B U R E A U O F P U B L I C S E C R E T S |
Tacite : Histoires
Plutarque
: La Vie des hommes illustres
Marc Aurèle
: Pensées pour moi-même
Apulée : LÂne dor
Poésie lyrique latine du Moyen Age
Tou Fou : Poèmes
Les profanes que nous sommes se font de lhistoire de lEmpire romain une
conception très floue. Lexistence sulfureuse de quelques potentats se confond
pour nous aux clameurs des batailles que décrivent les livres de classe; tandis
que les légions, qui sont censées construire voies de communication et édifices,
ne songent quà se révolter, permettant de temps à autre à lun de leurs chefs
de se hisser sur le trône et non plus sur un bouclier pour les haranguer. La
vie et loeuvre de Tacite ont pour premier mérite de rafraîchir nos
connaissances touchant lhistoire des premières générations de lEmpire. Tacite
naquit au moment de la décadence du premier principat. Il mena sa carrière sous
Domitien, rédigea ses principales oeuvres durant le règne de laffable Trajan,
et assista vraisemblablement aux débuts dHadrien, le premier empereur romain
dont la gloire put rivaliser avec celle de Ptolémée le Roi des Rois, que
Néron, philhellène passionné mais néanmoins barbare, ne fut jamais capable de
comprendre.
Chez Tacite, le parti sénatorial prend conscience de son irréversible déclin. Lhistorien se fait le héraut de cette caste, que les Chinois appelaient laristocratie des lettrés, et qui si lhistoire se ramène bien à une succession de changements, de conquêtes, et de pertes dans lordre du pouvoir ne devait plus jamais occuper le devant de la scène occidentale. Après les guerres puniques, les Sénateurs romains ne formaient plus du tout une aristocratie; et lettrés, ils ne lavaient jamais été. Marqués par la décadence de son temps, tous les livres de Tacite la Germanie comme la Vie dAgricola, les Histoires ou les Annales sont des pamphlets politiquement orientés. Mais le lecteur les suit en toute confiance, grâce au tranchant inimitable avec lequel ils sont rédigés. La postérité a cru que la seule erreur de Tacite était de sêtre laissé emporter par un louable enthousiasme républicain. De même que Suétone aurait été égaré par sa verve comique et son dépit en dépeignant, dans sa Vies des douze Césars, des moeurs de sadiques et de scélérats. A la lecture de Tacite, il ne semble pas douteux que Tibère et Claude aient été les tyrans quil vitupère avec tant déloquence.
Les plus récentes études, ajoutées à lexpérience de tout un siècle qui a de quoi nous écoeurer plus sûrement encore que le premier de notre ère, lui apportent pourtant un double démenti. Il arrive que des clowns et des pervers assoiffés de sang semparent du pouvoir, sous les applaudissements de la foule qui les a placés là. Et nous ne serions pas surpris de savoir quun empereur romain ait pris plaisir à se faire sodomiser en public. Mais rien nétablit dun point de vue scientifique la nocivité de la politique suivie par lombrageux Tibère; ni la paresse et la bouffonnerie de Claude, ou la folie de Nèron.
Le système économique, social et politique, contre lequel Tacite polémiquait atteignait alors sa pleine puissance. Fidèle aux vertus quelque peu compassées dans lesquelles Tite-Live avait drapé sa République, il vécut assez vieux pour voir le triomphe de lEmpire. Il fit pour la première fois parler de lui en soutenant laccusation dans un procès de concussion à lencontre du proconsul Marius Priscus, et en plaidant contre sa conduite indigne dun honnête homme. Étant jeune, il avait voyagé en Germanie et épousé la fille de Julius Agricola, le gouverneur de Bretagne. Dans la première oeuvre qui lui est attribuée, Tacite déplore la faillite de lart oratoire, et déclare sans ambage que léloquence a déserté le prétoire pour rejoindre le cabinet de lhistorien. Sa biographie de Julius Agricola présente léloge funèbre dun noble romain de la vieille école, véritable réincarnation du probe Cincinnatus. Le portrait de lhéritier présomptif de Germanicus lui fournit loccasion de chanter les louanges dun aristocrate intègre, décoratif, et aussi dépourvu defficacité politique que Sir Philip Sydney.
Lhistoire de Rome, du vivant de Tacite, se confond avec la réorganisation de la République qui, tout en conservant ses privilèges honorifiques et son décorum, se transforme en despotisme de type oriental, comme celui que connurent lÉgypte, la Mésopotamie, la Chine et Byzance. Le Sénat et les autres groupes républicains se voient progressivement dépouillés de leurs prérogatives. Avant même la naissance de Tacite, leur éviction était consommée. Mais lhistoriographe se fit un devoir de transmettre le flambeau de leur gloire oligarchique aux siècles futurs. Il se chargea de sculpter pour léternité leffigie idéale des Sénateurs; de leur rôle social; de leurs qualités morales; et de la compétence dans les affaires quils ne désespéraient pas de retrouver un jour.
Du temps de Tacite, loligarchie romaine nétait plus composée des gentilshommes de campagne, des princes lettrés, et des soldats invincibles, quoique non professionnels, de la légende. Elle était maintenant faite de technocrates, de latifondiaires, de poètes courtisans, de détenteurs de franchises impériales. Ces partisans du prince, ces eunuques et ces affranchis, souvent pénétrés dune fine culture héritée de la Grèce et des contrées du Levant, navaient jamais entendu parler du bien et du mal que stipulait le code moral du pouvoir oligarchique dautrefois. Ils étaient même au-delà du bien et du mal définis par les héros de ce mythe.
Tacite connaissait, dans son for intérieur, cette amère vérité, et cest ce qui explique le mordant inimitable de sa prose. Il semble avoir eu la prescience de linterminable calvaire quallaient endurer les défenseurs de la République jusquà notre siècle de Boèce défiant Théodoric, à Arnaud de Brescia, Cola di Rienzi, Daniele Manin et Giacomo Matteoti. Ses mots sont coupants et meurtriers, et jamais Burke, ni Gibbon, ni leurs congénères français, noseront une telle sévérité. Car ces hommes caressaient encore lespoir de voir triompher en Europe une aristocratie de lesprit laquelle ne devait jouer dans la réalité quun rôle éphémère , et dunifier le monde sous légide bienveillante de Whigs et de Girondins éclairés, tous bons seigneurs et gens cultivés.
Les textes dhistoriens comme Thucydide, Plutarque, Tite-Live, et tout spécialement Tacite, nous contraignent à oublier un instant notre scepticisme. Nous savourons sans arrière-pensées leur narration grandiose de lhistoire et, pour ce qui concerne Tacite, une sublime méchanceté, une prose aussi acérée quun scalpel. Son style se mêle si intimement à son récit, colorant chacune de ses impressions et chacune de ses prises de position, que même les traductions les plus laborieuses, ou les plus savantes, ne sont pas parvenues à nous le gâcher. Nous lisons encore Tacite pour son impitoyable causticité. Son histoire du règne des empereurs romains renvoie immanquablement à nos maîtres modernes, à ceux-là mêmes entre les mains desquels la République a dégénéré en despotisme de palais ou en bureaucraties impériales. Tacite témoigne contre les palais et les bureaucraties, pour la République des origines. Bien sûr, ni lui, ni nos jeffersonniens, nont probablement jamais rencontré un seul de leurs contemporains qui incarnât, ne serait-ce que vaguement, les pures vertus républicaines.
En dépit de la montée du malheur, un historien comme Thucydide gardait la confiance inébranlable dun homme pour qui la défaite des siens était chose impensable. Alexandre, Antigonos, et la dynastie des Ptolémée, imbibés de parfums et couverts de pierreries, entamaient leur lente ascension au firmament de lhistoire, et ils allaient finir par conquérir lempyrée grec. Mais rien ne le laissait encore présager. Ses héros, pour toute leur démence, leur vanité, et leur envie, ressemblent à ceux des tragédies de Sophocle affrontant avec lucidité le destin. Tacite, lui, nous met en présence de personnages impuissants, jetés sur la scène dun mélodrame dirigé par une force anonyme et omnipotente. Lhistorien lui donne les traits de lempereur volonté hostile et impénétrable tombée parmi les hommes , triste pantin dans une farce grotesque, ancêtre des Fu Manchu, Docteur Folamour, et autres Petits Pères des Peuples qui régissent nos actuels spectacles. Les ennemis de lEmpereur, quant à eux, portent le masque de la souffrance, vaincus davance. Impossible de voir en ces maîtres et ces esclaves des êtres humains, des héros tragiques comme ceux qui peuplent la vision historique de Thucydide, parce que tous sont agis, plutôt quils nagissent.
La véhémence de Tacite nous fait oublier que sa tendance au mélodrame lempêche dêtre un écrivain de première grandeur, et de posséder une morale politique et une philosophie véritables. Plus dun vieux truqueur de la littérature romaine avait pris la pose du stoïcien. Tacite sest refusé cette facilité. Il se comportait probablement dans la vie comme nos existentialistes les plus mélancoliques. En intellectuel conscient dêtre devenu inutile, dêtre dépassé, et qui avait ainsi perdu sa confiance dans lavenir, sa foi dans la nature, et sa sympathie pour ses semblables. Tacite, témoin des beaux jours du système impérial, observant lévolution des moeurs humaines ny discernait aucune issue. Huis clos.
Les raisons de se montrer injurieux à légard de La Vie des hommes
illustres ne manqueraient pas. Il ny aurait aucune injustice à rebaptiser
ce livre Le mythe de la classe dominante et son spectacle, ou bien Le
Mensonge Social personnifié. Plus encore que Platon peut-être, Plutarque est
linventeur de la notion délite héroïque. Les grands personnages grecs ou
romains dont il retrace lexistence, à quelques exceptions près, sont davantage
que des hommes politiques: ils endossent la responsabilité pleine et entière de
lexercice du pouvoir. De Romulus à Thésée, en passant par Marc Antoine et
Démétrios, les comparaisons auxquelles il se livre nont quune seule raison
dêtre: établir sils se sont montrés dignes ou non de leur responsabilité
totale sur les hommes quils gouvernaient.
Bien que Plutarque air trouvé créance auprès de nombreux lecteurs, on peut douter si les affaires humaines se sont jamais combinées comme il le dit. Ou si la morale politique telle quil la concevait a jamais existé. Ou si généraux et politiciens dAthénes ou de Rome, russes, américains ou chinois, de son époque ou de la nôtre , ont jamais correspondu à son idée de la noblesse. Il nen reste pas moins que La Vie des hommes illustres est un des livres quon emporterait sur lîle déserte, en compagnie de la Bible et de Shakespeare. La littérature classique comprend beaucoup doeuvres dart dune qualité supérieure, et nombre de tableaux des moeurs humaines plus fidèles. Mais on ne se lasse pas de lire Plutarque. Sa prose est séduisante, captivante et, par-dessus tout, pour employer une expression qui déclenche les sourires, elle élève son lecteur. On peut dire que les hommes ressemblent aux chefs querelleurs des armées en campagne que nous décrit Homère dans LIliade; on peut dire que, comme les névrosés dEuripide, ils sont toujours prêts à sentre-massacrer. Mais nul dentre eux ne vit à laltitude des héros de Plutarque. Certains êtres humains ont de la noblesse les noms de John Woolman, Martin Buber, Albert Einstein ou Martin Luther King, me viennent à lesprit. Mais le simple bon sens nous indique que ceux qui étaient parvenus au sommet dun pouvoir bien plus corrompu que celui de Kansas City, de Newark, de Memphis, ou de Chicago et au moins aussi impitoyable que celui de Moscou étaient, dune certaine façon, héroïques, mais en aucun cas des êtres nobles. Ni dans la définition de Plutarque, ni dans la nôtre. Ils ne correspondaient pas à létalon de la grandeur et de la bonté décidé par la morale grecque, ou judéo-chrétienne. Ni à celui du stoïcisme romain auquel Plutarque avait adhéré.
On a pu dire à bon droit que Plutarque avait servi de caution culturelle à la caste brutale des Sénateurs et de leurs ancêtres, les Athéniens partisans dun despotisme inspiré de Sparte. On pourrait ajouter quil a contribué à faire des idoles de nos actuels dirigeants quils sappellent Franklin Roosevelt, Winston Churchili, Douglas MacArthur ou Dwight Eisenhower grâce au matériau légendaire quil a légué. Mais tous ces défauts ne rendent pas sa lecture moins prenante. Personne na jamais eu la sottise de croire que la société serait un jour gouvernée par des sages, par les rois-philosophes de La République de Platon. Nous nourrissons lespoir quun jour loin de nous, il y a longtemps, ou au contraire dans les siècles qui viennent , la société humaine, dans ce quelle a de supérieur, atteindra la vraie noblesse. Le monde ne serait pas meilleur si ses maîtres ressemblaient aux héros de Plutarque. Il serait certainement plus satisfaisant. Voilà le grand secret. Les personnages de Plutarque ne laissent pas dêtre sanguinaires, dépravés, perfides. Ils ne sont jamais bas. Ils ont de la volonté. Lunivers de Plutarque est un univers dans lequel les hommes ne vivent pas comme des étourdis, contrairement à ce que nous savons deux dans le secret de notre coeur.
La Vie des hommes illustres est celle de grandes personnes dont, enfants, nous pensions tous faire un jour la connaissance. Que nous navons jamais rencontrées. Que nous avons cessé de croire jamais rencontrer. Peut-être cet espoir nest-il pas définitivement brisé en nous. On rêve toujours de croiser dans la rue la magnanimité marchant de concert avec le sens des responsabilités. Nous admettons les errements de nos semblables, nous apprenons à leur pardonner, même sil sagit dune charge bien lourde et toujours à reprendre. Mais la bassesse inutile na pas cessé de nous être intolérable, celle de nos maîtres plus que tout autre.
Plutarque nous oblige à croire que cest en nétant jamais mesquins que ses personnages ont accédé aux plus hauts pouvoirs. Bien que les faits apportent un désaveu cinglant à cette idée, on ne saurait dire quelle soit entièrement mensongère. Il sagit même du genre de vérité qui, avec la Symphonie Jupiter, lÉcole dAthènes, et la Passion selon saint Matthieu, donne un sens à la vie que celle-ci est loin de mériter. On comprend dès lors pourquoi Shakespeare sest inspiré de Plutarque à plusieurs reprises. Ils partageaient la même attitude devant lexistence. Bottom lui-même, dans Le Songe dune nuit dété, est dépourvu de bassesse. Coriolan est un traître insolent; Marc Antoine, un démagogue sanguinaire, amouraché dune nymphomane vieillissante. Aucun de ces personnages cependant nest vulgaire.
La Vie des hommes illustres et Le Satiricon de Pétrone sont en quelque sorte des antonymes. Pétrone connaissait intimement le pouvoir. Il a actionné les leviers de commande, jusquà ce quil tombe en disgrâce et soit répudié par Néron. Il avait une vision trouble et obscène de ce qui motive les actes des hommes. Plutarque navait pas son expérience du pouvoir. Mais il avait reçu les honneurs: il simaginait que les responsables politiques étaient des hommes dhonneur. Autant les mythographes des classes dirigeantes en Grèce et à Rome, tels que Sénèque, par exemple, ne croyaient pas en ce quils disaient, autant je pense que Plutarque était sincère. Son oeuvre est surtout convaincante. Toutes époques confondues, il est peu dauteurs aussi persuasifs que lui.
Nous avons besoin dêtre convaincus. En cédant à la description de la société faite par Plutarque, nous courons le danger de rester les éternelles dupes de la politique. Pourtant, si nous ne sommes pas des êtres nobles, il nous importe de croire que nous pourrions le devenir un jour. Trop de pessimisme devant les leçons de lhistoire a pour effet de nous rabaisser. Et, malheureusement, nous sommes constamment en proie à ce pessimisme, qui rend nécessaire lassurance que nous puisons dans Plutarque. Peut-être jouons-nous alors des rôles celui de Roger Casement, ou de sa doublure, Lawrence dArabie; peut-être transformons-nous nos piètres adultères en conte des Mille et Une Nuits. Cependant, jouer un rôle est préférable à linaction. Jouer cest navoir pas abandonné tout espoir. Pour le dire avec Gabriel Marcel: Sans espérance, la noblesse est impossible.
Un étudiant vient de perdre sa mère, ou bien il découvre quil a attrapé une
sale maladie ou que sa petite amie est enceinte, ou il a décidé de ne pas faire
le service militaire : imagine-t-on quil aurait le réflexe de solliciter les
conseils de son professeur de philosophie? Ce que nous appelons
philosophie semble un moyen tortueux desquiver les questions qui comptent dans
la vie. Cela na pas été le cas de toute éternité. De Thalès à Kant, la
philosophie a constitué le fondement de la compréhension de la conduite humaine.
La cosmologie, lontologie, la métaphysique, inspiraient léthique, la politique
et la philosophie des moeurs, cest-à-dire les principes qui gouvernent le
commerce des hommes, lintelligence quils en ont, et linfluence que ces
principes exercent en retour sur eux. En un mot, la philosophie soccupait de ce
quon appelle communément la sagesse et la vertu.
Bien que lexistentialisme soit à la mode, personne aujourdhui ne publierait un livre intitulé Pensées pour moi-même (ou les Méditations, selon le titre que nous lui donnons aux États-Unis) en osant lappeler un traité de philosophie. Marc Aurèle ne destinait pas davantage ses carnets à la publication. Dès leur parution pourtant, ils comptèrent parmi les textes philosophiques les plus précieux. Après leur redécouverte à la Renaissance, ils devaient marquer toute la tradition éthique occidentale, et devenir un livre de chevet dans lAngleterre victorienne.
Les représentants du stoïcisme romain restent, dans lensemble, des maîtres spirituels sujets à caution. Sénèque était manifestement une canaille, doublée dun fourbe, et Cicéron ne valait pas plus cher. Leur dialectique stoïcienne apportait à la classe dominante le renfort moral dont elle avait besoin. Parmi les différents courants de pensée de lAntiquité tardive, ils énonçaient une philosophie de la nature particulièrement cohérente, selon laquelle les êtres matériels et lâme ne sont que des parcelles du Grand Tout. Pour eux, on peut déduire la vertu de la matière, et inversement. Mais tout cela na abouti en fin du compte quà des supercheries intellectuelles. Sénèque se trahit dans le ton de ses écrits, qui le révèle tel quen lui-même: un habile diffuseur du Mensonge Social. Il suffit dexaminer son style pour deviner quil fut le mentor de Néron, celui-là même qui alla détruire les populations bretonnes pour rembourser ses dettes. Des griefs similaires ont été retenus contre Marc Aurèle, sans quils soient à mon avis justifiés. Le style, cest lhomme. Sénèque est un phraseur sans vergogne. Marc Aurèle est incapable de littérature. Il écrit dans un grec maladroit, mais qui est aussi honnête et naturel que lécriture dun Théodore Dreiser à ses moments les plus authentiques. Contrairement à ce que simagine la critique, ceci est la marque dun grand style et dun grand homme.
Saint Augustin, Gibbon, Toynbee, et tous les auteurs qui ont une vision apocalyptique de lhistoire font correspondre la décadence et la chute de lEmpire romain avec le règne du plus magnanime de ses gouvernants. Marc Aurèle était à la tête dun territoire qui sétendait des Carpathes au Sahara, de lÉcosse à la Perse. La vie en Europe ne devait plus jamais recouvrer une telle sérénité et une telle opulence. Lintervalle, qui sépare le gouvernement dHadrien de celui de Marc, est le seul épisode de lhistoire européenne qui connut une paix oecuménique entre les peuples, et un épanouissement culturel approchant celui de lEmpire chinois à son zénith. Cest pourtant sous Marc quapparurent les premiers symptômes de la crise, et que lEurope commença à vaciller.
Il y a eu dautres philosophes couronnés; ils se nomment Alfred le Grand, Frédéric II, Saint Louis, ou Frédéric le Grand. Mais, soit leurs pouvoirs étaient limités et leur royaume livré à la sauvagerie; soit leur philosophie était pernicieuse. Marc Aurèle est le seul qui sut exercer lautorité suprême sur une civilisation simultanément épanouie. Et en lui le saint le disputait au philosophe. En décrivant avec admiration la dynastie des Antonins, Gibbon projetait sur cette période historique lutopie que le XVIIIe siècle sétait façonnée. Il ressuscitait le monde dans lequel il aurait aimé vivre. Un monde qui avait eu une existence éphémère, et sétait écroulé, pour ne plus jamais renaître de ses cendres.
Vingt années du gouvernement dun homme dÉtat éclairé, qui était en outre un chef darmée qualifié et intrépide, ont suffi pour que lEmpire passe de la maturité au pourrissement, de lété de son existence à lautomne finissant. Il était harcelé à ses frontières par lenvahisseur et miné par dinterminables querelles intestines qui durent aujourdhui encore , jusquà ce que la mort de la civilisation européenne sensuive.
Il faudrait savoir évaluer les chefs-doeuvre de la littérature indépendamment de la personnalité de leurs auteurs. Latmosphère de fatalité qui entoure les méditations de Marc Aurèle déforme nos appréciations. Rien nassure même que nous reconnaîtrions dans ses carnets un grand classique si nous ignorions les circonstances dans lesquelles il devint empereur. La grandeur des Pensées pour moi-même ne tient pas à la philosophie quelles contiennent, mais à leur caractère autobiographique.
Ceux des lecteurs qui sont attirés par la morale stoïcienne orthodoxe pourront toujours sen remettre au Manuel dÉpictète, et à sa parole sèche et coupante, dont le texte est généralement reproduit après celui de Marc Aurèle. Épictète raisonne; Marc Aurèle prie. Doù la relative monotonie qui émane de ses Pensées, une monotonie caractéristique de lexamen de conscience par lequel commence toute prière: Ai-je gardé mon calme, aujourdhui?, Ai-je résisté au désespoir?, Ai-je accepté lordre du jour que me dictait la réalité?, Ai-je pardonné linsulte et loffense?, La mort et le malheur me font-ils reculer?. Epictète préconise dans son prêche lataraxie stoïcienne, lapathie, limpassibilité des bouddhistes, lacceptation sans ressentiment de tout ce qui advient. Marc Aurèle lutte contre lui-même pour réaliser cela dans une sagesse effective. Autant Épictète est arrogant et bouffi de son savoir, autant Marc Aurèle est touchant dhumilité. Il sefforce, et sait reconnaître ses échecs.
Derrière la mâle assurance de la doctrine stoïcienne à laquelle Marc Aurèle donne tous les gages de fidélité, et dont il utilise sans recul le jargon, se dissimule une attitude différente face à la vie, une attitude plus recueillie, proche de lexistentialisme, dans ses formes les plus angoissées, comme chez Max Scheler. Lexistence nest donc que cela qui naît, et retourne aussitôt au néant. Le sens en est impénétrable. Je ne maîtrise, de loin en loin, que mes propres réactions. Je ne suis libre que dacquiescer ou de refuser. Si jaccepte ce qui se présente, de bon ou de mauvais, je trouve la sérénité. Si jentre en sécession contre la réalité, je suis condamné à la douleur et à la frustration.
Marc Aurèle tourne et retourne sans fin dans sa tête lénigme de lêtre, errant dans le labyrinthe de la vie, comme Proust lintrigue romanesque en moins. Il nest aucune souffrance à laquelle la nature nait préparé lhomme à résister. Marc Aurèle semble chercher à se convaincre à longueur de pages dune idée aussi manifestement fallacieuse. Sa référence ultime est celle de lintégrité de la personne humaine. Que lunivers soit une machine sans âme ni valeur, ou quil soit gouverné par une déité ou la Providence; que lhomme soit libre ou déterminé; quil existe ou non une vie après la mort, et un système de récompenses et de châtiments, même fugitifs, les affres morales dans lesquelles Marc Aurèle se débat restent fondamentalement inchangées, ainsi quil le souligne lui-même.
Au bout du compte, lautobiographie se mue en philosophie. Premier écrivain antique à nous avoir livré son autobiographie spirituelle, Marc Aurèle est aussi il est surtout le premier philosophe pour qui la sagesse repose sur la vie dans ce quelle a délémentaire, plutôt que sur un système. Il mourut dans les marais de la Hongrie, en repoussant les armées ennemies. Les forces lui manquèrent pour résister à une épouse volage, à un fils violent, et à lanarchie grandissante de lEmpire. Qui les auraient trouvées? Marc Aurèle a eu celles de transmettre à la postérité les hésitations dun homme parvenu au sommet dun pouvoir absurde, et à la veille de senfoncer lui-même dans la catastrophe. Puisque la condition des hommes na pas changé depuis Marc Aurèle, son journal demeure, le mot a déjà été employé, lun des fruits les plus délicats de lAntiquité. Ce que je suis: chair, souffle et raison. Abandonne tes livres; ne te laisse pas séduire. Cela ne test point permis. Rédigé chez les Quades, sur les rives du Gran.
Du fait des aléas de lhistoire, seules deux grandes oeuvres dimagination en
prose nous ont été conservées de lAntiquité. Toutes deux sont latines. Les
romans grecs, beaucoup plus nombreux, mais diserts et stéréotypés, leur sont
nettement inférieurs. Le Satiricon de Pétrone nous est parvenu mutilé,
tandis que nous possédons le texte complet de LÂne dor. Si Le
Satiricon nous était arrivé intact, il figurerait certainement parmi les
livres clés du roman universel. LÂne dor nest pas de ce niveau, tout
en demeurant une oeuvre majeure.
On considère à juste titre Apulée comme un écrivain souriant et tranquille. Disciple de Pythagore et de Platon, initié au culte dIsis, il néprouva ni les inquiétudes secrètes de Pétrone, la mélancolie des nantis et des dépravés, ni le cynisme austère et acariâtre du Grec Lucien. Cest à ce même Lucien quil emprunta le thème de son récit: lhistoire dun étudiant de bonne famille, étourdi et curieux, qui se retrouva dans la peau dun âne pour avoir flirté dun peu trop près avec la magie.
Lucius, le héros du roman dApulée, traverse mille et une aventures cocasses et libertines avant de retourner à la condition humaine. Tour à tour ridicules, horribles, graveleuses, monstrueuses, ses tribulations senchaînent sur un rythme étourdissant, sans que lauteur se départisse dun humour candide et dune évidente volonté de distraire son lecteur. Il se dégage de ce livre un entrain remarquable. Ni Les Aventures de Monsieur Pickwick, ni Tristram Shandy ne sont menés avec autant daisance et de détachement. Si Apulée est bien un représentant typique de son époque, la période du paganisme qui suivit la décadence de la religion officielle fut loin de souffrir du relâchement ou de la fêlure de lâme qua cru discerner en elle la philosophie moderne de lhistoire. Tout au contraire. Apulée vivait dans un univers réconcilié. Sa conception de la vie nest empreinte daucun désarroi spirituel. Elle est plus sereine encore que celle qui sexprime dans des oeuvres romanesques chinoises comme Au bord de leau. Cest plutôt saint Augustin, le chrétien, son contemporain dAfrique du Nord, qui se montre angoissé, déchiré, perdu dans la crise qui secoue lÂge Classique. Il éprouvait au reste de ladmiration pour Apulée, et une pointe denvie mal dissimulée.
Il est moins difficile de raconter les innombrables péripéties que rencontre Lucius métamorphosé en âne que de parler du style dApulée. Pétrone, comme Hemingway de nos jours, a abouti à une rhétorique de lanti-rhétorique. Chez Apulée, on voit lexcès même de rhétorique conduire à son abolition. Sa langue est lune des plus extraordinaires qui soient. Elle ne peut guère être comparée quaux obscurités fantastiques de lirlandais médiéval, ou au langage inventé par le romancier japonais Ihara Saikaku dans ses romans érotiques, ou à lUlysse et au Finnegans Wake de Joyce.
Naguère, le style de LÂne dor passait pour une insulte au bon goût classique. On le disait plein daffectation et dornements ampoulés, et animé dune volonté de tout dire qui empêche quoi que ce soit de lêtre correctement. Seul Walter Pater a fait preuve de plus de sagacité. Les deux chapitres de son Marius lépicurien qui comportent une excellente traduction, bien que légèrement trop romanesque, de la scène de Cupidon et Psyché, sont longtemps demeurés la meilleure introduction à la langue dApulée. Aujourdhui, les lecteurs qui connaissent le latin se sentent davantage attirés par lexubérance de LÂne dor que par les platitudes minutieusement ciselées dun Cicéron. Dès le début de son livre, Apulée nous adresse cette recommandation: Lecteur, sois attentif, et tu seras satisfait. Pour lui, auteur et lecteur devaient partager un même plaisir.
Les romanciers grecs dont il sest inspiré ne connaissaient pas les personnages nettement individualisés, et puisaient leurs arguments dans des situations dramatiques de convention. À linstar de Pétrone, Apulée était un psychologue talentueux, capable de croquer des portraits sur le vif et ressemblants. Il était doué de lintuition, propre aux Romains, de la qualité unique de chaque homme, intuition qui confere à la sculpture romaine son expressivité inoubliable. En fait, Apulée se montre sobre dans ses descriptions. Mais la relation directe des événements quil sagisse du festin des bandits sous des nuits étoilées; des esclaves enchaînés à la roue dun moulin; ou de sorcières, de magiciens, et de rites mystérieux , toutes ces scènes prennent la force du réel. Apulée donne limpression dêtre parvenu à photographier, littéralement, des rêves. À la relecture, il savère que ce sentiment provient de la sûreté de sa technique de conteur, plutôt que dune surabondance dimages descriptives.
LAne dor nest pas une simple oeuvre de divertissement. La métamorphose de Lucius dure un an, dun mois de juin à lautre. La fable des amours de Cupidon et Psyché, parfaite allégorie du pouvoir rédempteur de lamour, prend place, apparemment sans raison, au début du roman, comme un conte quune vieille femme raconterait à la belle princesse retenue captive par les pirates. La plupart des critiques ont été déroutés par cette scène fameuse, dans laquelle il serait faux de ne voir quune idylle un peu mièvre, destinée à compenser la grivoiserie et la grossièreté des aventures qui suivent. Elle est en réalité un condensé des châtiments endurés par Lucius, lhomme condamné à vivre pendant douze mois dans la peau dun âne, et de son expiation finale. Cette charmante pastorale incrustée dans une comédie comme une perle dans sa coquille, microcosme de bonheur inscrit dans le macrocosme comique , fournit le cadre, dune pureté cristalline, à partir duquel vont sopérer la résurrection de Lucius et sa découverte du monde vrai.
Le contenu initiatique de La Flûte enchantée et de La Tempête, qui empruntent à des sources voisines dApulée, ne soulève pas de contestation de la part des critiques littéraires. Pourquoi dans ce cas refuserait-on daccorder une dimension symbolique à LÂne dor? Quel récit, utilisant de tels ingrédients, nest pas une allégorie? Interprété dans un sens anagogique, tout récit montrant lhomme en butte à la fortune aveugle ne laisse pas dêtre une manifestation supplémentaire du Grand Mystère. Il ne fait aucun doute que Lucius lÂne traverse une à une les épreuves de lâme, et quil est racheté au moment où il subit publiquement une parodie de mariage sacré, un hierosgamos obscène et comique. Devenu meilleur, son apparence humaine lui est restituée, et il devient un initié dIsis, la reine des cieux.
La délivrance de Lucius ne suffit pourtant pas à mettre un frein aux sarcasmes et à la bonne humeur dApulée. Celui-ci fait preuve dune ironie très subtile lorsquil décrit la manière dont le clergé, en imposant à Lucius de coûteuses initiations, parvient à le délester de tout son argent. Le héros, après sêtre ruiné pour accéder au grade de serviteur dIsis du troisième degré, finit cependant plus riche quil ne létait au départ, grâce aux relations quil sest acquises situation qui rappelle le cas de ces hommes daffaires, ou de ces avocats modernes, qui senrichissent en saffiliant à la confrérie qui saura défendre leurs intérêts. Satiriques ou non, les derniers chapitres du livre sont lexpression très pure du mysticisme latin tardif, bien plus émouvants, et bien plus lumineux que lessai de Plutarque sur le culte dIsis. Les pages dApulée resplendissent du bonheur profond, inébranlable, qui était le sien. Les avatars de son étudiant et ses drôles de pérégrinations ont en commun avec le héros du Voyage du pélerin la sorte de joie intangible qui transporte ceux qui se savent sauvés.
Lun des changements les plus notables qui soit intervenu en matière
desthétique ces cent cinquante dernières années est passé inaperçu. Il concerne
la baisse dintérêt porté à la poésie latine de la période romaine, et le regain
de curiosité manifesté pour la poésie latine du Moyen Age, par la petite
minorité de gens qui lisent le latin par plaisir hors du milieu universitaire.
Je ne suis pas en train de dire que Tennyson avait tort dadmirer en Virgile
le maître génial de la versification. Mais les faits sont là: LÉnéide,
une fois passées les années de lycée, ne quitte plus guère les rayons des
bibliothèques encore que, pour être tout à fait juste, Les Bucoliques
et Les Géorgiques aident certains lecteurs cultivés et un tantinet vieux
jeu à supporter les soirées monotones de la mauvaise saison.
Pour preuve de ce renouveau, un public nombreux, qui serait incapable de déchiffrer la moindre phrase de Jules César, connaît et apprécie les Carmina Burana, surtout depuis que Carl Orff les a mises en musique. Grâce à lui, et au moment où lÉglise renonce au latin, hymnes et récitatifs atteignent un vaste auditoire, qui ne sy était guère intéressé jusque-là. Au siècle dernier déjà, le traducteur John Addington Symond avait obtenu un grand succès en publiant son recueil de chants médiévaux en latin Wine, Women and Song. Et aujourdhui, la compilation dHelen Waddell intitulée Medieval Latin Lyrics, en édition bilingue, rencontre chaque jour de nouveaux lecteurs; elle est même disponible en collection de poche.
Les initiateurs de la sensibilité moderne, en marquant leur prédilection pour la poésie latine du Moyen Age, nous aident à mieux comprendre ce quest la modernité. Lénumération des écrivains qui, à commencer par Coleridge et Poe (lequel trichait peut-être), lui ont donné la préférence risque dêtre fastidieuse. Stendhal, Baudelaire, Nerval, dans le domaine française, suivis de Flaubert, Verlaine, Nouveau, Rimbaud, Mallarmé, Rémy de Gourmont, O.V.L. Milosz, Apollinaire, Breton il ne manque là presque aucun des fondateurs du tempérament moderne. Et encore conviendrait-il dajouter à ces noms ceux de Strindberg, de Machado, de Ruben Dario et de Léopardi, et de bien souligner que les modernes ont généralement peu goûté les poètes romains, hormis Catulle, Pétrone et Boèce, ce dernier étant un auteur quasi médiéval. Quel est le motif de cette désaffection? Pourquoi Virgile et Horace ont-ils cessé démouvoir? La poésie grecque nest certainement plus beaucoup lue dans le texte, mais sa réputation na jamais été aussi bonne. Quelles qualités la poésie latine du Moyen Âge possède-t-elle en propre?
On a pris lhabitude dopposer le côté naturel de la poésie médiévale aux procédés oratoires dont sencombraient les poètes romains. Mais ni Théocrite, ni Euripide, nétaient économes de leurs effets rhétoriques. De surcroît, lauteur qui a marqué de son autorité les poètes aussi bien religieux que profanes du Moyen Âge, nest autre que saint Augustin, le plus artificiel de tous. Lorsque Thomas dAquin compose Genitori, genitoque, ou lorsque lauteur anonyme des Carmina Burana rédige ces vers: Fas et nefas ambulant, peni passu pari, ou bien: O comes amoris dolor, cuius mala male solor, tous deux sinspirent du style augustinien le plus orné qui soit. Nous nen faisons pas pour autant des poètes décadents. La sincérité de leur poésie ne nous semble pas douteuse. Ils savent trouver notre coeur, et nous leur reconnaissons une fraîcheur que nous ne concédons plus désormais à Horace.
Lauthenticité de Thomas dAquin et des auteurs de gracieux chants damour ne saurait être un argument probant: pendant deux millénaires, na-t-on pas cru Ben Jonson, Tennyson, les poètes médiévaux eux-mêmes, nont-ils pas cru à la sincérité dHorace? Affirmer que les oeuvres des poètes médiévaux sont personnelles, alors que celles de lÂge Classique ne le sont pas, ne jetterait pas davantage de lumière sur le débat. En effet, quel poète a su se peindre lui-même avec plus dhumour et de psychologie quHorace? Avec moins de pudeur quOvide? La vraie question est ailleurs: sous le couvert dune langue impersonnelle, les voix de Thomas dAquin et dAbélard possèdent une personnalité que lon chercherait en vain dans la poésie des Romains. Elles laissent deviner une chose que ces poètes plus anciens ne connaissaient pas, et dont labsence même ne semble pas les avoir fait souffrir: un moi secret, enfoui au plus profond de lêtre. Ce qui fait son apparition dans les chants rythmiques du Moyen Âge, et qui, depuis la nuit des temps, était contenu dans la lyrique populaire, cest lindividualité moderne. Horace était un homme public, lancêtre de nos politiciens professionnels, dont limage a été fabriquée par des experts en communication. En lisant Horace, nous avons le sentiment de nous introduire dans une intimité factice, dêtre en présence dune créature artificielle, comme lhomme politique dont nous venons de parler. Aucun cri du coeur ne jaillit de ses poèmes. Parmi les Classiques, seule Sapho, et Catulle dans une moindre mesure, nous apporte ce que la poésie a de plus précieux: lexpression par les mots du mystère que chaque homme porte en lui.
Quest-ce qui, dans la poésie latine du Moyen Age, comble cette attente où nous sommes? Ses thèmes sont rebattus et sa facture sans surprise. Elle célèbre le calendrier liturgique lorsquelle est sacrée. Le mal daimer en toutes les saisons lorsquelle est profane. Religieuse, elle chante la naissance, la crucifixion, et la résurrection de Jésus; la Vierge Marie qui berce lenfant et pleure au pied de la croix; ou encore, les saints qui vont leur chemin, et meurent en martyrs. Amoureuse, elle raconte les jeunes gens qui font ripaille dans les bas-fonds, se pâment dans les chaumières, et gambadent dans les prés où chante le rossignol. En somme, rien que de très attendu, et lon en arrive à se demander comment pareille poésie a pu émouvoir tant de libertins cyniques et de mécréants endurcis. Comment, pour le dire autrement, Baudelaire, Rémy de Gourmont, et Apollinaire ont-ils pu placer les Carmina Burana au-dessus de LÉnéide?
L’une des raisons de cette faveur tient au rythme de ces pièces lyriques. Leur phrasé rappelle celui des poètes modernes, et leur métrique est proche de celle de la poésie en langue vernaculaire, contemporaine de l’apogée du lyrisme en latin. Ils sonnent comme des chants modernes à notre oreille, sur cent rythmes différents: ils dansent, cabriolent, titubent, ou défilent solennellement. Nous avons perdu toute connaissance de la mélodie dHorace; et nous ignorons comment on dansait sur les poèmes de Sapho, dont la chorégraphie était déjà perdue du temps de Rome. Le chant de la poésie médiévale nous est resté intimement perceptible.
Ensuite, poètes classiques et médiévaux ne poursuivaient pas les mêmes visées. Les Tristes, dOvide, est un poème qui na jamais arraché une larme à quiconque. Le brio avec lequel il décrit le chagrin inhibe toute émotion. LorsquAbélard rédige à lintention dHéloïse et de ses nonnes une complainte à chanter durant les vêpres et quil sécrie, par la bouche de David pleurant son ami Jonathan: Vel confossus pariter, morerer feliciter, cum quid amor faciat... (avec toi dans la tombe, heureux de reposer..., suivant la traduction quen propose Helen Waddell, dans le plus pur style dErnest Dowson), nous sympathisons immédiatement avec la formidable douleur de cet être humain singulier, unique, broyé par une souffrance singulière et unique.
Ce qui allait plus tard sappeler le Romantisme plonge une de ses racines dans les chants sacrés qui précédèrent le lyrisme profane. Les auteurs de ces vers hymniques réclamaient de leur auditoire et de leurs chanteurs quils éprouvent directement, et partagent, la joie devant la naissance du Christ, ou la souffrance devant sa mort. Lhistoire de Jésus nest pas une dramaturgie à destination de spectateurs passifs. Cest une tragédie vécue, et les fidèles font partie de sa distribution. Le chant homérique sur Déméter et Perséphone resplendit dor et divoire. Mais il nous émeut de loin, comme la vue dune sculpture, ou un plafond superbement décoré. Un Stabat Mater requiert du public quil sidentifie à Marie.
Les poètes latins de la période dAuguste sinterdisaient de choquer leurs lecteurs en attaquant de front leur sensibilité. Cest ainsi que, à son époque et depuis, limpudeur de Catulle a été maintes fois dénoncée comme la manifestation dun mauvais goût achevé. Un certain nombre doeuvres pornographiques, qui ne doivent pas être confondues avec les satires obscènes des moeurs du temps, nous sont parvenues de lAntiquité romaine. Ces plaisanteries plutôt scabreuses, qui naffectent en profondeur ni le lecteur, ni lécrivain, ni le sujet quil traite, sont tout sauf érotiques. Il émane des poèmes médiévaux, pourtant rédigés dans une langue pudique, un bel érotisme, comme ici: Ab estatis foribus, amor nos salutat Lamour se tient aux barrières de lété ou bien ici: Dum Diane vitrea tandis que Diane allume sa lampe de cristal. Nous tournons le dos aux paillardises dHorace, dans des centaines de ses vers. Mais ces chants produisent leffet escompté en enveloppant lauditeur dans une mélodie suavement érotique, jusquà ce quil ressente le trouble du chanteur.
Ne cherchons plus: cest cette proximité du poète et de son public qui a fasciné cinq générations de critiques et décrivains de sensibilité moderne. Les chants latins rythmiques ont amorcé un processus qui devait devenir pleinement conscient au XXe siècle, par lequel le poète fait un usage magique des mots, afin de subvertir lexpérience des hommes et de modifier la nature du monde.
La poésie lyrique profane du XIIIe siècle est composée de chants ou, pour être exact, de chansons de cabarets. La tradition du café chantant date en effet du début de la civilisation occidentale. Le manuscrit des Carmina Burana remonte au XIIIe siècle. Mais le Phoebe Claro, la première chanson daube que nous connaissions, avec son refrain provençal incantatoire, qui est lun des plus vieux textes en langue vulgaire en notre possession, et le Iam dolci amica venito viens vivre avec moi et sois mon amour , remontent probablement à lépoque de Charlemagne. Ce sont, dans les deux cas, des chansons de divertissement, à lusage des cours princières ou des salles dauberge, qui visaient à obtenir ladhésion émotive de leur public. Elles ne parlent pas exclusivement damour, de vin et de plaisirs. Une bonne proportion dentre elles sont satiriques, critiques, et ne sont pas sans rappeler les chants contestataires daujourdhui. Il ne faudrait pas voir dans ces oeuvres une littérature ou une poésie à lire en solitaire. Elles furent composées pour conjoindre le chanteur et celui qui lécoute. La communication instantanée, de personne à personne, que ce soit dans lobscurité dune taverne à minuit, ou à la messe du matin, était dimportance vitale au poète du Moyen Âge.
“Tou Fou est pour moi, et la plupart des gens compétents partagent cet avis, le plus
grand des poètes non épiques et non tragiques de tous les temps et de tous les
pays.
Laffirmation ne manque pas de pertinence. A ceci près que, sil nest ni épique, ni tragique, nous ignorons toujours où classer Tou Fou, qui est moins encore un poète lyrique, aussi extensible que soit le contenu de cet adjectif. Un grand nombre de ses poèmes, ainsi que ceux de ses confrères de la période des Tang, ont beau être appelés poèmes à chanter depuis des générations et des générations, on aurait peine, en effet, à citer le moindre vers qui soit celui dun poète lyrique, au sens où Shakespeare, Thomas Campion, Goethe, ou Sapho, le sont en Occident. Et cela, en dépit du fait que la musicalité et la modulation du vers chinois, y compris dans les poèmes les plus irréguliers (qui furent souvent composés, assez curieusement, sur danciennes mélodies) sont infiniment supérieures à ce quen laissent paraître nos traductions en vers libres.
La poésie de Tou Fou, en définitive, se rapproche dune forme de rêverie intime, voisine de celle de lInfinito de Léopardi (qui aurait fort bien pu être une oeuvre chinoise), ou des meilleurs sonnets de Wordsworth. La poésie moderne, dès le moment où elle cessa dêtre un art collectif pour devenir la reponse de lhomme à sa solitude, suivant la définition que Whitehead appliquait à la religion, adopta principalement ce ton de rêverie élégiaque.
Pareille convergence des sensibilités, par-delà les barrières du temps, de lespace et de la culture, explique lénorme popularité de la poésie chinoise traduite, et la forte séduction quelle exerce actuellement sur loeuvre de tous les poètes majeurs américains. En outre, sans être un aliéné en rebellion contre la société comme Baudelaire, Tou Fou a vécu dans la solitude, en perpétuelle errance, après son bref passage à la chancellerie impériale. Rien nest parvenu à le distraire dun sentiment dabsence, propre aux exilés, et dun regret poignant pour la gloire et la puissance quil laissa derrière lui. Il possède en commun avec Baudelaire et Sapho, ses seuls rivaux dans la littérature occidentale, une sensibilité exceptionnellement vive, dont lacuité est presque incroyable. Tou Fou semble se livrer totalement, soffrir de toutes ses fibres nerveuses à chaque situation poétique, à chaque moment dexpérience sensible. Cest à cette source que sabreuve son imagerie bouleversante, imprévue, et dune trompeuse banalité. Les poètes chinois des générations suivantes transformeront son legs, ce ton familier et ses expressions percutantes et déconcertantes, en recettes faciles à reproduire. Mais ces images ont toujours chez Tou Fou la fraîcheur, linnocence des premières découvertes, et ne connaissent pas dautres ennemis à létranger que les piètres traducteurs.
Lhomme Tou Fou nétait pas irréprochable. Fonctionnaire à la cour du nouvel empereur Su Tsong, fils de Xuan Zong, il semble avoir eu le comportement dun courtisan agressif. Partisan invétéré du confucianisme, il prit sa sinécure très à coeur en se faisant un devoir damender les moeurs de lempereur, ainsi que sa politique étrangère. Répudié, il passa le reste de son existence à vagabonder à travers le pays. Il se fixa un long moment non loin de Chengdu, dans la province du Szu-Chuan, où il habita une cabane de branchages demeurée célèbre. Puis, la dynastie impériale commençant à se désagréger et la Chine senfonçant, entre deux règnes, dans une période troublée, Tou Fou reprit lentement la route, le long du Grand Fleuve, songeant avec mélancolie à la capitale quil avait dû fuir. La fin de sa vie sécoula sur une maison flottante, où il mourut âgé de cinquante-neuf ans à la suite dun orage et dune innondation, rapporte la tradition.
Tou Fou mena ainsi une existence assez mouvementée, quil retrace dans ses poèmes sans toujours éviter de verser dans lapitoiement sur soi-même. Dune complexion maladive, ayant tout juste atteint la trentaine, il parle de lui-même comme dun vieillard. Sil fallait len croire, il aurait, sa vie durant, habité de pauvres chaumières. En fait de bicoques, ses résidences successives, même si elles avaient un toit en chaume, devaient plutôt sapparenter à des palais; et rien nindique quil ait renoncé à ses titres de propriété, ni aux revenus des fermes quil possédait. Il professait pour son épouse, dont il est resté séparé de nombreuses années, une affection littéraire des plus modérées, et nécrivit aucun poème damour dédié à des femmes. Comme la plupart des membres de la corporation dont il était issu, ses liens amicaux lattachaient principalement à des camaraderies masculines. Les vers dans lesquels Tou Fou les célèbre sont presque tous des pièces de circonstance, bien dans la note de lélite intellectuelle chinoise de son temps. Mais comparées aux défauts qui accablent Baudelaire, les faiblesses de Tou Fou semblent vénielles. Le poète français, derrière la carapace qui protégeait sa sensabilité, en appelait constamment à la sphère de la transcendance. Tou Fou prête à la réalité immanente une dimension spirituelle qui imprègne chaque aspect de lexpérience sensible. Au-delà de son respect des conventions, par-delà ses défauts qui font de lui un être hunmain, et notre semblable, Tou Fou déploie une sagesse et une humanité aussi profondes que celles dHomére.
Aucun autre grand poète est aussi laïque que Tou Fou. La culture quil avait reçue en héritage possédait davantage de maturité et de bon sens que celle dHomère. Point ne lui était besoin daffirmer que les dieux ces abstractions divinisées de la nature et des passions humaines sont frivoles, lubriques, méchants, batailleurs et cruels; ni de démontrer que seule une loyauté, une magnanimité, et une compassion des plus solides, peuvent racheter un monde plongé dans le noir. Pour Tou Fou, lêtre et les valeurs essentiels évoluent sur un même plan de lespace. Le bon, le vrai, le beau, ne sont pas des figures de labsolu. Ce ne sont pas des catégories situées au-dessus dune réalité imparfaite, laquelle devrait lutter, sans résultat, pour approcher un inaccessible idéal. Le réel, chez lui, est dense, solide, dun seul tenant. Les considérations morales et le regard que nous portons sur le monde sont une seule et même chose. Ainsi le veut la vision chinoise, cette philosophie qui imprègne même le bouddhisme le plus hautement spirituel, ce qui le distingue nettement de ses origines indiennes. Le génie chinois ne reconnaît lexistence ni de la nécessité absolue, ni de la pure contingence.
Bien que la poésie de Tou Fou ne soit pas une poésie philosophique, au sens coutumier du mot, aucun autre poète a su aussi pleinement exprimer le sentiment chinois de lunité de lunivers. Qualité et quantité, volition et décision, sont indissociables dans ses poèmes. La métaphore, les symboles, ne dérivent pas des images quil emploie; son imagerie acquiert demblée une dimension métaphorique et symbolique. Cest cet art dénoncer directement les sentiments quont loué tant de poètes occidentaux. Il est impossible de rendre en traduction les allusions historiques et littéraires, ainsi que les modulations, qui caractérisent lart de Tou Fou. Ce qui est sauvegardé dans les transpositions que nous pouvons en faire, dépouillées de lérudition sous-jacente, cest la splendeur brute des faits, la simple situation poétique transfigurée.
La notion de situation poétique est consubstantielle à lart des poètes chinois qui ne sembarrassent pas deffets, et ne gaspillent pas leur énergie dans doiseuses spéculations sur la vie ou le matériau poétique: ils mettent directement en rapport des lieux et une action. Ainsi: Le vent du nord déchire les feuilles des bananiers, suggère lautomne, dans le midi. Une oie solitaire traverse le ciel en direction du sud au soleil couchant, cest lautomne encore, au déclin du jour. La fumée sélève de lanimal de jade jusquau plafond magnifiquement décoré: nous pénétrons dans un palais. Elle caresse avec nonchalance les cordes de son luth incrusté de nacre, il sagit dune concubine. Soudain, une corde sémeut sous ses doigts parés de bijoux: elle est nerveuse et lasse dattendre la venue de son maître. Nous retrouvons là, sinon le thème, du moins la méthode de la quasi-totalité des poètes modernes de toute culture, quils aient nom Pierre Reverdy ou Francis Jammes, Edwin Muir ou William Carlos Williams, Quasimodo ou Rilke, dans sa première, et à mon sens la meilleure, de ses manières.
Qui voit en Isaïe le plus grand des poètes religieux refusera daccorder à Tou Fou la dignité décrivain religieux. Pour moi cependant, sa religion est la seule susceptible de survivre aux temps tumultueux que nous traversons. Elle ne peut être comprise et appréciée quen application de ce quAlbert Schweitzer appelait le respect de la vie. Tout ce qui est, est saint. Jai personnellement traduit en anglais un nombre considérable de vers de Tou Fou, et jai pu me pénétrer de sa poésie. Elle a fait de moi un homme meilleur; elle ma permis daffiner mes perceptions et, je voudrais en être sûr, daméliorer mon travail de poète. A quoi sert la poésie?, se demandent esthètes et critiques. La poésie de Tou Fou est une réponse en actes, sans commentaires, à cette question superflue. Elle remplit dentrée de jeu la mission que sassigne loeuvre dart.
Version française de Classics Revisited de Kenneth Rexroth, traduite de laméricain par Nadine Bloch et Joël Cornuault et publiée aux Éditions Plein Chant.
Copyright Plein Chant 1991 pour lédition française. Reproduit avec lautorisation de léditeur et des traducteurs.
Cette reproduction Internet (2005) comporte quelques revisions faites par Joël Cornuault et Ken Knabb.
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