termes les plus terre à terre. Les portes de lEnfer, elle les appelle le portail sud. Des affres où se débat Macbeth, elle dit: Cest lenfance qui sépouvante du diable en peinture. Dans ses crises de somnambulisme, elle reste désespérément prosaïque, incapable de la moindre activité de symbolisation. Lady Macbeth est une païenne, et laïque qui plus est; elle se suicide pour les mêmes raisons quun conspirateur roman après que sa félonie a été dénoncée.
Macbeth, lui, est une âme damnée, et en tant que tel, il ne saurait être laïque. Ses frayeurs sont dordre métaphysique. Lady Macbeth néprouve aucun repentir, car elle ne croit pas à lacte de pénitence. Macbeth a la foi, et il sapprête à assumer les conséquences de ses actes, tout en essayant jusquau bout de ruser avec elles. Shakespeare, profitant de la fortune quavait obtenue le mot équivoque lors du procès de la Conspiration des poudres, ne cesse tout au long de la pièce de ruser lui-même en employant des mots à double entente.
Ce n’est pourtant pas l’ironie qui sous-tend les ambiguïtés de Macbeth. Ce sont les armes mortelles, les stylets. La langue de Shakespeare hypnotise littéralement le public. Lorsque les acteurs sont bons, le spectateur croit discerner des messages et des allusions derrière chaque tirade, jusqu’à la tentation et la chute finale. “La pitié, comme un nouveau-né tout nu, enfourchant l’aquilon, ou comme un chérubin, monté sur un courrier invisible de l’air...” Ce drame est traversé par la compassion et la terreur préconisées par Aristote. Mais si, en dernière analyse, ce qui décide de la qualité dune tragédie est la compassion éprouvée par lassistance, cette pièce nest pas une tragedie. Car Macbeth est maudit, et nous néprouvons pas de pitié pour un personnage dont lauteur lui-même nous dit quil a épuisé le compte de sympathie auquel tout homme a droit. Cest la raison pour laquelle cette pièce est désagréable à de nombreux critiques modernes. Et désagréable, elle ne peut que lêtre à ceux qui sentretiennent dans un confortable optimisme métaphysique.
“Celui qui s’étonne régnera, et celui qui régnera sétonnera. Cette phrase figure parmi les rares sentences pénétrantes que
les Évangiles apocryphes attribuent à Jésus. Elle fournit la solution à
lénigme de La Tempête. Les hermétistes qui ont cru reconnaître dans
cette pièce la représentation au théâtre de certaines épreuves
dune religion à mystères, ou dun rituel maçonnique, nétaient pas loin du
compte. Loeuvre dont La Tempête se rapproche le plus reste La Flute
enchantée, qui est une mise en scène à peine déguisée dun cérémonial
franc-maçon. Ce qui ne signifie nullement que Shakespeare ait pratiqué
loccultisme, ni que Bacon, la main guidée par les adeptes de quelque société
secrète, ait été, comme on la prétendu, lauteur véritable de La Tempête.
Les multiples interprétations anthropologiques, mythiques ou religieuses, de Shakespeare ont eu leur utilité pour notre génération friande délucubrations freudiennes, ou jungiennes, en littérature. Mais ici, le détour par les mythes nest pas fructueux, car La Tempête est un mythe à soi-seul, un foyer dénergie. Dans Macbeth, les forces des enfers, cachées sous la substance, cherchent à se réaliser sur terre. Dans La Tempête, le paradis semble présent sur terre, aussi pur et indifférent au bien et au mal que le Jardin d’Éden avant la faute. C’est par rapport à l’innocence de la nature que sont jugées les volontés des hommes qui agissent sur elle. La nature elle-même reste indifférente. Mais Shakespeare nous aura fait comprendre que lau-delà est de ce monde, de notre monde.
Lhomme fait son simulacre de lhistoire dans le monde des anges amoraux, lesquels nont exercé quune seule fois leur libre volonté avant de devenir désormais tranquille pendant toute léternité. Shakespeare sappuie sur lindifférence de la nature pour mieux faire ressortir, après lavoir grossie afin de mieux la juger, linsignifiance et linconséquence de laction humaine. Dans La Tempête, lhistoire et ses partisans subissent le Jugement Dernier. Comme le dit un autre passage de ce même Évangile apocryphe, “celui qui se tient près de moi, se tient près du feu; celui qui est loin de moi est loin du jugement”. L’île déserte de Shakespeare fait songer à un laboratoire dans lequel les hommes, pour connaître la régénération, seraient obligés de repasser par tous les stades de la création — animal, végétal, minéral.
La tempête, qui donne son titre à la pièce, se déchaîne sur un endroit inconnu de la planète et comme si lhumanité, en un baptême gnostique, devait essuyer lélément marin avant de renaître transfigurée. Le naufrage est le symbole du châtiment qui est infligé aux hommes pour la rémission de leurs fautes par Ariel un esprit de lair, dit Shakespeare , agissant pour le compte de Prospéro, le magicien, son maître. La musique céleste qui sélève dans lîle, et grâce à laquelle sopère la transmutation magique, émane elle aussi dAriel, lange.
Que le mysticisme de La Tempête nous soit devenu obscur nest pas pour surprendre. Il remonte à un âge où la Raison commence à supplanter le vieil esprit magique. Qui oserait aujourdhui traiter doccultiste Galilée, Harvey ou Copernic? Cest pourtant ainsi que ces prêtres de la loi naturelle, ces détenteurs des secrets dun nouvel ordre, furent perçus par leurs contemporains. Leur mouvement, après tout, ne devait-il pas amener lÂge des Lumières?
Shakespeare use de nombreuses ambiguïtés dans Macbeth. Dans La Tempête, lambivalence triomphe. Son imagerie équivoque a suscité les commentaires les plus contradictoires, accordés au tempérament de chaque critique. Les motivations des personnages ont, de même, fait lobjet de maintes controverses. Je suis de ceux pour qui lîle est noyée dans les brumes argentées et chaudes dun pays côtier battu par les vagues. Elle me rappelle la campagne de Stratford, avec ses prairies inondées, sa rosée ou son givre scintillants au clair de lune. Là, animaux, plantes et créatures humaines vivent dans une atmosphère surnaturelle. Dautres localisent la pièce au sein dun paysage aride, lourd de difficultés et de drames, sur de lointaines et improbables îles des Bermudes.
Pour les méchants de La Tempête, ce territoire est loin dêtre le pays des fées. Cest un champ clos, visité par des elfes et des harpies qui les affolent. Pour Miranda et Ferdinand, les amoureux, elle est un jardin paradisiaque, rejeté hors du temps. Le coeur de Miranda est si pur que lhistoire elle-même, lorsquelle envahit cette terre de bonheur, sous les traits de fripouilles envieuses et dintrigants, est lannonce dun splendide nouveau monde. Lîle est un lieu de retranchement absolu, de sécession radicale. Tous les personnages, à lexception de Prospéro, sont séparés du siècle, sans espoir de le réintégrer un jour. Cet îlot qui ressemble à un cloître, va leur permettre de faire leur examen de conscience.
A légal de La Flute enchantée, La Tempête rappelle certains rites expiatoires, et elle sordonne autour de modèles psychiques et de comportements symboliques qui étaient en jeu dans les anciennes représentations sacrées. Mais lobjectif de Shakespeare nétait pas de reconstituer sur les tréteaux des mythes anciens. Il a créé une mythologie personnelle, en lui donnant une expression dramatisée. Le magnétisme qui sen dégage résulte de la cohérence interne de cette vision. La Tempête est comparable à un champ magnétique, écrit Mark Van Doren: Chaque fois quon en rapproche un ensemble quelconque de symboles, ceux-ci sallument aussitôt.
Noublions pas non plus quinitialement, La Tempête fut composée pour célébrer un rite de passage important dans nos sociétés. On pense, en effet, que la pièce fut représentée au cours des fêtes dun mariage princier, comme Le Songe dune nuit dété. Écrits à des moments différents de la carrière de Shakespeare, les deux drames nadoptent pas la même position à légard du sacrement matrimonial. Lorsquil écrit La Tempête, Shakespeare considère le mariage comme une résurrection. Cest la sagesse acquise au bout dune vie dexpériences, et que lon retrouve dans ses grandes tragédies grinçantes, quil exprime ici.
Les circonstances dans lesquelles la pièce fut jouée pour la première fois éclairent la scène du Masque et sa conclusion. Cette scène a désorienté les critiques, et ils ont eu tendance à la mésestimer. Certains avancent que lauteur nen serait pas Shakespeare. Il y a quelque chose de ridicule dans son style grandiloquent, qui est destiné à parodier lutopie de Gonzalo et à se moquer, du même coup, de lintrigue de La Tempête (laquelle est déjà une parodie de lHistoire, avec un grand H). Le divertissement masqué, qui se termine sur une célébration merveilleuse de la fécondité de la nature, est brutalement interrompu par lintervention de forces destructives auxquelles Caliban, Stephano et Trinculo donnent corps.
LHistoire, dans La Tempête, ne se contente pas de se répéter “la première fois en tragédie, la seconde fois comme une farce.” Elle reproduit à l’infini, comme l’image renvoyée par des miroirs placés l’un en face de l’autre, l’usurpation de pouvoir par laquelle tout a commencé. Prospéro, duc de Milan a été évincé par son frère Antonio; Sycorax veut prendre la place d’Ariel; Sébastien et les ivrognes conspirent dans leur coin. Cet enchaînement de complots va culminer dans un coup dÉtat absurde, parmi cette troupe de naufragés hirsutes, jetée sur une île irréelle. Sur les planches où ils jouent La Tempête, comme dans leurs cérémonies magiques, les hommes simulent le bien et le mal pour se purger.
Le naufrage par lequel la pièce commence signifie que toutes les valeurs sont sens dessus dessous: la réalité va devenir lillusion. Ainsi convertis, les personnages vont vivre une irréalité beaucoup plus vraie que le réel. Ils sont venus là pour jouer leur farce historique, dans un désert où règne une nature immaculée, Ariel étant tourné vers le bien, et Caliban vers le mal. À la fin de la représentation, les créatures angéliques restent sur lîle, tandis que les humains regagnent le monde et lactualité. Son bref contact avec la comédie du pouvoir a guéri Caliban à tout jamais il la guéri de lhumanité que lui avait donnée Prospéro, le magicien-éducateur. Miranda et Ferdinand, nouveaux mariés, échappent à lhistoire. Leur drame se déroule dans les régions intemporelles de lamour. Dans la scène où nous les avons vus jouer aux échecs au fond de lestrade, ils semblaient dénoncer par leur indifférence lirréalité des choses.
Dans le dénouement de La Tempête, Shakespeare récapitule tous ses thèmes: ni la nature, ni lhistoire, ne sont le terrain daction de la morale. Le rêve que caressaient les hommes de la Renaissance de dominer la nature est irréalisable. La matière se révolte et lénergie ne peut être retenue captive. Quant aux utopies historiques, elles sont brisées par des histrions qui utilisent la matière à des fins de destruction. Il nest pour les vaincre que lamour et le pardon, seuls capables de sélever au-dessus de cette bouffonnerie extravagante et éphémère que nous appelons la vie.
Le théâtre de Shakespeare se caractérise, dès les premières pièces, alors
quil ne possède pas à fond le métier, par une extraordinaire cohésion de tous
les aspects de la création artistique imagination, composition, emprise des
oeuvres sur le public ou sur les lecteurs. Tous les contraires sont dépassés
objectivité contre subjectivité, classicisme contre romantisme, expressionnisme
contre volonté architecturale, symbolisme contre réalisme , pour fusionner
dans un acte de communication intégrale. Une telle homogénéité a conduit plus
dun spécialiste à supposer que Shakespeare avait une vie et un esprit
incomparablement mieux organisés que ceux de lindividu moyen sans parler de
ceux des écrivains et des hommes de théâtre. Cette impression nest pas démentie
par les pièces qui semblent être lécho dun moment de drame personnel et de
désillusion dans lexistence de Shakespeare. Hamlet ou Troïlus et
Cressida, par exemple, ne portent pas la moindre trace de fragmentation de
la personnalité du dramaturge, quelles que soient les affres dans lesquelles se
débattent ses héros et ses héroïnes.
On chercherait en vain parmi les artistes contemporains, toutes disciplines considérées, une meilleure illustration du schisme qui divise lart, quant à son contenu et à ses enjeux fondamentaux, depuis le XIXe siècle, que celui qui opposait Ben Jonson et John Webster, il y a trois cents ans de cela. Un abîme sépare les démarches des deux auteurs, au point quelles paraissent obéir à des opérations intellectuelles distinctes.
Le théâtre de Ben Jonson est classique dans sa structure, et objectif dans sa manière de délimiter mobiles et actions des personnages. Ses pièces sont conçues pour agir extérieurement. Le mouvement esthétique de lauteur vers le spectateur devient très vite autonome, et échappe à lun autant quà lautre: il sagit dimiter la vie sur une scène, en un simulacre de la vie réelle qui ne dure que le temps dune représentation.
Webster, pour sa part, se désintéresse totalement de ce qui se passe à lextérieur. La poésie, le théâtre, le jeu des acteurs, les effets sceniques, lui sont autant de prétextes à travailler de lintérieur son public. Son matériau est le système nerveux collectif des spectateurs. Webster dépasse demblée le romantisme et sa subjectivité. Rien de tel ne devait se reproduire dans lhistoire des lettres avant que, trois siècles plus tard, et à la suite dEdgar Poe, Mallarmé ne cherche à conceptualiser le procédé. A-t-il réussi? Nous ne disposons toujours daucun vocable, dans un domaine je veux dire: la critique, lesthétique où le jargon est pourtant florissant, pour décrire les effets que produisent certaines oeuvres sur la sensibilité du public. Peu de commentateurs, en tous cas, devant La Duchesse dAmalfi ou LAprès-midi dun faune, semblent avoir conscience de ce qui se passe en eux.
La Duchesse dAmalfi était une pièce à la mode, comme il sen écrivait du temps de Webster, sur le modèle de la tragédie de sang qui fut très populaire au début du théâtre élisabéthain. Elle se rapproche de Hamlet et de Macbeth, et Webster ne fait dailleurs pas mystère dêtre un disciple de Shakespeare, au même titre que Fletcher et Beaumont. La Duchesse, enfin, est la première des tragédies que lon pourrait qualifier de décadentes, à la fois dans sa versification et dans sa dramaturgie quelque peu clinquante. Cest la meilleure des pièces de tout un courant, comprenant Cyril Tourneur, Ford et Shirley, et que Shelley sefforcera lui aussi de copier consciencieusement, avec un succès mitigé, dans Les Cenci.
Loeuvre de Webster diffère pourtant de celles que nous venons de citer. Dès la première scène de la Duchesse, le drame sengage sans perdre de temps sur une voie qui nest celle ni de Macbeth, ni des Cenci. Shakespeare campe un personnage, construit une scène, crée atmosphère psychologique. Il utilise certains leitmotive, des associations dimages, qui viendront scander laction et définir le personnage de Macbeth et sa tragédie. Il crée une oeuvre dart extérieure concrète, aussi plastique quune sculpture. Shakespeare recherche ladhésion émotive du spectateur par le truchement dun objet fini, intégral: le monde en miniature de la pièce de théâtre. Shelley nagit pas autrement; il est toutefois davantage tourné vers lui-même: il cherche à sexprimer; à se faire un peu peur. Cest ce que nous appelons un romantisme subjectif.
Dans louverture de la Duchesse, Antonio et Delio mènent un dialogue qui a les dehors de lobjectivité. En se parlant, ils présentent, à mesure de leur apparition sur scène, les principaux protagonistes, les liens qui existent entre eux, lévolution tragique qui est contenue en germe dans ces relations. Mais de quelle extraordinaire façon! Webster emploie la technique conventionnelle du dialogue douverture (Que de choses, cher Delio depuis que nous nous sommes vus...), pour nouer subrepticement les fils dun drame qui va ébranler les nerfs du public. Je ne peux mempêcher de donner ici un échantillon de leurs répliques: Si par malheur de mauvais exemples venaient empoisonner la cour à sa source, les maladies et la mort sabattraient sur le pays tout entier; Je hanterai encore et toujours votre Éminence; Les charognards, dit-on, engraissent le plus par temps de famine: pourquoi nen ferais-je pas autant par ces jours dabondance?; Ces gens sont comme ces pruniers qui poussent de guingois au-dessus dun étang: ils croulent sous les fruits, mais seuls les corbeaux, les pies et les chenilles peuvent sen repaître; Les places à la cour sont comme les lits dhôpital: la tête de lun y est aux pieds de lautre, et ainsi de suite, de plus en plus bas; Son visage souriant est comme une source qui nenfante que des crapauds; La loi est pour lui comme sa toile pour laraignée.
Les compliments sont de la même eau: Un regard si doux, dit Antonio, pourrait faire danser la gaillarde à un paralytique. Et encore ceci: Ces canailles lui ont coupé la gorge comme en rêve; Les veuves qui se remarient sont des monstres de lubricité; Il existe une sorte de rosée visqueuse qui est mortelle et qui empoisonnera votre bon renom; Les femmes dont le visage donne un démenti à leur coeur copulent avec le démon; Les déguisements et les masques dispensent davoir recours aux entremetteurs; Je cacherai votre secret aussi jalousement que le font ceux qui faisant commerce de poison le tiennent hors de portée de leurs enfants; Le fracas dune foule de flatteurs entoure lambition, et cest cela qui fait delle une incurable folie.
Décomposition: lidée, en même temps que le mot, revient à lenvi au long du premier acte, dans ce qui nest censé nêtre quune conversation de cour anodine. Visiblement, on cherche à nous introduire dans une cour princière dont la tête est malade et dont le corps est en train de pourrir. Mais par-delà une mise en place minutieuse de lintrigue, Webster vise surtout à affecter directement le public. La pièce va se dérouler dans lesprit même, dans les replis du cerveau, de chaque spectateur.
Sagit-il dun mélodrame? On pourra toujours ranger la Duchesse dans cette catégorie. Mais je préfère souligner son pouvoir hypnotique. Petit à petit, lhorreur sinsinue dans les répliques les plus ordinaires. Le langage, tel que lutilise ici Webster, finit par perdre son rôle dinformation, pour se transformer en une sorte dargot, dont le but nest plus la communication: lenjeu véritable en est la manipulation de la conscience du public. Pendant ce temps, laction continue. Des êtres se meuvent étrangement dans lespace; ils brillent comme des feux follets dans la nuit. Cest la mort qui envahit la scène petit à petit.
Tous les rôles de la Duchesse sont passionnants à jouer pour les acteurs. Des répliques comme celle où le Cardinal sexclame: Quand je regarde dans le vivier de mon jardin, il me semble voir un monstre armé dun trident, prêt à me frapper, sont parmi les meilleurs moments dans la carrière dun comédien et lui procurent une intense satisfaction. Et chaque réplique relance laction.
La scène dans laquelle Bossela fait étrangler la Duchesse na pas déquivalent, fut-ce dans Shakespeare. Leur dialogue sapparente à un ballet tragique, et les paroles des deux danseurs figés dans leur mouvement dessinent une chorégraphie de mort. Le propos de Webster, cependant, nest nullement de faire subir à son héroïne une mort particulièrement atroce, précipitant ainsi le naufrage moral qui est le dénouement de toute tragédie. Il cherche à faire basculer le spectateur dans lhorreur. Cette fois, nous sommes au coeur du mélodrame: celui qui se déroule sur les tréteaux, devant nous; et celui, infiniment plus violent, que Webster a déclenché en notre for intérieur.
Le mélodrame a la réputation dêtre un art de second rang. La Duchesse dAmalfi est-elle une oeuvre dart de première importance? À coup sûr, il sagit dun grand mélodrame, probablement le meilleur qui ait jamais été écrit. Qui plus est, et cela importe davantage, cest une pièce qui offre au théâtre, et peut-être à lart tout court, une nouvelle dimension. Si lon pense que lart, dans le sens exigeant du terme, est ce qui nous oblige à nous interroger sur la signification ultime de la vie, alors la Duchesse nest pas un chef-doeuvre, car elle na, à proprement parler, pas grande signification. Elle na rendu son spectateur, ou son lecteur, ni meilleur ni plus sage. En a-t-elle fait quelquun de plus ouvert sur le monde? A-t-elle aiguisé ses sensations? Rien ne permet non plus de laffirmer.
La pièce nous a mis les nerfs à vif. En ressortons-nous plus sensibles? Cette épreuve a autant de chances dendormir nos sens que de les stimuler. Une oeuvre comme Les Liaisons dangereuses soumet nos nerfs à rude épreuve. Elle sait aussi provoquer en nous un état de malaise, engendré par le long regard quelle nous a forcés à porter sur le mal. En refermant ce livre, notre connaissance des hommes et nos réactions ne sont plus les mêmes, et le livre a subtilement contribué à les réorganiser. Une fois la représentation de la Duchesse terminée, la lutte du bien et du mal sévanouit des mémoires. La Duchesse range son costume dactrice, simple comédienne pressée de se rendre au souper en ville qui suit le spectacle.
Les esthètes et les critiques, qui cherchent une justification morale à lexistence de lart, viennent de changer leur fusil dépaule. Ils sorientent maintenant vers ce quon pourrait appeler une esthétique psychologique. Une oeuvre dart, expliquent-ils, nous touche grâce à ses qualités abstraites et formelles. La fréquentation assidue dune grande oeuvre et de sa plastique exerce lesprit, améliore son fonctionnement. La répétition dexpériences artistiques rend les hommes meilleurs.
Bien sûr, rien ne vient étayer de telles théories. Au contraire, la société sest toujours méfié des esthètes, quelle tient pour des canailles abandonnées à mille dépravations. Ce qui, en passant, nest pas moins faux: un personnage comme le Dorian Gray dOscar Wilde, ou les héros des romans de Huysmans sont des types humains fort peu répandus.
Bien que La Duchesse dAmalfi respecte les règles de la tragédie, et traite avec une remarquable pénétration psychologique des conséquences ruineuses du mal consciemment perpétré, on ne saurait dire que cette pièce tonifie la sensibilité et fortifie la morale du spectateur. Elle lui fournit loccasion dun divertissement réussi, ce qui suffit amplement à la justifier.
Poètes et dramaturges sont rarement des intellectuels dans le monde anglo-saxon,
je veux dire: des écrivains qui manient des idées générales. Aux Etats-Unis,
cette vocation est traditionnellement celle des universitaires, tandis qu’en
Angleterre, elle était autrefois un apanage du
clergé. Je ne vois que G.B. Shaw à lépoque moderne, pour déroger à cette règle,
encore que les idées générales de cet auteur manquent de portée et soufflent
dexcentricité.
Ben Jonson, comme Milton un peu après lui, faisait partie de la communauté intellectuelle européenne de son temps. Nous avons tendance à loublier, mais ces grands mouvements de rajustement des valeurs que furent la Renaissance et la Réforme ont été amorcés par des gens qui étaient les critiques littéraires de leur époque. Quils aient tiré leurs références dÉrasme, de Marsile Ficin, ou de Scaliger; quils se soient appuyés sur la Bible, sur Platon, sur Horace, ou sur Aristote; que leurs controverses aient porté sur létablissement des textes canoniques et leur signification suivies par les gloses et la traduction en langue vulgaire , ils furent les véritables ferments intellectuels de la révolution. De nos jours, dans les domaines de léconomie, de la physique, et de la psychologie, ils auraient noms Marx, Freud, Einstein. Lautorité quexerça Ben Jonson sur ses pairs doit être replacée dans un tel contexte.
Il serait faux de ne voir en lui que le bohème, le prince des poètes, fréquentant la taverne de la Sirène et les autres lieux mal famés de son temps. Critique littéraire réfléchi, grammairien et esthète, il eut le souci de rendre à la poésie et au théâtre leur utilité sociale, et de leur imposer de nouvelles lois ce qui est lexacte définition de la Renaissance pour un disciple des Anciens. Il y a dans Volpone une détermination qui, jusquau Conte dune nuit dhiver et la Nuit des rois, a fait défaut aux comédies de Shakespeare, et que ses tragédies, hormis Jules César et Coriolan, nont jamais atteinte. Je ne trouve que La Mandragore de Machiavel qui puisse rivaliser sur ce terrain avec la pièce de Ben Jonson. Le Florentin était un intellectuel révolutionnaire, qui possédait une expérience de la vie dont peu dhommes de lettres pourraient senorgueillir. Certes, Jonson nest pas Machiavel et il na jamais fréquenté les allées du pouvoir. Mais son expérience semble avoir été supérieure à celle des autres auteurs dramatiques élisabéthains. Il a connu des hommes de toutes sortes et de toutes conditions, et il navait dautre ambition que celle de vivre aussi intensément que possible.
Ben Jonson embarrasse ses commentateurs. Il faut dire quil était un érudit dune trempe qui na plus cours aujourdhui. À laube du XVIIe siècle, les humanités jouaient un rôle considérable, et les études étaient beaucoup plus ardues que maintenant. Jonson possédait une culture dont seraient jaloux nos modernes lettrés et il nétait académique en rien. Il faisait partie de lintelligentsia marginale, et tenait son savoir essentiellement de lui-même autant de qualités que les spécialistes ne pardonnent pas volontiers. Pour comble, il était présent à son temps, et son théâtre a de quoi désorienter les esprits étroits ou attirer lhostilité des professeurs. La réputation de ses pièces dêtre difficiles daccès, ou dêtre intimes, non destinées à la scène, est particulièrement injuste.
Volpone, lAlchimiste, et la Foire de la Saint-Barthélémy sont parmi les comédies les plus spectaculaires et les plus divertissantes qui soient. On prend un immense plaisir à les regarder, à les jouer, ou à les mettre en scène. Elles sont aux antipodes dun théâtre fait pour être lu car, entre tous les dramaturges anglais, Ben Jonson est celui qui sait le mieux utiliser les mots comme des ressorts de laction dans ses trois grandes comédies. Il y a de laction, une action comique, derrière chaque tirade.
Ce ne sont pas pour autant des oeuvres de circonstance. À la suite de Plaute, de Térence ou de Ménandre, Jonson s’attaque aux vices et à la déraison des hommes dans ce qu’ils ont de permanents. Il s’en prend à leurs faiblesses intemporelles plutôt qu’aux crimes passagers que l’histoire et la politique leur font commettre. Ses pièces pourraient se dérouler en n’importe quel endroit de la planète. Les sous-entendus et les sarcasmes dont certaines oeuvres sont truffées sont anecdotiques; à moins quils ne soient expliqués par des notes savantes, on ne les remarque même pas. G.B. Shaw, pour nous en tenir à son exemple, était contraint de rédiger de longues préfaces où il exposait sa pensée. Dans une centaine dannées, il faudra préfacer ses préfaces, et son théâtre ne pourra plus inspirer démotion. Dans une centaine dannées, les comédies et les drames de Ben Jonson sauront nous toucher, sans préfaces ni notes en bas de page.
Ce que nous demandons au théâtre varie constamment. En ce moment, les auteurs dramatiques redeviennent les contempteurs de la bêtise humaine, qui ne se limitent pas à la critique du capitalisme, de la société industrielle, ou de loppression des femmes. Les oeuvres dArtaud, de Genet, dEugène Ionesco, ou de Beckett, ont un contenu moral, plutôt que politique ou social. Nous avons appris que lavidité et la cupidité, la volonté de puissance et dhypocrisie, sont plus durables que les apparences sociales quelles revêtent à différentes époques. Cest en quoi Ben Jonson est toujours compréhensible de ce côté-ci ou de lautre dun Rideau de Fer qui commence à partir en lambeaux. Volpone, comédie de situation, que son auteur fait se dérouler à Rome, dans un cadre tout aussi étranger au public du XVIIe siècle quil lest au nôtre, na pas cessé de nous concerner, que nous habitions New York, San Francisco, Berlin, Moscou ou Tokyo.
Le goût du luxe, lenvie, lavarice, la rapacité, tous les maux dont largent est la cause, sont analysés au cours de laction et passés au crible dune critique joyeuse et féroce. Ben Jonson se livre-t-il à une charge contre léthique du travail? Beaucoup ont vu dans Volpone une satire de la bourgeoisie mercantile de lépoque. Si elle nétait que cela, la pièce ne passerait plus la rampe de nos jours. La soif de lor nest le défaut exclusif daucune classe, ni daucun siècle en particulier.
Bien que chaque scène soit comique, leffet daccumulation rend loeuvre grinçante, si grinçante quelle cesse dêtre une comédie, même noire, pour devenir la tragédie de labsurdité humaine. Elle nous jette dans une horreur grandissante, et justifiée, car nous sommes témoins dune fête doublement mortelle puisque truquée. Ben Jonson a donné à ses personnages des noms de charognards. Il réitère ainsi loffensive de Dante: le culte de largent fait outrage à la vie; autant aimer la mort et se nourrir de cadavres. Ce qui sauve Volpone du mélodrame est la logique inflexible de Ben Jonson. Sa pièce est composée avec la délicatesse dun instrument de précision. Chaque tirade, chaque action remplit une fonction. Elles se meuvent ensemble avec laisance des pièces dhorlogerie. À moins que nous ne cherchions à en comprendre le mécanisme, le mouvement de leurs rouages est imperceptible. Pourtant, ceux-ci tournent aussi régulièrement que les moulins des dieux.
Cette perfection dans larchitecture et dans le projet donne à Volpone sa noblesse. La pureté formelle de la pièce est rédemptrice. Elle ne sauve pas les personnages, mais nous, ses spectateurs. Cest ainsi quil convient dagir aussi dans la vie. La Raison transcende le tumulte du monde, nous dit Ben Jonson.
Légèreté et douceur: la publicité commerciale semble sêtre annexée ces
deux vocables, et en avoir fait des vertus dont on se moque. Ils sappliquent
pourtant à la lettre au traité de pêche dIsaac Walton. Est-ce quun homme
fondamentalement mauvais peut écrire de bons livres? Cela fait des années que
cette question irritante divise la critique. Le débat serait immédiatement
tranché, cela va sans dire, si les trois quarts des écrivains nétaient pas
antipathiques, et si ceux dentre eux qui doivent leur notoriété à un
comportement honnête nétaient pas en nombre infime. Or, Isaac Walton, entre
tous les écrivains de langue anglaise, doit son énorme popularité à ses qualités
humaines, qui ont modelé son style et communiqué à son oeuvre sa vérité intime.
Des millions de lecteurs qui n’ont plus trempé un fil dans l’eau depuis leur tendre enfance, ou n’ont jamais pratiqué la pêche, ont eu plaisir à lire ce livre. A vrai dire, les exposés d’Isaac Walton sur l’art de pêcher sont bien dépassés, et la plupart des variétés de poissons qu’il signale ne font plus, du moins chez nous, que l’amusement des gamins. C’est pourquoi les éditions postérieures du Parfait Pêcheur comportent un complément, écrit par son ami Charles Cotton, destiné à servir de guide pratique pour la pêche à la truite. Les passionnés de ce sport, en ouvrant le livre pour la première fois, considérant avec surprise le texte de Walton, lui préfèrent en règle générale elui qui concerne leur distraction favorite. Et puis, comme ils ont le livre sous la main, et tandis quils se languissent durant la fermeture de la pêche, ils reviennent à la poésie de Walton, qui les accompagnera partout et pour le restant de leurs jours.
Le Parfait Pêcheur ne mérite donc pas d’être lu pour ses observations sur les moeurs des poissons d’eau douce et la façon de préparer les appâts. Il ne manque pas pour cela de manuels de pêche beaucoup plus pratiques. Non, nous lisons Walton pour découvrir une exceptionnelle qualité dâme. Dautres ouvrages, la plupart du temps traités religieux ou mystiques, se vantent de décrire cette disposition intérieure, ou denseigner lourdement les méthodes pour y atteindre. Elle était un don inné chez Isaac Walton, et son exemple démontre amplement quelle ne saurait sacquérir autrement.
Il serait séduisant de faire de ce gentil pêcheur et de ses amis, en compagnie desquels il déambulait le long des rivières anglaises en récitant des poèmes, le plus chinois des écrivains occidentaux. Nous ignorons tout de Lao Tseu; son historicité même est mise en doute, et le livre dont nous pensons quil est lauteur unique est probablement une compilation recueillie au cours des siècles. Mais son symbolisme central, aussi sommaire soit-il, est le fait dune personnalité affirmée. Quel que soit son nom, lauteur des petits psaumes qui forment le Tao Te King était convaincu que la contemplation dun ruisselet est une des formes de prière les plus élevées.
Lhistoire de ce saint taoïste qui pêchait avec une épingle à nourrice et un fil de soie se prête dailleurs mal à linterprétation en Occident. Elle ne signifie pas que le sage aimait rentrer bredouille mais, tout au contraire, quil capturait les poissons avec grâce, en vertu de lharmonie étroite qui le liait au courant et à la vie. Nous lisons Isaac Walton au XXe siècle pour son ton charmant, cette adhésion parfaite à londe des ruisseaux, aux fleurs des champs et aux douces ondulations des bords de la Tamise.
Ben Jonson, Shakespeare et, en fait, tous les dramaturges élizabéthains et jacobéens, à lexception de Thomas Dekker, décrivent la vie dans lAngleterre rurale sous des dehors relativement vigoureux et drôles. Mais ils font aussi leur part à lâpreté, à la violence, et à la saleté, parce que tel était le regard quils portaient sur elle. Il nen va pas de même avec Isaac Walton. Il voit des paysages parsemés de fleurettes, comme les prés où se tiennent les saints du Moyen Âge. Il voit des aubergistes aimables et joviaux, des servantes aussi pétillantes que la bière dont elles remplissent sa timbale.
Quel monde lumineux que celui où lon pouvait pêcher des poissons délicieux, longs comme le bras, dans des eaux propres et cristallines, comme il nen existe plus, ou qui ont été canalisées sous terre, souillées par des détritus de toute provenance. À lépoque où Isaac Walton écrivait, la campagne anglaise était vierge de pollution. Mais la géographie du Parfait Pêcheur est saine et limpide à force dêtre éclairée par la lumière intérieure dun coeur lucide.
Quel que soit le sujet de son livre, Walton naurait pas considéré autrement le monde. Eût-il décrit les pires taudis de la banlieue londonienne, avec lintention de fustiger les maux quelle occasionne, que sa conclusion serait restée à peu près celle-ci: Sous la dureté des choses visibles coule une source chantante.
La pêche en eau douce fait partie de ces nombreuses activités sportives qui sapparentent à des formes de contemplation. Combien de pêcheurs, quun traité de bouddhisme zen ferait éclater de rire, à moins quils ne le trouvent franchement inintelligible, pratiquent, une canne à la main, ne serait-ce quun jour ou deux par an, la vie contemplative au bord des ruisseaux? Comme lont dit les mystiques, ce sont de tels moments qui donnent un sens à notre vie.
On a souvent comparé Le Parfait Pêcheur aux Idylles de Théocrite. Celui-ci était sûrement un grand poète, mais ses pastorales, en tous cas, nemportent pas ladhésion du lecteur. Qui peut croire que les bergers et les bergères de Sicile (je veux bien quils aient vécu dans un siècle éclairé), sexprimaient comme ceux de Théocrite? Les Idylles sont de la poésie de cour et manquent de sincérité. La poésie de Walton est rustique; elle a la fluidité dune conversation. Ses rythmes et son tour desprit, passées certaines expressions qui sonnent bizarrement à loreille moderne, emportent notre conviction. Ses gentilshommes délicieusement cultivés et paisibles qui, en des temps agités, passaient leurs journées au bord de leau, sont criants de vérité. Nous entrons de plain-pied dans leur langue, qui semble venir droit dentre les pages du Livre de la prière en commun (Écoutez mes paroles réconfortantes...).
Certains critiques ont pourtant reproché à Isaac Walton de ne pas être un homme du métier, et à son livre d’être un exemple touchant de naïveté littéraire. Cela se peut, bien que ses manuscrits semblent indiquer le contraire. Les meilleurs écrivains ont atteint la limpidité du style de Walton au prix de souffrances et de doutes sans nombre, au bout de maintes nuits blanches passées à remanier leurs manuscrits. Le Parfait Pêcheur a la transparence de ces romans chinois dans lesquels le travail de lécrivain na laissé aucune trace. Il en partage la luminosité. Tout y est à sa place, sans la moindre graisse. Rien nest obscur ni vague. Une fois que nous nous sommes habitués à certains archaïsmes dans le vocabulaire et la syntaxe, rien ne vient se glisser entre le regard du lecteur et ce quil lit sinon la personnalité dun auteur naturellement doué de transparence. Appelons cela de la naïveté si lon y tient. Le mot innocence serait plus adéquat.
Sans chercher à blasphémer, il me semble quIsaac Walton, dans un livre où il nous parle de la pêche, a ajouté un nouveau chapitre aux Écritures. Parce quil menait lexistence dun saint. Grâce à lamabilité continue de son caractère. Son cas nest pas isolé dans la littérature anglaise. Il est le représentant parfait dune tradition puissante et sereine, celle des Thomas More, Nicholas Ferrer, William Law, ou Gilbert White, qui furent des saints laïques. Après le XVIIIe siècle, ces hommes préféreront se tourner vers la science plutôt que vers la religion. Et Le Parfait Pêcheur, comme lHistoire naturelle de Selbourne de Gilbert White, reste en un sens un travail scientifique, un remarquable modèle de piété scientifique.
Kant, après Ptolémée, aimait contempler la voûte étoilée au-dessus de sa tête et méditer les lois morales. Isaac Walton contemplait les poissons et leau murmurante, les ruisseaux et les rives de la Tamise, tous ces beaux sites que nos banlieues défigurent. Cétait lui le contemplatif. Car le plus innocent et le plus modeste dans ses méthodes.
Version française de Classics Revisited de Kenneth Rexroth, traduite de laméricain par Nadine Bloch et Joël Cornuault et publiée aux Éditions Plein Chant.
Copyright Plein Chant 1991 pour lédition française. Reproduit avec lautorisation de léditeur et des traducteurs.
Cette reproduction Internet (2005) comporte quelques revisions faites par Joël Cornuault et Ken Knabb.
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