B U R E A U O F P U B L I C S E C R E T S |
La poésie japonaise classique
Murasaki Shikibu
: Le Dit du Genji
Beowulf
Le Kalevala
La Saga de Njáll le Brûlé
Marco Polo
: Le Livre de Marco Polo
Je ne crois pas me tromper en affirmant que ce sont la Chine et le Japon qui
ont exercé la plus forte influence densemble sur la poésie occidentale depuis
Baudelaire. Les traductions en provenance de lOrient ont été une véritable
révélation pour les jeunes générations davant la Première Guerre mondiale,
quelle que soit leur langue de Machado à Pound et Rilke, en passant par
Ungaretti, Apollinaire et Francis Jammes, sans oublier Lawrence et Pasternak.
Cette attraction a eu des conséquences plus ou moins perceptibles sur
lévolution de chaque oeuvre personnelle. Mais une fois que ces écrivains eurent
dépassé le stade dune certaine imitation superficielle, ils surent utiliser à
leur profit leurs sources dinspiration. Si bien quune certaine continuité peut
sobserver entre des poètes fort dissemblables: on ne saurait imaginer liste
plus disparate que celle que je viens de dresser. La génération décrivains qui
a suivi, formée par ses aînés, reçut comme un bagage artistique allant de soi,
le legs de la poésie venue dExtrême-Orient. Tout un pan de la poésie européenne
daprès 1918 baigne ainsi dans un univers poétique peu éloigné de celui de Tou
Fou ou de Kakinomotono-Hitomaro.
Ce nest pas un hasard si Le Livre de Jade fut le premier recueil de poèmes traduits à éveiller lintérêt dun large public. Sa traductrice, Judith Gautier, était la femme de lettres la plus talentueuse de lentourage de Mallarmé. Et lon sait que celui-ci est lauteur qui, en Occident, sest le plus consciemment rapproché des poésies chinoise et japonaise, dans les fins comme dans les moyens de son art.
Ceci dit, de grandes différences séparent, dun côté, lOccident et le Japon, et, de lautre, poésies japonaise et chinoise. Les poèmes japonais sont nettement plus concis. Durant la période classique, la plupart dentre eux étaient composés de trente et une syllabes (dans la succession 5-7-5-7-7), et appelés tanka. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, ils furent détrônés par les haïku, comportant, eux, dix-sept syllabes seulement. Aussi éloignée quelle soit des autres expressions poétiques, la poésie japonaise nen poursuit pas moins les mêmes finalités. Elle vise à intensifier et à exalter lexpérience. Ce qui lui est propre, cest dexclure tout commentaire prosaïque, ainsi que la plupart des considérations quon est convenu dappeler ailleurs poétiques. Pour conférer de lintensité et magnifier lexpérience, le poète japonais a recours à une sensibilité dun raffinement exquis.
Naturellement, Homère, Dante, ou Sophocle, nont pas tenté autre chose. Mais au Japon, après les naga-uta (ou poèmes longs) de la période archaïque, on chercherait inutilement des exemples de poésie épique, ou élégiaque. Hitomaro, le plus grand des poètes japonais, est lauteur de naga-uta très émouvants qui natteignent jamais la dimension monumentale des poèmes épiques; ils comportent tout au plus une cinquantaine de vers, de cinq ou sept syllabes chacun. En outre, cette longueur même est faussée. Hitomaro a composé dans une métrique proche de celle des tanka, en utilisant des paragraphes de trente et une syllabes, séparés les uns des autres, terminés par un envoi, ou un coda, du même nombre de syllabes, en guise de conclusion.
Certains haïku, et surtout de nombreux tanka, renferment de multiples allusions à des légendes populaires et des références littéraires ou religieuses. Ils abondent en jeux de mots, en épithètes fixes (ou, littéralement, mots appuie-tête), rappelant l aurore aux doigts de rose chez Homère; et les termes possédant une double, une triple, voire une quadruple entente, sont fréquents. Certains dentre eux ont même été conçus pour prendre deux significations opposées ou incongrues. Le côté décadent, et quelque peu alexandrin, de tels procédés nempêche pas ces poèmes de se situer au point de rencontre exact de la sensibilité et de la situation concrète de leurs auteurs. Une pièce comme celle-ci: Devant la pureté du clair de lune / le rossignol et le grillon se sont tus, / seul le coucou / continue à chanter dans la nuit blanche, peut-être déchiffrée de la manière suivante: Le moine et le chef de famille se sont endormis dans la béatitude dAmida; seule la prostituée a célébré son culte toute la nuit. Mais le lecteur nest pas tenu de connaître ce deuxième sens. Le poème se suffit à lui-même. Il forme un tableau autonome, qui colle à la réalité dune manière tellement saisissante que, par sa nudité, il provoque en nous de multiples associations symboliques.
Cet autre poème: Garde des barrières / de Suma, combien de nuits / avez-vous été réveillés / par les cris des oiseaux de rivage / volant vers lîle dAwaji ?, peut donner lieu au commentaire suivant: les gardiens des portes de la vie sont las dentendre les pleurs des âmes qui passent dune vie à lautre, certaines condamnées à lenfer, dautres rejoignant le Monde du Suprême Plaisir dAmida, ou le nirvàna. En chinois, lidéogramme oiseaux de rivage, qui désigne des pluviers, est le même que celui qui signifie des milliers doiseaux; dans le caractère awaji, la notion d endroit quon ne trouve jamais est implicite, tandis que awa veut à la fois dire embruns et bulles. Pour raffiner encore lexégèse, il faut savoir que le prince Genji passa son exil à Suma, ainsi que le poète Yukihira. Cest là que le clan Taira, fuyant la capitale avec lEmpereur enfant, fut surpris dans son campement et exterminé par le clan Minamoto, au cours de la bataille qui marqua la fin de la période dorée de la civilisation japonaise. Aucune de ces références nest nécessaire à la compréhension de ce poème, qui était mon préféré des années avant que je ne recueille toutes ces informations sur lui.
Faut-il obligatoirement connaître la mythologie japonaise pour comprendre ceci: Dans le jardin de printemps / où les pêchers en rieurs / illuminent lallée / une jeune fille se promène? Ou se convertir au bouddhisme pour apprécier: Les fleurs tourbillonnent au vent / comme neige qui tombe. / Cette chose qui se fane, cest moi-même? Faut-il être veuf pour être ému par ces vers: Assis chez nous / dans notre chambre / près de notre lit / je contemple ton oreiller vide?
Aussi savantes que soient les allusions auxquelles elle renvoie, la poésie japonaise est une invitation à revivre lexpérience du poète. Elle ne fait pas appel à lanalyse mais à la participation. Il sagit dun objectivisme qui atteint un degré de dépouillement tel, quil déclenche des repercussions émotives en chaîne dont notre vie elle-même ne témoigne que dans des moments déterminants.
Le plus élémentaire des poèmes japonais est susceptible de renvoyer à un éventail illimité de références symboliques. Mais celles-ci ont quelque chose de particulier. Les termes peuvent en être choisis arbitrairement par le poète (ainsi, la bataille de Suma), et la gamme des symboles correspondre néanmoins à une sorte dimpérieuse nécessité. Cest pourquoi un lecteur qui ne connaîtrait pas la mythologie japonaise trouverait, dans lacte de participation, à sinventer une mythologie équivalente. Ce balancement entre lobjectivité et la subjectivité, ce rapport qui associe lévénement au symbole, est sans doute le critérium de toute poésie majeure. Mais dans la poésie du Japon, cest le poème dun seul bloc, et non pas seulement un de ses aspects, qui doit obéir à ce principe.
Lesthétique qui en découle est conditionnée par une attitude devant la vie quont exprimée les diverses écoles philosophiques et religieuses du Japon. La foi y est liée à lexpérience dans ce que celle-ci a de plus empirique. Métaphysique séculière, elle nadmet pas de scission entre la vie et le surnaturel. Il est aisé de repérer les différents courants philosophico-religieux qui ont imprimé leur marque sur la poésie japonaise: lanimisme archaïque et la mythologie populaire; le zen et le bouddhisme ésotérique venus de Chine; la doctrine de l Esprit et la philosophie du néant, héritées de la dynastie Song. Mais la poésie japonaise tâche de suggérer ces diverses attitudes devant la vie; elle ne cherche ni à les représenter, ni à imposer un modèle de comportement. Elle est elle-même une propriété de la vie.
Nombre de haïku natteignent pas ce degré de communication immédiate. Certains dentre eux sont évocateurs, tout en demeurant superficiels ou sentimentaux. Pour être réussi, un haïkaï doit être simple, direct, et se prêter à dinnombrables développements, comme ceux des premiers maîtres. Lorsque Bashô écrit: Nuit dautomne / un corbeau sur une branche nue; ou Bonchô: Le long, long fleuve / seule ligne dans la plaine enneigée, ils suscitent des réverbérations symboliques très riches. Mais un poème comme celui qui suit est tout juste bon à décorer les calendriers (et cest dailleurs lemploi qui lui est souvent réservé): Un enfant aveugle / guidé par sa mère / admire le cerisier en fleurs.
Les haïku dun niveau médiocre sont fort prisés depuis quelque temps en Occident; ils font florès chez les amateurs et les associations de poètes. La poésie japonaise de qualité est populaire, elle aussi, bien quelle soit sans doute moins bien assimilée. Lemprise du confucianisme sur la civilisation japonaise se reconnaît dans la conviction unanimement partagée là-bas que le style doit exprimer lessence de la vie et de lêtre. La meilleure poésie japonaise a apporté aux poètes occidentaux le moyen dappréhender tous les aspects de lexpérience moyen dont seuls des poètes, et plus encore: de grands poètes, peuvent semparer. La poésie, par définition, nen reste pas moins communicable auprès du plus grand nombre. Dans sa théorie comme dans sa pratique, la poésie japonaise ne se connaît pas dautre but que cette communication totale et cette universalité.
Murasaki Shikibu, femme de lettres et dame dhonneur de limpératrice Akiko,
est née en 978 de notre ère et morte vers 1031. Le niveau de civilisation du
Japon, du moins parmi les couches populaires, était alors inférieur à celui des
actuelles sociétés primitives de Nouvelle-Guinée. Lécrasante majorité des gens
menait une vie de labeur et de misère, cependant quune aristocratie peu
nombreuse, composée tout au plus de quelques milliers de personnes, régnait sur
les populations opprimées. La culture de cette cour sexprimait dans un mode de
vie particulièrement recherché, dont lesthétisme constituait une utopie dune
subtilité, dune délicatesse, et dun luxe exquis.
Pareille magnificence ne sétait jamais vue, et ne sest jamais plus retrouvée. Les documents relatifs à lancien empire dÉgypte, au royaume de Perse, à lInde, ou à dautres règnes qui pourraient lui être comparés, décrivent un mode de vie fruste, froid et stéréotypé à côté de celui de la cour du Japon. Du onzième siècle, vers la fin de lépoque Heian, nous ont été conservés un grand nombre de récits, inventifs et complexes, qui analysent les moeurs les plus intimes de laristocratie nippone. Ces journaux, ces romans ou ces poèmes, étaient souvent loeuvre de femmes de lettres. Le Dit du Genji les surclasse tous, et la plupart de ses lecteurs le tiennent pour un sommet de la littérature de tous les temps.
Ce livre suscite de nos jours une profusion de commentaires dans son pays. Une certaine critique émancipée y voit une dénonciation féministe de la polygamie masculine. Lécole marxiste affirme quil sagit dune critique des méfaits de la classe dominante. Les bouddhistes voient dans le prince Genji un bodhisattva. Tandis que les férus de littérature occidentale font de Murasaki Shikibu le Marcel Proust national. La trame du roman est relativement simple en son point de départ, et dun embrouillement complet dans ses détails. On nous relate les aventures amoureuses avec un nombre exorbitant de femmes, de maîtresses, et dépouses damis du prince Genji, dit Hikaru (le Radieux), de son camarade et beau-frère nommé To no Chujo, et de leurs descendants, jusquà la seconde et même la troisième génération. Le récit est entièrement narré dun point de vue féminin. Les personnages masculins portent des titres de généraux ou de conseillers, et consacrent leurs journées à tourner des compliments, à jouer du luth, ou à escalader les balcons des jeunes filles. Murasaki Shikibu réduit ainsi toutes les activités symboliques et culturelles de cette cour, abîmée déjà dans loisiveté et le parasitisme, aux intrigues dun jeu galant.
Voilà pour le contenu superficiel. Au-delà, se noue un drame secret: la formation, puis la résorption, jusquau salut final, dun mauvais karma conséquence dune explosion de jalousie malavisée. En effet, au début du livre, et pour ainsi dire dans la coulisse, le char richement décoré de la gente dame Rokujo, maîtresse de Genji, a été éraflé par celui de la princesse, son épouse. La favorite laissant alors éclater sa fureur, un esprit mauvais, matérialisation de sa haine jalouse, a pris corps, comme disent les Japonais, et ne cessera de sopposer tout au long du récit à Genji et à sa grâce naturelle.
Dans ses descriptions physiques du prince, Murasaki Shikibu nous en dit long sur sa psychologie. Le Radieux est une épithète bouddhique, et le parfum qui sexhale de la personne de Genji prouve que nous sommes en présence dun éveillé. Mais Genji est un bodhisattva particulier sur le plan religieux, car il na aucune conscience de son détachement des biens de ce monde. Les bodhisattvas ordinaires renoncent au nirvàna afin de se consacrer au salut de tous les hommes. Leur indifférence selon la doctrine bouddhiste est motivée par leur conviction quil nexiste ni être, ni non-être; ni paix, ni illusion; pas davantage de pécheur que de sauveur, de vérité que de responsabilité. À ces qualifications, le prince de Murasaki Shikibu ajoute ceci quil vit sans effort, sans y penser, dans le renoncement thèse qui découle du néo-taoïsme chinois, du bouddhisme shingon, de lanimisme taoïste, et de la philosophie de Wang Tchong, lequel affirme en plus avec le plus de netteté que nos émotions, nos pensées, et nos actes mauvais ont tendance a sincarner.
Il semble que Murasaki Shikibu soit entrée progressivement dans la plénitude de ses moyens artistiques. Son écriture sappronfondit dans la seconde partie du roman, après la mort de Genji. Le karma, matérialisation des erreurs commises par le prince et son ami intime To no Chujo pendant leur séjour sur terre, se transmet aux générations suivantes. Il ne sera détruit que lorsquune jeune fille, elle-même aimée par deux de leurs descendants, aura échappé au cycle des réincarnations grâce à une succession dactes gratuits, et dun détachement parfaitement naturel: comme lindifférence de Genji, dont elle est lavatar.
Le roman, qui risque de passer pour une suite interminable de scènes galantes aux yeux du lecteur superficiel, concerne des questions et des décisions très compliquées. Pour le lecteur japonais daujourdhui, plus encore peut-être que pour nous, loeuvre paraît inintelligible et exotique. La plupart des critiques persistent ainsi à voir dans la hannia (le démon qui se manifeste aux médiums à chaque meurtre quil commet pour se venger) le fantôme de Dame Rokujo, alors que celle-ci nest pas encore morte lorsque le spectre commence à se manifester; quelle a complètement oublié lincident du char; et quelle a décidé de quitter la cour elle deviendra prêtresse du temple dIse, où elle mourra après avoir reçu ce que les occidentaux appellent la grâce. Certes, le hannia parle en son nom; mais il nest autre que lincarnation durable dun moment de haine, qui se nourrit, tel un vampire, de lâme quil détruit.
Une même situation se répète au moment de la naissance de Genji, à la mort de sa mère, et lors de sa première aventure féminine. Lintrigue est annoncée au début du récit dans une sorte douverture, et sa résolution coïncide avec une récapitulation des principaux thèmes du roman. Lanecdote centrale recèle quantité dépisodes secondaires qui senrichissent mutuellement, semboîtent les uns dans les autres comme des poupées gigognes. Cette mise en abîme rappelle lunivers des univers dont parle le sûtra de lOrnementation, le plus profond des textes bouddhiques.
Lorsque Çakyamuni, le Bouddha historique, découvrit lunivers des univers, nous dit ce texte sacré, il partit dans un énorme éclat de rire. Tous ceux autour de moi qui ont lu Le Dit du Genji ont été plongés dans un état de ravissement esthétique, une sorte deuphorie, que seules de rares oeuvres dart parviennent à provoquer cet état que Proust cherchait à recréer dans la contemplation du mur jaune de Vermeer, ou en écoutant la Symphonie Jupiter, et quil sefforçait de transmettre à son lecteur. Le Dit du Genji, comme le parfum qui émane de la personne du prince, nous précipite dans un semblable moment dextase et de joie, en toute innocence, avec une grâce naturelle.
Pour nous autres héritiers de la tradition anglo-saxonne, les héros de la
mythologie ne sauraient vivre sous dautres climats que ceux des mers du Nord, à
légal des plus nobles et plus intrépides variétés de poissons. Les grandes
figures scandinaves, galloises, ou irlandaises, de lÂge héroïque nous
paraissent douées dune magnanimité, ainsi que dun courage et dun mépris
envers toute forme de trivialité, qui sont étrangers à lunivers grec. La dose
normale dorgueil de nos héros ne confine pas à la vanité existentielle, et ils
ne sont pas davantage harcelés par un destin aveugle, ni tourmentés par des
dieux et des déesses capricieux.
Ces différentes raisons font quun poème comme Beowulf est héroïque dans un sens que les épopées méditerranéennes ignorent: son personnage principal comble nos aspirations à un héroïsme moral. Il a sa place parmi les martyrs de la cause publique, au côté des Gordon Pacha, Florence Nightingale, Wellesley, et autres Jesse W. Lazear. La critique moderne sest employée à démystifier nos grands modèles du XIXe siècle. Beowulf nous vient dun âge reculé. Nous le connaissons par un manuscrit qui est notre unique source dinformation. Rien ne soppose donc à ce quil représente le paradigme de laristocrate valeureux, généreux, prêt à se sacrifier pour son peuple.
Beowulf est le neveu dHygelac, roi des Géates, qui règne sur le sud de la Suède. Un jour, il gagne les côtes danoises avec quatorze compagnons, en se proposant de débarrasser le château de Hrothgar, souverain de Danemark, dun monstre anthropophage nommé Grendel. Après un banquet au palais du roi, les princes danois se retirent, et Grendel en profite pour pénétrer dans la grand-salle et pour tuer un des guerriers suédois. Beowulf se bat alors avec le monstre et lui déchire un bras. Mortellement blessé, Grendel va mourir dans les profondeurs du lac fangeux qui lui sert de demeure. La nuit suivante, cest la mère de Grendel qui apparaît au château pour le venger. Elle tue un chef danois, et emporte son cadavre. Revêtu de son armure, Beowulf décide de la poursuivre sous les eaux et, après un effroyable combat, il parvient à labattre à laide dun sabre mystérieux trouvé sous les flots. Plusieurs années après, à la mort dHygelac et de son fils, Beowulf accède au trône. Alors quil est déjà un vieillard, un dragon sattaque au royaume; Beowulf, de nouveau, parvient à le détruire, mais meurt à son tour de ses blessures. Le poème sachève sur ses fùnérailles. Lexistence historique de Hrothgar et de Hygelac nest pas contestée. Il est possible que Beowulf ait existé.
Le sentiment dallégresse qui émane de ce poème nest pas sa qualité la moins surprenante. Par contraste avec la lumière méditerranéenne qui enveloppe LOdyssée, harassée de fatigue et de mélancolie, Beowulf se déroule dans une atmosphère ténébreuse, dans le clair-obscur des salles où un feu rougeoie, dans les étendues désertiques balayées par la tempête, dans les abîmes sous-marins. Cest un poème héroïque plein de sang et de férocité. La cadence de ses vers épouse le rythme des chocs guerriers et le fracas des cottes de mailles. Mais les hommes exultent en sentre-déchirant et en affrontant les éléments. La vaste mer nest point une divinité jalouse, hargneuse, sénile. Cest un adversaire froid, à donner le frisson.
Même des monstres comme Grendel et sa mère sont habités par une gravité inconnue des démons grecs. Nul doute, ce sont des créatures horribles, survivances de lunivers païen des Scandinaves, de ses géants, de ses hommes-loups et de ses dragons venus des océans de glace. Mais il nest rien en eux de fûtile. Ils partagent le sérieux opiniâtre de Beowulf, bien quils naient pas sa joie. Celle-ci court tout au long du récit, en dépit dune menace que lon sent peser constamment sur le destin du héros, lune repoussant lautre, comme la goutte dencre repousse la goutte de lait à la surface leau.
Ces hommes ont beau être fiers de leur animalité victorieuse, nous pressentons que leur règne touche à sa fin. Les hommes meurent; la splendeur menace ruine, et une main inconnue trace sur les murailles de la grand-salle du palais en liesse linscription: mené, mené, tekel et parsin. Cette civilisation est en voie deffondrement. Nous sentons tomber sur elle le crépuscule des idoles. Le refrain dun autre poème héroïque vieil-anglais aurait pu revenir toutes les vingt lignes dans Beowulf: Thaes ofereode, thisses swa maeg! ceci a passé, cela passera aussi; ou bien, de nouveau: notre force dâme grandit à mesure que nos forces nous abandonnent.
Cette présence du destin est sensible à la simple lecture d’une bonne traduction du poème. Les notes qui laccompagnent nous apprennent pas seulement que l’histoire de Beowulf se déroule peu de temps avant la fin de l’Âge héroïque des peuples teutoniques, mais de surcroît, quune tragédie familiale se préparait à larrière-plan, ce que lauteur nignorait pas, ni son auditoire: le clan de Hrothgar allait être trahi et disparaître violemment. Cest cette prémonition qui sert de contrepoint rythmique et symbolique à lexultation du poème.
Le thème épique que développe Beowulf est spécifiquement nordique. Arnold Toynbee, reprenant lexpression de John Knox, lappelle le thème “monstrueux regiment des femmes”. Chez Homère, Hélène ou Pénélope ninterviennent quen exerçant passivement leur féminité. Les reines et les magiciennes nordiques participent activement à laction. Ce sont leurs intrigues qui hâtent la tragédie.
Grendel et sa mère, monstrueuses créatures anthropophages, qui hantent les fonds marins, personnifient le passé peuplé de démons dont les prétentions peuvent être écrasées grâce au seul courage et à la force. Mais on ne se défait pas de lavenir. Son contenu dépend, non de quelques pulsions inconscientes, de la répétition du mythe, ou du karma, mais des mauvaises actions commises par lhomme consciemment. Pour les protagonistes de Beowulf lavenir va se jouer dans les trahisons, les meurtres où périront parents et amis, dans la guerre civile. Cest le contraste entre laisance avec laquelle lhomme parvient à triompher de créatures sauvages et son incapacité à vaincre les forces élémentaires et indomptables du destin, qui communique au poème son amertume et son pathétique, en même temps quil sert de colonne vertébrale au récit. Une fois que nous avons pris conscience de cette tension, nous ne pouvons plus lire Beowulf comme un recueil de légendes populaires scandinaves. Nous savons être en présence dune sourde tragédie, dun grand drame élégiaque à la composition serrée.
Beowulf fut enterré sur le champ de bataille, surplombant la mer pâle et froide lieu qui sied à lhéroïsme surhumain. Sa tombe resemble certainement au bateau tombeau qui vient dêtre découvert à Sutton Hoo, sur la côte occidentale de la même mer nordique, à loccasion de fouilles archéologiques. Parmi les objets retrouvés là, figurent les fermoirs en émail dune escarcelle ornée dun homme étranglant deux fauves: leffigie de Gilgamesh, ayant atteint lextrême Nord, au bout dun voyage long de quatre millénaires.
Au XIXe siècle, la critique frottée de philosophie décréta que toute culture
nationale devait plonger ses racines dans une littérature épique, genèse des
thèmes fondamentaux de la conscience — ou de “l’inconscient” — d’une nation ou
d’un peuple donné. Cette affirmation repose sur des présupposés très
contestables. Elle laisse entendre, par exemple, que la culture hellénique était
solidement enracinée, ce qui est inexact: la gloire de la Grèce lui vint au
contraire de l’équilibre dynamique — et tout ce qu’il y a d’instable — dans
lequel elle sut se tenir, pendant une brève période. Ce ne sont ni les
Nibelungen, ni LIliade qui ont forgé la conscience des Allemands et
des Grecs. Cette notion idéologique est née avec lÉtat-Nation, lui-même
inauguré par la Révolution française, pour laquelle lÉtat représentait le
peuple en armes. Cest cette même idéologie qui resurgira plus tard en
Allemagne, sous une forme dégradée, dans le concept dinconscient populaire,
au cours de la longue et difficile quête de lidentité nationale allemande.
Aujourdhui, toutes les littératures cherchent à se fonder sur le passé épique dont elles descendent. Le Livre des Rois, Le Chevalier à la peau de tigre, Les Exploits de Digène Akritas, le Ràmàyana, le Mahàbhàrata, ainsi que les ballades serbes... il nest pas jusquà la Divine Comédie qui ne doive payer son tribut à la conscience nationale. (Par parenthèse, les opéras de Verdi illustrent au mieux le génie épique italien). La plupart du temps, ces épopées ne sont pas nées spontanément. Elles ont été fabriquées sur commande, comme latteste le cas de LÉnéide, composée à la gloire dAuguste, ou celui du culte de Sérapis, mis au point par Callimaque pour célébrer Ptolémée. Pour étonnant que cela paraisse, ces gestes héroïques mûrement élaborées sont souvent dune bonne qualité artistique.
Il est tentant de faire un usage restrictif de ladjectif classique, en ne lappliquant quaux oeuvres littéraires reconnues comme telles. Il est vrai, au rebours, que toute littérature digne dêtre appelée classique témoigne de lâme dun peuple singulier, sans cesser dappartenir au génie humain dans son ensemble. Nombre dépopées, selon lemploi restreint du mot, qui furent artificiellement suscitées dans le but de souder la culture dun peuple, ont réussi dans leur mission en devenant des classiques, au sens couramment retenu de ce terme. Une fois encore, LÉnéide, Le Livre des choses anciennes, Les Annales du Japon, Le Kalevala, les drames historiques de Shakespeare, Le Livre des Rois, sont sans exception des mythes créés de toutes pièces par des intellectuels, et qui nen ont pas moins constitué le socle à partir duquel des peuples entiers ont édifié leur conscience. Ce qui na dailleurs rien pour surprendre: LIliade et LOdyssée, ainsi que LÉpopée de Gilgamesh, sont dauthentiques oeuvres littéraires. Lidée fantasque selon laquelle elles furent composées autour de grands feux par des peuples occupés à sucer des os avec leurs doigts na germé que dans lesprit des savants allemands du siècle dernier.
Si lon considère que le retentissement dune oeuvre sur la culture dun pays est un critère valable; que lemprise, la pénétration, et la durée de son influence sont de bonnes mesures, alors Élias Lönnrot est sans conteste le plus grand des poètes épiques. Peu de gens ont sans doute entendu prononcer son nom. Lönnrot était un médecin de campagne qui vivait dans la contrée la plus reculée dEurope, dans un pays le Grand Duché de Finlande qui navait pas de statut national séparé, et ne lobtiendrait quun siècle plus tard. Ainsi que pas mal de ses confrères, Lönnrot se passionnait pour les chants populaires et la philologie. Il sassigna, dès le début du XIXe siècle, le projet de compiler tous les poèmes et toutes les ballades du folklore paysan, et plus particulièrement ceux des régions écartées, comme la Laponie finnoise et les forêts de Karelia. Très tôt, il crut que ces fragments allaient lui permettre de reconstituer un fonds épique comparable à ce quavaient été LIliade et les Nibelungen pour dautres cultures.
Quil se soit trompé sur ce dernier point est sans importance. Car en tentant de réunir les matériaux de ce quil pensait être lépopée finlandaise primitive, Lönnrot élabora un document mythique qui na pas dégal dans la littérature daujourdhui et de tous les temps. La Finlande tout entière, de son élite intellectuelle aux gens les plus humbles, se reconnaît dans Le Kalevala. Grâce à sa description vibrante et musicale de la nature forêts et lacs dun vert intense ou dun blanc immaculé; prairies sillonnées par des bergers, des chasseurs et des pêcheurs, empruntant des chemins immémoriaux ; grâce à son évocation du fondement matriarcal de cette société, de son acceptation souriante du sens tragique de la vie et, enfin, de son esprit caustique et de la valeur sacrée quil accorde à lhospitalité et à lintelligence, cet immense chant est passé dans lâme et le pays finlandais.
Lécrivain Anselm Hollo, qui fait partie de lavant-garde internationale, et qui écrit désormais quant à lui en anglais, vient de faire paraître dans diverses revues, des traductions de poèmes composés par ses collègues finlandais. On retrouve dans leur poésie, y compris dans celle de Hollo, les influences contradictoires de Gertrude Stein et de Voshneshensky, sans omettre celles de Reverdy et de Ginsberg. Mais tous ces poèmes portent surtout lempreinte des vieux chants populaires finnois, rassemblés par un médecin de campagne, voici plus de cent ans.
Cest Le Kalevala qui a inspiré au grand peintre finlandais Gallen-Kallela ses meilleures illustrations. A telle enseigne que le style qui la rendu célèbre, à la croisée des pré-Raphaélites, du Jugendstijl et de lArt Nouveau, a été baptisé style Kalevala. Que ce soit par lintermédiaire de ce peintre, ou par imprégnation directe, lesthétique du Kalevala continue dinfluer sur lextrême pointe de larchitecture et des arts mineurs finlandais, comme la céramique, les bijoux en argent et les tissus imprimés. Tout ce quun William Morris a vainement tenté de faire dans les Beaux-Arts en Angleterre est pratique courante en Finlande. Il nest pas certain que LIliade et LOdyssée aient façonné daussi près la civilisation hellénique.
Toutefois, pour les trois quarts de ses lecteurs non finlandais, le poème paraît obscur et difficile à aborder. Il y a plusieurs raisons à cela. Pour commencer, le vers trochaïque, dans lequel est composé Le Kalevala, et qui sadapte naturellement à la langue finnoise, devient artificiel et monotone en traduction allemande ou anglaise. Longfellow qui a voulu dans son Hyawatha reproduire en anglais la prosodie, la composition et les thèmes de lépopée finlandaise, fournit une excellente démonstration des difficultés dune telle entreprise. Après sêtre appuyé sur un choix de légendes des Indiens dAmérique, qui elles-mêmes avaient été déformées et européanisées, il a forgé une fresque dun seul tenant en y incorporant des textes pris dans Le Kalevala. Enfin, il a composé son épopée americaine en vers octosyllabiques, jouant sur des répétitions et des symétries étrangères au génie propre de langlais.
Longfellow espérait ancrer lAméricain blanc sur la terre quil foulait en lui annexant la mythologie indienne, un peu comme les Grecs étaient entrés en communion avec les oliviers, les sources, les montagnes, par lintermédiaire des nymphes, des satires et autres divinités tutélaires. Le poème de Longfellow fut enseigné à deux générations décoliers américains, qui lapprirent par coeur. Hyawatha commençait à jouer timidement le rôle que le poète avait souhaité lui voir tenir. Mais à la fin il disparut des salles de classe. Aujourdhui, tout le monde, jeunes ou vieux, trouve grotesque lépopée de Longfellow, et la plupart ignorent même jusquà son existence. Le Kalevala est aussi vivant auprès des Finlandais qui lisent du Paul Éluard quauprès de ceux qui nouvrent jamais un livre. Dans ces conditions, quest-ce qui sépare la tentative de Longfellow de celle de Lönnrot?
La première différence est tout bonnement due au fait que le médecin finlandais et ses informateurs paysans étaient des poètes supérieurs à Longfellow. Le Kalevala possède dans sa langue dorigine une musicalité et des cadences qui envoûtent lauditeur, et le distinguent entre toutes les gestes épiques. Ses allitérations, ses parallélismes, créent des sonorités infiniment plus prenantes que celles des vers mécaniquement agencés par le poète américain. La poésie de Longfellow est à peu près aussi légère que des vers de mirliton, et le martellement de ses octosyllabes produit un effet pesamment comique. Les vers de Lönnrot ont du rythme, et sa langue mélodieuse produit des sons constamment renouvelés, qui vont et viennent, épousent le bon tempo, respirent. Un métronome ne remplacera jamais les battements dun coeur.
Léchec de Longfellow tient ensuite, et surtout, à son désir de rendre largument de Hyawatha aussi transparent que possible, beaucoup plus limpide que les légendes indiennes dont il sinspirait. Les récits qui composent Le Kalevala ne suivent pas, tant sen faut, une trame logique. Les spécialistes ont montré que les sources de Lönnrot étaient composites et souvent sans continuité narrative.
Lextraordinaire travail de refonte auquel se livra le médecin philologue ressemble davantage à un assemblage onirique quà un roman ou un recueil de contes. Les héros du Kalevala ne sont ni des guerriers ni des chevaliers errants. Ce sont des chamanes, des magiciens, des forgerons merveilleux, des rêveurs, toutes créatures mystérieuses et pleines de ruse. Elles mènent des aventures sans but, apparemment inutiles, qui ont pour nous quelque chose de frustrant et de sibyllin, et dont les implications restent hors de notre portée.
Hyawatha lIndien, le vrai Hyawatha, était de cette famille. Malheureusement, Longfellow la exorcisé, il la dépouillé de sa magie, en voulant le plier au rationalisme du XIXe siècle. Lönnrot avait pris le parti inverse. Il sut réveiller le côté ténébreux de lesprit bourgeois et libéral qui était le sien et le raccorder par-delà les siècles à la culture préhistorique des guérisseurs septentrionaux, dont les légendes finnoises avaient conservé lhéritage.
Il nest pas surprenant que Le Kalevala ait fasciné Carl Jung. Le poème est une sorte de rêve jungien socialement acceptable, fourmillant darchétypes, danimus et danima, de représentations totémiques de lâme. Il nous immerge dans un univers foisonnant de patriarches vieux comme Mathusalem, de vierges sacrées et intouchables, de travaux impossibles à réaliser, danimaux fantastiques qui sont les hôtes des lacs et des fleuves de la Finlande des premiers âges. Toutes ces légendes semblent orientées vers une fin inconnaissable laccomplissement de lhomme total , exactement comme dans les rêves des patients de Jung.
Je ne suis pas en train dinsinuer que Le Kalevala est un traité de psychanalyse. Il vaut beaucoup mieux que cela. Ses héros saffrontent dans un monde onirique qui ne les empêche pas de vivre les yeux grands ouverts sur le sol de Finlande, où ils luttent contre une nature rude, mais magnifique. Ce sont des êtres réconciliés, les occupants dun monde qui a de la consistance. Sur notre planète dévastée, la Finlande jouit dune grande qualité de vie, et ses habitants ont un comportement envers la nature que pourraient leur envier ceux des grandes nations, comme les États-Unis ou lU.R.S.S. Le Kalevala reflète, et renforce à son tour, ce don particulier. Il nest pas dépopée plus écologique que celle-ci. Le peuple de Finlande et Le Kalevala sont pénétrés dune philosophie de la nature sans laquelle il leur serait interdit de vivre sous les pôles. Semblables en cela aux Eskimos et aux Lapons, les Finlandais doivent coopérer avec la nature, ou périr. La pérennité du Kalevala ne vient pas de ce quil donne voix à une conscience nationale. Il est lexpression de la solidarité qui lie lhomme aux autres créatures autour de lui. Certes, ce chant a été transcrit par un médecin de campagne il y a moins de cent cinquante ans. Mais il est lopposé dune épopée artificielle: il chante une synthèse harmonieuse entre lhomme, la nature, le temps, et lespace géographique.
Cette saga est lun des romans les plus complexes et les plus tragiques de la
littérature, toutes époques confondues. Elle fourmille de personnages tous
vigoureusement et sobrement campés, et placés dans des situations dramatiques
aiguës. Le récit est porté par des dialogues et une action du plus grand effet
naturel, et conte lhistoire dun homme dune haute sagesse et dune forte
vigueur spirituelle, au début de la colonisation de lIslande. La saga traite
longuement des rivalités familiales qui ensanglantent lîle, et de la lutte de
Njáll pour y mettre fin et faire régner la justice dans la communauté dont il
est le chef. Njáll ne rencontre généralement pas de difficultés avec
lextérieur. Mais son ami intime, Gunnar, a épousé une femme nommée Hallgerdr,
dont lorgueil vindicatif soppose au caractère impétueux de celle de Njáll,
Bergthóra. Doù résultera un enchaînement de vengeances au cours duquel Gunnar,
Njáll lui-même, puis son épouse et tous ses fils, finiront par périr. Cela dit,
ce ne sont pas les meurtres, les batailles, les embuscades, les spectres, et les
coups de main des Vikings, qui frappent dabord le lecteur contemporain de cette
saga, mais la maturité humaine de ses héros. Ces gentilshommes paysans, qui
vivent sur une île désolée aux confins du monde, se comportent en adultes
infiniment plus responsables que lAgamemnon dHomère, ou le Swann de Proust.
On a tendance à regarder les sagas islandaises comme des expressions de lÂge héroïque, de ses désordres, et de son absence de valeurs clairement instituées, en dehors de celles que requiert la survie des individus. On y décèle un conflit entre la honte et la culpabilité et une preuve de lanarchie politique qui régnait dans ces sociétés, le tout condensé dans lintrigue relativement fruste qui caractérise les récits épiques. Rien nest plus erroné. Les personnages héroïques des plus belles sagas ne sont pas des membres de peuplades barbares qui auraient fui leurs pays et auraient échoué en terre dIslande. Comme la cité-État grecque davant Alexandre, la société islandaise des origines apporte de leau au moulin des théories malthusiennes. Nous sommes en présence dune collectivité coupée du reste du monde, fruit dun processus de sélection intransigeant (pour quun marin scandinave parvienne en Islande à cette époque, il lui fallait être taillé comme un héros) un ordre social biologiquement conditionné par une nature hostile, et dune dimension suffisamment réduite pour que ses membres développent des relations personnelles étroites. Le mode de vie insulaire engendre une évolution rapide. Il implique la mobilisation complète des capacités dune espèce donnée, quil sagisse de la flore alpine dune chaîne de montagnes isolée, ou bien de ces bonnes familles new-yorkaises ou bostoniennes que décrit Henry James, ou de la cour princière du Dit du Genji. Les milieux circonscrits ne sont pas seulement des isolats génétiques. Ils agissent comme des creusets, dans lesquels la vie sociale, intellectuelle, spirituelle, et biologique, est concentrée et rigoureusement sélectionnée. Linsularité de lIslande permet de comprendre pourquoi La Saga de Njáll le Brûlé est une oeuvre dune psychologie aussi fine que Les Ailes de la colombe ou À la recherche du temps perdu.
La surpopulation de la planète est un inconvénient dordre esthétique, non économique. Kropotkine avait raison. Rien ne sopposerait à ce que les habitants de Manhattan se nourrissent de légumes deshydratés et dalgues riches en protéines, cultivés sur les balcons de nos immeubles de verre, de fer et de béton. Rien, si ce nest que les valeurs humaines essentielles ont une propension à sépuiser en entrant en contact avec un nombre trop élevé de gens. Le seuil de saturation est vite atteint: dès que lon excède un tant soit peu des populations de la taille de la Florence des Médicis, de lAthènes de Sophocle, ou de lIslande des sagas.
Lhomme de la société de masse est irresponsable. La Saga de Njáll est une épopée dans laquelle la conscience individuelle et collective franchit des paliers toujours plus élevés. On y assiste à lenrichissement progressif des rapports moraux dun nombre très restreint dêtres humains, qui se sont donnés des lois qui évoluent constamment et librement. On peut jouer de milliers de jeux avec les trente-deux pièces de léchiquier; mais il est impossible den jouer aucun sil y a des millions de pièces. Lordre des électrons dans lunivers est purement mathématique. Dans les affaires humaines, il ne peut recevoir de sens et de définition quà lintérieur de très petits objets.
Njáll, tout au long du récit, est le centre vers lequel convergent des forces sociales antagonistes. Il est celui qui maintient lunité, en dépit des divisions qui déchirent la société. Le temps sera la première cause de sa chute. Pour celui qui, le long de sa vie, accepte de plus en plus de responsabilités, le poids peut devenir finalement trop lourd trop complexe et trop penible à supporter. Un homme seul aurait pu maintenir un équilibre aussi fragile à condition quaucun événement imprévu ne vienne lébranler.
Homme de loi, Njáll avait réussi à imposer un code de conduite à ce peuple de marins-paysans, indépendants, mais solidaires les uns des autres. Semblable organisation sociale peut savérer praticable un temps, mais elle ne se perpétue pas delle-même. Les femmes sont un des chaînons essentiels pour assurer sa reproduction. Et cest à elles quil faut imputer le second motif de léchec de Njáll: cest, derechef, le “monstrueux regiment des femmes” qui, de la coulisse et par la faute de ses rivalités internes, entraîne le noble édifice des coutumes et des lois à sa perte. Après une vie dune intégrité et dune générosité exemplaires, Njáll, comme les Nibelungen, succombera dans les flammes. Sa maison et sa famille laccompagneront dans sa ruine, lamentablement provoquée par une rancune vénéneuse. Il a suffi dun seul facteur de tension imprévisible pour que le système darbitrage et de contrôle de la société à grand-peine mis au point par Njáll, se brise dun coup, mettant brutalement fin à une vie entière de sage administration, comme une flèche fait voler en éclat une coupe de cristal.
Bien que le texte comporte de nombreuses richesses psychologiques, et que son auteur y mêle des péripéties secondaires avec une rare maîtrise, le thème principal de La saga de Njáll est simplement et clairement posé: il sagit du combat entre le matriarcat et la loi, autrement dit, ce que le jargon freudien à la mode appelle le conflit entre le Moi et le Surmoi. Que le grand nombre des gens estiment rassurant de vivre dans une société de masse trouve peut-être là son explication. Dans la masse, au lieu de déclencher lorage dont il est porteur, ce conflit sémousse; il se résorbe dans une foule anonyme et soumise. La Saga de Njáll le Brûlé atteint une extrême beauté en portant à son comble laffrontement entre la conscience et le pouvoir. Il finit par sen dégager une vérité imparable: la vie est plus forte que lordre. Certes, lexistence appelle un ordre. Lindividu et son entourage en ont besoin pour survivre. Mais cest un désordre vital qui se perpétue dans lhistoire. Cest de ce désordre que naît une nouvelle société, et cest vers lui quelle retourne inexorablement.
Le Livre de Marco Polo et Le Voyage du pélerin, de John Bunyan,
forment sans doute le doublet le plus parfait de la littérature mondiale. L’un est le récit allégorique dun voyage semé dobstacles vers
une réalité supérieure, tandis que lautre raconte un périple authentique aux confins de la
planète, qui est devenu larchétype des explorations de lhomme sur des
territoires inconnus. Comme Bunyan, Marco Polo a rédigé, ou pour être exact,
dicté, son odyssée en prison. À la différence du Voyage du pélerin, les
mémoires du Vénitien, qui sont dune grande tenue littéraire, nauraient
probablement jamais vu le jour si son auteur navait été contraint à loisiveté
et à lisolement. Tous deux étaient des hommes daction. Tous deux écrivaient la
prose des gens efficaces. Jignore si la grande poésie naît du souvenir des
émotions dans la tranquillité. Mais nul doute que la grande littérature en prose naît du souvenir
de laction, une fois le calme revenu.
Bien avant les premières lueurs de la Renaissance, Marco Polo était déjà un homme de cette ère nouvelle qui atteindrait son apogée pendant les guerres et les révolutions contemporaines de Bunyan. Il était âgé de vingt ans quand Thomas d’Aquin mourut. Ce qui ne lempêchera pas de dépeindre une civilisation étrange, et dont la culture était souvent hostile à la sienne, avec un esprit objectif, scientifique, dégagé, dont peu décrivains seront dotés au cours des six ou sept siècles qui lui succéderont. Son livre est rédigé dans le ton neutre de la correspondance commerciale, en complet décalage avec le reste de la littérature médiévale.
Sans doute Marco Polo appartenait-il à la classe bourgeoise, avant que les bourgeois ne deviennent révolutionnaires. À cette époque, ils étaient des négociants-aventuriers. Ce qui ressort en premier lieu de ses récits, ce n’est pas qu’il s’étonne de la diversité des êtres humains de par le monde, et qu’il trouve leurs moeurs exotiques, mais c’est qu’il ne s’en montre pas autrement surpris. Aujourd’hui, les hommes sont prêts à s’entr’égorger en raison de différences que Marco Polo aurait à peine notées, et qui lui auraient paru aussi dérisoires que nos querelles d’Occidentaux le paraissent à un Eskimo ou un Africain de nos jours. Pour lui, lactivité qui régnait à la cour de Koubilai Khan nétait guère différente de celle du Doge et du Grand Conseil de Venise. Marco Polo possédait ce que nous avons perdu depuis: un esprit oecuménique, une sensibilité cosmopolite. Riches marchands médiévaux, les Polo avaient la tolérance de voyageurs qui pensent le monde comme une seule entité, que trois années, ou davantage, de voyage par caravane ou en bateau tenait unie. Marco, son père, et son frère, connaissaient lextraordinaire force civilisatrice des échanges, face aux coutumes les plus bizarres. Ils navaient pas le comportement brutal et destructeur des marchands de lère victorienne, qui se déplaçaient un drapeau dans une main, et la Bible dans lautre. En dehors du cannibalisme, de la prostitution sur les lieux de culte, et de la coutume hospitalière doffrir son épouse et sa fille au voyageur, peu de choses choquaient Marco Polo dans la civilisation chinoise. Et encore ne proteste-t-il que pour la forme: je le soupçonne davoir quelque peu profité des deux derniers actes de barbarie que je viens dévoquer.
Les Polo sont certes les plus célèbres des voyageurs européens qui, raliant la Chine, nous ont raconté leur équipée. Ils sont aussi les seuls qui ne se soient préoccupés que de commerce. Si Marco Polo navait ete capturé par les Gênois, son nom aurait figuré parmi dautres sur les registres de Venise, ou ne serait jamais parvenu jusquà nous. Innombrables étaient pourtant ceux qui parcouraient alors les routes. Les conditions aléatoires qui nous ont valu son livre nous font prendre conscience que nous ne possédons aucun témoignage sur des pans entiers et importants de lhistoire.
Cest une chance que le témoin de ces événements ait été le citoyen dune ville dont chacun connaît le rayonnement. La République de Venise pouvait faire léconomie dune révolution bourgeoise, alors quen Occident lordre féodal allait se perpétuer, en certains pays, pendant un demi-millénaire. Venise était la seule à conserver le modèle de la cité-État méditerranéenne, celui de la commune oligarchique dirigée par les négociants-aristocrates, cest-à-dire une forme de société plus ancienne encore que celle de la Crète antique, plus ancienne que la Grèce du temps où lintrépide Ulysse sillonnait les mers.
Nulle autre cité occidentale ne pouvait produire des hommes capables de sadapter à la culture de la dynastie des Yuan. Le XIIIe siècle chinois fut pour le moins aussi civilisé que le nôtre. Héritière des dynasties Song et Tang, la civilisation des empereurs Mongols, à l’instar de l’Athènes de Périclès, avait atteint des altitudes que nous n’approcherons probablement plus. La Chine faisait partie dun empire qui sétendait de la Pologne à la mer Jaune, et de la Sibérie à la Mésopotamie, en passant par la Perse, Burma et lactuelle péninsule indochinoise. Il était contemporain dun moment de synthèse culturelle unique en Occident exemple inédit dans lhistoire où la chrétienté régna sur lEurope entière. Marco Polo est souvent désigné comme celui en qui ces deux universalismes se rejoignirent. Il fut, en vérité, à la fois plus et moins que cela. Des mots aussi abstraits que synthèse, internationalisme, ou éclectisme, auraient semblé inintelligibles à un esprit aussi pratique que le sien, pour qui ils désignaient des réalités allant de soi. Il ne faudrait pas croire que Marco Polo faisait office de favori exotique à la cour du grand Khan. Il y travaillait comme fonctionnaire, et ses conseils en matière politique et financière étaient écoutés.
Esprit positif ou non, quelle joie est la nôtre en lisant son livre! Il restitue à travers mille péripéties excitantes ce qui est resté pour nous le pays des merveilles. Il nous transporte en Asie, dans les villes oasis qui bordent la route de la soie, où se côtoyaient des races innombrables. Il nous découvre les grandes capitales des provinces chinoises, vivant en complète autarcie, comme si elles avaient contenu les seuls habitants de la terre. Il nous fait rêver aux prestigieuses beautés des mers du Sud, monde des épices, des perles, des femmes nues qui aiment faire lamour, monde des anthropophages et des rois-pirates aux fortunes fabuleuses. Marco Polo fut le premier à nous conter ses tribulations dans cet univers plein de surprises, et dont il était parvenu à ouvrir les portes au commerce lesquelles allaient se refermer pour plusieurs siècles. Mais son livre est de surcroît une invitation à explorer un immense continent littéraire.
Jaimerais citer les noms dauteurs de livres sur la Chine et le Tibet qui me passent à lesprit, dans un genre de littérature que je tiens pour lun des plus passionnants: je pense à Sven Hedin, Aurel Stein, Paul Pelliot; à Mademoiselle Bullock-Workman, Owen Lattimore, Henry Yule, Koslov, Rockhill; et puis à: Sykes, Shipton, Irene Vongher Vincent, William of Rubruck, Huc et Gabet, Desideri. Auxquels sajoutent tous les récits des voyageurs chinois, sans omettre ce classique du cinéma et du théâtre, que tous les enfants de Chine connaissent: Le Singe pélerin, ou le voyage a louest. Au milieu de toutes ces merveilles, le petit livre de Marco Polo, dû à linactivité forcée de son auteur, et révélé à un monde qui nen croyait pas ses yeux, est resté, à six siècles décart, lun des récits de voyage les plus beaux et les plus véridiques.
Version française de Classics Revisited de Kenneth Rexroth, traduite de laméricain par Nadine Bloch et Joël Cornuault et publiée aux Éditions Plein Chant.
Copyright Plein Chant 1991 pour lédition française. Reproduit avec lautorisation de léditeur et des traducteurs.
Cette reproduction Internet (2005) comporte quelques revisions faites par Joël Cornuault et Ken Knabb.
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