B U R E A U O F P U B L I C S E C R E T S |
Platon
: La République
LAnthologie grecque
Lucrèce : De la nature
Tite-Live : Histoire romaine
Jules César
: La Guerre des Gaules
Pétrone : Le Satiricon
Platon nous apprend, dans une lettre dont lauthenticité ne semble plus faire
de doute, que la mise à mort de Socrate avait complètement bouleversé le cours
de sa vie. Après cet événement, il décida de quitter Athènes pour se rendre
auprès des cercles pythagoriciens dItalie méridionale. Puis, déçu par le tyran
de Syracuse dont il fut un temps le conseiller, il revint bientôt à Athènes.
Cest là que, âgé dune quarantaine dannées, il fonda lAcadémie, son école de
philosophie, et sattacha à la rédaction de La République. Replacer cet
ouvrage dans son contexte biographique permet de mieux cerner les intentions du
plus illustre des disciples de Socrate.
Premièrement, La République nest pas un traité pratique à lusage des maîtres de lÉtat, à la différence de La Politique dAristote, du Prince et des Discours de Machiavel. Platon la concevait comme un modèle au sens mathématique de ce terme, comme la Forme Platonicienne de lÉtat Parfait, dont aucune république réelle ne pourrait jamais approcher labsolue perfection pas plus quune assiette ne saurait rivaliser avec la beauté du cercle dEuclide. Deuxièmement, et cela sous linfluence sans doute de la science médicale de son temps, Platon sy efforce de définir la justice dans la cité en plaçant les hommes dans le cadre social théoriquement le meilleur possible pour quils acquièrent la sagessse et une pleine santé physique. Troisièmement enfin, le débat autour des institutions concerne principalement dans La République léducation des Gardiens de lordre nouveau, à savoir cette poignée daristocrates de lesprit qui sont les seuls citoyens habilités à prendre des décisions. Les plus anciens commentateurs nous ont averti que La République devait se comprendre comme un modèle pédagogique, et non comme le projet de construction dun État. Il convient donc finalement de lire ce livre comme un manifeste ou un tract, dans lequel Platon expose laction éducative de lAcadémie.
Considérée comme projet de réalisation pratique de lÉtat idéal, La République mérite, une à une, les critiques que ses ennemis lui ont décochées: conspiration ourdie par des aristocrates qui aimaient les jeunes gens; principal réservoir des idées captieuses où les États totalitaires puiseront de quoi se légitimer; description, sans une once dhumour, dune société militarisée et divisée en trois castes: celle des producteurs, qui ont le droit de travailler et de se taire; celle de la police et de larmée, qui exécutent sans réfléchir leurs devoirs; et chapeautant lensemble, celle des magistrats-philosophes qui consacrent leurs loisirs à létude de la géométrie et de lastronomie. Toutes les douceurs de la vie sont proscrites de ce plan. Les poètes, et les activités ludiques, une fois que lâge en est passé, sont exclus. Les jeux sont utilisés pour la manipulation des enfants, auxquels on apprend à rester à la place que leur assigne leur naissance. Assurément, Platon ne pouvait ignorer quune société organisée sur ce modèle serait irrespirable et ne résisterait pas huit jours.
Un second aspect du livre nous révèle la détresse que causa en Platon la condamnation à mort de son maître: La République prend lexact contre-pied des positions du Socrate de lApologie. Nul doute que celui-ci naurait jamais pu vivre dans une société qui eût ressemblé de prés ou de loin (comme celle de Sparte, par exemple), à la cité idéale imaginée par Platon. Pour Socrate, les quatre vertus classiques sont les produits directs des contradictions et des conflits que suscitent dans la société les nouvelles valeurs, les nouveaux comportements. Elles sont les fruits de lexpérience quotidienne de lhomme sage selon Socrate, de lhomme responsable, capable de se diriger dans les idées et les moeurs de la ville. La République est contre le mode de vie urbain, contre son désordre: ce que Platon propose, cest de restaurer la sécurité qui régnait dans lancienne société figée, en idéalisant les valeurs de lordre archaïque, antérieur à la démocratie.
La République fait penser de ce point de vue à une oeuvre cubiste. Platon a réorganisé les éléments de lApologie, comme le cubisme a décomposé et a recombiné des matériaux pré-existants. La cité rénovée est conçue selon une symétrie dynamique. Les vertus classiques de Socrate deviennent des représentations abstraites: on parle de la Justice, de la Pondération, du Courage, de la Piété, ou du Bien en soi, comme dans le modèle mathématique dEuclide ou la mystique des nombres de Pythagore.
Certes, le Socrate de lApologie et le Platon de La République saccordent à dire que la justice naît de léducation de lâme. Mais là où ils divergent, cest que lâme pour le premier est le produit de lexpérience palpable, tandis que pour le second, elle est une sorte de Nombre dOr spirituel, irradiant lunivers de sa beauté immuable. Lâme socratique vit dans une démocratie métaphysique; lâme de Platon trône au sommet dune hiérarchie de purs cristaux.
Platon a ressenti la condamnation à mort de Socrate comme une terrible victoire de la sottise et de la vulgarité sur lintelligence, machinée par un gouvernement ennemi du bien. En réaction contre cette injustice, il a voulu énoncer dans La République des principes et des axiomes qui serviraient de rempart au sage contre la folie des écervelés. Socrate enseignait que la vie est un long apprentissage. Sa philosophie de léducation était la nôtre: permettre à tout homme de donner à sa vie un sens et une valeur aussi amples et profonds quil se peut. Or, vivre ainsi comporte des dangers. Platon, dans sa métaphore de léducation de lâme, dans sa représentation de la paideia, a voulu bannir tout mouvement, toute nouveauté, tout changement. Ses magistrats-philosophes ont pour mission de faire barrage aux améliorations, dempêcher les irruptions violentes et, par-dessus tout, dassurer la sécurité.
Sil est un champ détude des comportements auquel les mathématiques sont inapplicables, cest bien la politique. Le simple fait de tenir lÉtat pour un organisme vivant est générateur dillusions mortelles. LÉtat, la société, la communauté: ce sont des grands mots pour désigner des hommes de chair et de sang, des êtres uniques. Les valeurs que se donne une société, la compréhension élémentaire des rapports de force qui la sous-tendent, proviennent de lexpérience; ce ne sont pas des présupposés antérieurs aux actes multiples des hommes. Il nest pas de principes premiers. Que le Socrate historique ait cru ou non aux Formes platoniciennes, il est de fait que Platon lui prête une attitude dialectique, tirant ses convictions de la vie, dans Les Dialogues. Alors que dans La République, laction politique dérive de formes éternelles, comme dans un manuel de logique. Ainsi fondée sur des syllogismes, la cité platonicienne ne tarderait pas à échapper à tout contrôle démocratique. Le seul espoir de ne pas voir les magistrats-philosophes en question sériger en despotes, reposerait sur leur compétence dans le maniement des idées, leur connaissance des mathématiques supérieures, miroirs des formes immuables du Bien, du Vrai, du Beau, avec des lettres majuscules.
La République entérine la principale illusion de Socrate: convenablement éduqué, lhomme choisit de faire le bien. Évidemment, ceux qui définissent le bien ne sont autres que les philosophes couronnés, en qui sagesse et pouvoir se conjuguent, et sont conséquemment à labri de lerreur. Une fois encore, Platon nétait pas sans savoir que sa théorie de la cité idéale était impraticable. À la fin de sa longue discussion sur lédification de la société nouvelle, dans laquelle se trouvent exposées toutes les notions clés de sa pensée, Platon, parlant au nom de Socrate, nentrevoit aucune médiation, aucune transition entre lidéal et la réalité. Il est contraint den revenir au Socrate apolitique quil nous a fait connaître dans lApologie. Les philosophes ne deviendront jamais des rois. Quand ils s’avisent de jouer avec le pouvoir, comme le fit Platon lui-même à Syracuse, ils se trahissent. La philosophie est une école du renoncement, et les philosophes une secte dont l’influence est proportionnelle à son détachement vis-à-vis du pouvoir. L’éducation peut servir d’intermédiaire entre l’idéal et le réel; mais ce programme n’est réalisable qu’à l’intérieur de l’Académie, dans cet environnement exceptionnellement favorable, où la seule vertu est la richesse qui se trouve dans le coeur de chacun, comme le Royaume de Dieu. Au bout du compte, Platon est amené à donner un contenu psychologique, intérieur, spirituel, à sa République. Il renonce à en faire un modèle politique et la transforme en un appel à une communauté fondée sur la fraternité spirituelle.
Cest au demeurant la fonction que louvrage a remplie dans lhistoire. Partout où La République est passée dans les faits, elle a servi de caution idéologique à lÉtat, et a contribué à hisser au pouvoir la vulgarité même qui condamna Socrate à boire la ciguë. Là où le livre a été utilisé comme une oeuvre de fiction le plus élaboré des mythes platoniciens , il a renforcé le dévouement, éveillé la vocation de personnes responsables, et conforté la morale des êtres effacés et compétents qui sont les véritables garants de la société. Il a inspiré des théories et des expériences éducatives. Les serviteurs de lÉtat britannique, au XIXe siècle, qui avaient été formés à Eton avaient reçu une éducation héritée de La République. La règle de saint Benoît et le parti bolchevik à lorigine ne furent pas sans subir son influence. Mais partout où ce livre a servi de guide pour exercer le pouvoir entre les mains de Calvin, de Robespierre, de Lénine ou de Mao , il a engendré des monstres. Là où il a fait office de métaphore du dévouement auprès de ceux qui ne cherchent aucun pouvoir, le traité de Platon a exercé un rôle bénéfique.
Chose méconnue, et que les érudits eux-mêmes sarrêtent rarement à prendre en
considération, quelques rayons dune bibliothèque suffisent à contenir la
totalité de la littérature grecque à laquelle notre civilisation est tellement
redevable. Un lecteur exercé naurait aucun mal à lire lensemble en lespace de
deux années, et un hiver suffirait à un lecteur moyen pour découvrir les
principales oeuvres de la littérature hellénique. DEschyle, de Sophocle et
dEuripide, un petit nombre de tragédies sont en notre possession. Lexistence
des autres tragiques nest avérée que par leurs noms. Si le théâtre
dAristophane a été bien conservé, de la Comédie Nouvelle qui lui succède, et
dont dérivent la comédie latine et nos propres poètes comiques, nous navons
reçu que certaines pièces fragmentaires de Ménandre. La poésie lyrique est plus
clairsemée encore: Sapho nous a légué deux odes et divers morceaux épars. En
définitive, nombre dauteurs les plus importants ne nous sont connus que de
réputation. La littérature grecque est à létat de ruine, elle ressemble à
lAcropole. Et comme pour lAcropole, seule en a survécu la partie monumentale,
impersonnelle, classique. Tout laisse croire que les Grecs ont composé peu
de poèmes intimes et que ce quil en reste a été réuni dans lAnthologie.
Ce que nous appelons lAnthologie grecque est un ensemble de collections dépigrammes recensées à lépoque byzantine par le poète gréco-syrien Méléagre, qui na pas hésité à inclure dans ses quinze livres une quantité non négligeable de ses propres oeuvres. La presque totalité des poèmes de lAnthologie sont des élégies composées sur le mode du distique, formule couramment utilisée à cette époque sur les monuments et les tombeaux. Une longue section est constituée dépigrammes funèbres, gravées sur les tombes ou fictives, accompagnées dex-voto, déloges, ou de simples pastiches. Un second livre est fait dépitaphes, et un troisième comprend des poèmes homosexuels dune étonnante médiocrité. Enfin, on trouve dans les milliers de vers de lAnthologie, des poèmes courts, déclamatoires et rhétoriques; des oeuvres dépigrammistes chrétiens fort ennuyeuses et décidément inférieures tant aux hymnes byzantins quà la poésie latine médiévale; des oeuvres satiriques, des épigrammes au sens moderne du mot et, surtout, une collection de poèmes damour qui forment le noyau de la compilation de Méléagre.
La structure métrique et l’origine traditionnelle des meilleures de ces épigrammes, quel que soit leur genre, conditionnaient leur facture et leur contenu. Les inscriptions funéraires devaient être claires, rapides, poignantes, et simultanément exprimer la personnalité du défunt ou de ses proches. On pouvait ainsi lire sur une tombe à Corinthe: “Cette petite pierre, cher Sabinos, est le seul témoignage de notre grand amour. Tu me manques. J’espère que tu ne m’as pas oubliée après avoir bu les eaux offertes aux défunts”. Voici maintenant une épitaphe fictive: “A cet endroit se trouve la cabane de Kliton. Ceci est son carré de blé. Là, son modeste champ de vigne. Kliton a vécu ici pendant quatre-vingts ans. Le poète le plus pur, le maître incontesté de lépigramme fut Simonide, le rival de Pindare. Le célèbre poème quil composa pour immortaliser les guerriers de Sparte tombés devant lenvahisseur perse aux Thermopyles est probablement le plus beau dans son genre: Étranger, va dire à Lacédémone que nous gisons ici par obéissance à ses lois.
Lémotion quun tel poème soulève en nous se retrouve, en plus aiguë, en plus personnelle, dans une épitaphe, trop longue pour être entièrement donnée ici, celle que rédigea Méléagre en lhonneur dHéliodora, sa maîtresse disparue. La délicatesse qui sy fait jour rejoint celle de la poésie japonaise classique, et annonce celle du simple poème damour un même sentiment entrainant une même forme dexpression: Mon désir en soit témoin, je préférerais entendre les sons de ta voix que ceux de la lyre dApollon. Palladas, le savant désillusionné, contemporain de la déchéance dAlexandrie, pleure, lui, la dégradation de la civilisation grecque: Nous les Grecs, nous voici traversant des jours maudits où la vie nest plus quun songe. Est-ce nous qui sommes morts et croyons être en vie, ou la vie elle-même qui sest retirée?
Plus tard, durant la renaissance classique du règne de Justinien, lofficier de cour Paul le Silentiaire allait dédier à des courtisanes ce que nous appellerions aujourdhui des élégies, gorgées de nostalgie devant limpermanence de toute chose en ce monde et léphémère beauté des femmes. Paul na pas son équivalent dans la poésie grecque; seul Pétrone le Latin a su se montrer aussi réceptif que lui au sort de lhomme pris au piège de lhistoire. Cest donc plus dun millénaire de poésie hellénique qui se trouve serré dans lAnthologie, et qui nous permet de revivre lhistoire de la sensibilité des Grecs depuis Sapho et la précision spontanée de sa poésie, sa glorieuse sensualité, jusquà la lassitude exprimée par les derniers disciples du paganisme religieux à Byzance et à Rome.
À quoi tient loriginalité de cette poésie? Quest-ce que la sensibilité païenne? Quest-ce qui a fini par se perdre? La réponse tient en un seul mot: la confiance. Les poètes classiques étaient sûrs deux. Ils avaient confiance dans leurs sens, dans leur corps, qui se mouvait dans lair léger de la Grèce, dans leurs relations avec autrui. Ils savaient ce que sont la mort et lamour, ils en avaient une conscience moins sophistiquée que la nôtre, nous autres héritiers du romantisme, nous autres enfants de la psychologie. Pour eux, la chair est la chair, linfidélité est linfidélité. Ce nest pas plus compliqué que cela. La mort égale la mort. Lhéroïsme égale lhéroïsme. Leur réponse est aussi directe que lépigramme de Simonide aux Lacédémoniens, et elle en partage la douce ironie.
C’était une poésie saturée du “sens tragique de la vie”, réduite à son expression la plus simple et, du même coup, la plus déchirante: “Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie”. Et il s’est trouvé là assez de vitamines pour alimenter et stimuler deux mille ans de poésie élégiaque et lyrique. Dans la poésie de Ben Jonson ou dEdmund Waller, dans celle de William Carlos Williams évoqant les prunes fraîches, les poulets blancs et les chats prudents, ou dans celle de Robert Desnos, se souvenant de sa bien-aimée tandis quil agonisait dans un camp de concentration, chaque fois, cest la Grèce qui nous parle par la voix des meilleurs poètes. Même langue spontanée, même lutte frontale qui voit la beauté et lamour se fracasser contre les écueils du Temps.
La simplicité de cet acquiescement au monde amène une confiance dans la vie (ou, plus exactement, dans le fait de vivre) que lhomme moderne trouble par des spéculations morales qui ne font quembrouiller la question et compromettre sa solution. La sensibilité païenne grecque, chinoise ou japonaise est étrangère à la morale. Le sentiment de mélancolie, qui passe dans loeuvre des derniers poètes de lAnthologie et qui affecte celle de Méléagre, est aux antipodes de la mélancolie dun Proust, ou même dun Goethe. Il traduit une conscience beaucoup plus sombre, beaucoup plus obsédante, du destin final du bien, du vrai, du beau; du destin final du moi et de la civilisation. Paul le Silentiaire, courtisan de lEmpereur romain dOrient, était bien sûr hanté par la recherche du temps perdu. Mais il eut tenu Proust pour un malade. Les spectres qui rôdent dans les poèmes tardifs de lAnthologie sont dessinés avec autant de précision que les guerriers de Simonide ou les amoureuses de Sapho. De laube au déclin de leur civilisation, les Grecs nont cessé de voir clair. Cest une erreur de penser quune sensibilité obscure et compliquée permet de mieux appréhender la vie.
Celle-ci jaillit, dans sa complexité infinie, des plus purs, des plus simples poèmes de lAnthologie, quil sagisse dépigrammes érotiques ou funèbres, de textes satiriques ou familiers. Ôte ta robe et allonge-toi près de moi. La vie est brève. Passe la belle cruche faite de la terre qui ma porté, de cette terre quà mon tour je porterai. Simplicité trompeuse que celle-ci. Aussi trompeuse que les subtilités dun Kierkegaard ou les tergiversations dun Henry James, qui nont pas dautre consistance que celle des signes sur la page dimprimerie. La sensibilité moderne prétend épuiser le contenu de lexpérience. Le but des poètes de lAnthologie était dénoncer le fait brut, dune manière si bouleversante quil puisse rester un printemps éternel Plus réel que la réalité, plus doré que lor, disait Sapho.
Il existe un certain style sublime qui évoque irrésistiblement pour nous la
grandeur romaine. Comme la plupart des mythes véhiculés par la science morale,
celui-ci recouvre beaucoup de fatuité et dartifices de langage. Entre tous les
écrivains latins, je ne vois que Lucrèce pour témoigner fidèlement de son
esprit. Ce nest ni sa cosmologie, ni sa théorie des atomes qui constitue une
philosophie naturelle cohérente, et que la science moderne, à quelques variantes
près na pas reniée , qui nous intéressent dans le De natura. Ce qui
continue de nous émouvoir chez Lucrèce, cest une fermeté de caractère et une
magnanimité quil nous a appris à reconnaître comme spécifiquement romaines.
Reproche lui a été fait de contraindre sa poésie à exprimer une philosophie de la nature, et davoir négligé la morale et la logique de son maître, Épicure. Tout le contraire est vrai. Lorquil décrit soigneusement lunivers et son fonctionnement, Lucrèce ne poursuit quun objectif: mettre le lecteur en état de penser rationnellement et daccepter la place qui est la sienne dans le monde.
Pour Lucrèce, le courage face à la vie relève dun exercice quotidien et de notre capacité daffronter la vérité. Il signe le caractère dun homme; il est le contraire dune pose que celui-ci adopte dans les heures où sa vie, ou les agréments qui sy attachent, sont menacés. Être courageux pour lui, cest être délivré de toute crainte à commencer par celle de la mort , et de la peur que nous inspirent les phénomènes naturels. Fait preuve de courage quiconque est libéré du désir, de son appétit pour des plaisirs inconséquents ou irréalisables, ainsi que de sa convoitise pour les biens dautrui. Quiconque est libéré de lidolâtrie, de la superstition, et de lobscurantisme religieux, dont les tyrans savent jouer pour renforcer leur pouvoir (Lucrèce, on le voit, partage avec un autre matérialiste célèbre lidée que la religion est lopium du peuple). Quiconque, enfin est délivré de limposture généralisée: il est en effet le seul poète éminent à critiquer impitoyablement le Mensonge Social.
Voilà qui nous éloigne beaucoup dÉpicure, de sa santé chancelante, de son besoin de sécurité avant toute chose, et de sa position de neutralité envers lÉglise et lÉtat. Épicure avait besoin du statu quo de la cité-État grec, qui avait été absorbé et rendu impuissant par les nouvelles empires helléniques. Sa morale, en définitive, était celle dun parasite.
Lucrèce voulait forger des personnalités qui rayonneraient par leur liberté desprit. Lincomparable majesté de sa poésie est un bon indice de sa réussite. Sa méditation sur labsence de crainte de la mort produit une des mélodies les plus impérieuses et solennelles de la littérature. Et même lorsquil aborde des sujets annexes, tels que la météorologie par exemple, il ne se départit jamais dun ton impétueux, que vient tempérer le sens de la pudeur et une très vive intelligence.
Des pans entiers de la poésie latine nous sont gâchés par leur emphase. Les interminables soliloques quOvide, pour ne citer que lui, confie à des jeunes filles éperdues damour, distillent un ennui radical. La rhétorique nest certainement pas absente de la poésie de Lucrèce, mais elle est dune essence inattendue. Quelle ferveur, en effet, et quelle soif de communication immédiate chez ce poète soi-disant impassible! Sa rhétorique est celle du détachement, cest-à-dire dun auteur qui travaille son style dans lintention de le voir servir au mieux sa pensée.
Lucrèce précède de peu la réforme de la prosodie latine qui, forme et substance, imitera servilement lart et les théories des poètes alexandrins. Le latin classique deviendra une langue non moins artificielle que le chinois littéraire. La poésie de Lucrèce na pas perdu sa fraîcheur archaïque, elle résonne encore des rythmes pré-helléniques. Sa langue est rustique. Le poète déplore sans relâche la pauvreté dun lexique qui ne lui offre pas les termes dont il a besoin. Les aspérités de son style proviennent de linadéquation de son vocabulaire à une philosophie et à une expression hautement policées. Les images quil manie sont dune clarté incisive ce qui ne saurait se dire des autres Latins , à mille lieues du sfumato, du côté allusif, de la poésie virgilienne. Adepte dune morale axée sur le principe de plaisir et dune philosophie matérialiste, Lucrèce sest toujours efforcé daborder la vie sous langle des faits tangibles.
Poussé par un désir irrépressible de communiquer ses sentiments et par un grand besoin personnel de vérité, Lucrèce vivait aussi à une époque de dissensions extrêmement graves à lintérieur de la société, une époque de guerres civiles, à laquelle ne résistait aucune amitié et qui méritait bien la maxime: Lhomme est un loup pour lhomme. La violence désespérée des sentiments du poète, et la passion quil met à exprimer ses idées, plus véhémentes que celles des poèmes damour de Catulle, resteraient incompréhensibles si nous ne les replacions dans ce cadre historique. La conscience, unique en son temps, dun terrible effondrement moral, sous-tend loeuvre de Lucrèce.
Il faudra attendre Abélard avant que réapparaisse une littérature didées aussi intrépide en langue latine bien que saint Augustin et saint Ambroise, lauteur des hymnes à la Lumière des Lumières, aient voulu eux aussi revenir à lhonnêteté de Lucrèce. Entre le poète du De natura et ces évêques qui précédèrent de peu lÂge des Ténèbres, sinscrit toute lhistoire de lEmpire romain.
La poésie de Lucrèce, semblable à une musculature tendue par leffort, paraît se distordre et se nouer sous le travail de la langue. Mais ce quelle dit, et la manière dont elle le dit, demeure aussi limpide quil se peut. Le poète est parcimonieux dans ses métaphores; il semble penser que lécrivain qui voit les choses en double, ne voit pas bien. Ce sont souvent les verbes qui portent ses images: la maison rougeoie dargent; lété émaille de fleurs lherbe des prairies et il brille dargent et éclate dor; au doigt des puissants, lor de lautorité scintille dun éclat éphémère; les brebis paissent sur la colline, les légions repassent leurs manuels darme; la pourpre se fane quand létoffe est usée; la poussière danse dans un rayon de soleil.
Selon Épicure, qui paraphrase Eschyle en laffaiblissant, le plaisir naît de léquilibre du corps qui a atteint la sérénité dans labsence de souffrances; le souvenir des plaisirs passés pénètre le sommeil des hommes et compense leurs douleurs présentes. Autrement tonique et confiant nous paraît lascétisme de Lucréce, résolu à obtenir de la vie un maximum de félicité, avec la moindre dépense, ou la moindre déperdition possible, dénergie vitale. Lidée de joie paraît étrangère à Épicure, tandis que Lucrèce jubile en nous expliquant les perturbations climatiques ou en décrivant lanatomie animale. Il fut lun des premiers penseurs, et est resté lun des seuls, qui ont tellement aimé la vie quils nont point redouté de mourir. Pourquoi craindre la mort puisquelle nous rend à létat où nous étions avant de naître? Cest ce quon pourrait appeler, je présume, le paradoxe ultime de la sagesse.
Il convient de noter combien Lucrèce avec sa théorie des atomes est parvenu à combler les attentes fondamentales de la science grecque, qui étaient d expliquer les phénomènes. Bien quelle ait été élaborée, cela va sans dire, sans laide de microscopes ou de télescopes, ni aucun instrument de précision, et sans la possibilité den vérifier les hypothèses, elle reste largement valide de nos jours.
On a fait procès à Lucrèce, ainsi quà la science moderne, de confondre description et explication; de répondre au comment, mais de laisser le pourquoi en suspens. De sorte que sa philosophie, et avec elle tous les matérialismes, souffrirait dirrationalité à la base. Cela nest pas faux, mais quest-ce qui nous prouve quil y a une réponse au pourquoi?
Presque deux mille ans s’écouleront avant que le progrès scientifique aboutisse à une vue plus juste de la nature que celle de Lucrèce. Ses atomes ne correspondent pas à la définition qui en est la nôtre, et moins encore à celle des molécules; mais ils se rapprochent de nos particules des électrons, des protons, des neutrons et ainsi de suite. Lucrèce pense que ce sont des éléments peu différenciés, en nombre infini, qui se déplacent à une vitesse vertigineuse et tombent dans le vide. Les savants du XIXe siècle ont mis en doute la thèse de la déclinaison, ou clinamen, des atomes. Elle constitue pourtant aujourdhui le fondement de notre théorie des particules. Les études en archéologie et en préhistoire ont de leur côté confirmé les intuitions de Lucrèce concernant lhistoire des sociétés humaines et lanthropologie.
Sa psychologie a des accents singulièrement modernes. Il dénonce vigoureusement lamour romantique et nous donne la première, et la meilleure, description qui soit de lacedia, cette angoisse qui sempare de nous vers le milieu du jour, la maladie du moi. Dans sa formidable invocation à Vénus, à lexistence de laquelle il ne croyait pas, Lucrèce atteint une sorte de mysticisme naturel, une vision de lunivers oscillant constamment entre création et néant: Vénus étreignant Mars; le yin sopposant au yang, Shiva à Shakti. Lucrèce avait conscience de lextrême urgence de son message. Il était convaincu que seule la connaissance de la nature des choses pouvait restaurer la civilisation dans sa dignité morale.
Lucrèce a échoué. Il fut peu goûté par ses successeurs, si ce nest quelques poètes apparemment séduits par les qualités abstraites de sa poésie, quils furent incapables dimiter. Si Lucrèce avait eu des disciples, lhistoire de Rome en eût été modifiée. La nôtre aussi, par voie de conséquence.
Lhomme moyennement cultivé daujourdhui ne soupçonne pas combien nous
sommes mal renseignés sur la véritable religion des Romains. Chacun sait que les
dieux et les déesses de Rome étaient dorigine hellénique. Ce qui est moins
connu, cest que les mythes et les légendes, auxquels ils sont associés dans
notre esprit, nous ont été transmis au travers doeuvres composées au fil des
siècles par des générations décrivains agnostiques. La religion des Romains,
avant que les Immortels ne soient dotés par les Latins et les Étrusques de noms
étrangers, et ne se voient assigner des lieux de résidence italiques, entretient
une certaine parenté avec celle du Japon pré-bouddhique. Ses déités, ou
numen, puissances sacrées sans forme personnelle, sans enveloppe corporelle,
rappellent un peu les kami nippons: flottant dans lair, rattachées à
certains objets et à certaines places pierres, arbres ou sources , elles
viennent visiter les hommes, ou la nature, lors des crises cycliques que les uns
et les autres traversent. Le dieu Marmar, qui deviendra lArès romain sous le nom
de Mars,
est la personnification de rites agraires et saisonniers, davantage quune
divinité à forme humaine. Le règne dAuguste entame une révision de lhistoire
et du mysticisme romains qui, là encore, rappelle la pseudo-renaissance
shintoiste des XVIIe et XVIIIe siècles, avec lavènement dune littérature basée
sur le sentiment national et le culte de lempereur.
Les intellectuels de la cour dAuguste semployèrent à reconstruire un passé qui prit bientôt force dhistoire, et dont la véracité est couramment admise encore aujourdhui. Cette restauration du fonds religieux primitif saccompagna dinnovations importantes. On organisa de fastueuses cérémonies civiques, empruntant à une tradition imaginaire. De nouveaux sanctuaires et de nouveaux cultes, importés du Panthéon grec, furent érigés et consacrés à la première divinité que les Romains aient introduite depuis Hercule: lEmpereur en personne, le divin Auguste, connu sous le nom dOctave dans sa jeunesse, alors quil nétait quun chef darmée bouffi dorgueil, mais génial.
Pour bien comprendre Tite-Live, il faut savoir que les premiers livres de sa monumentale histoire pourvoyaient, à maints égards, à la satisfaction religieuse des citoyens romains. La vie des Monarques, la fondation de la République, les premières luttes de classes, les exploits des héros légendaires, leur firent office dÉvangile. Loeuvre de Tite-Live est un excellent exemple de mythe opérant. Nous navons aucun moyen de vérifier sil y entre quoi que ce soit de juste, mais nous savons de science certaine que son auteur en a librement remanié plusieurs épisodes. Tendancieuses sont, par exemple, ses analyses de lhégémonie étrusque et des conflits internes à la société. Orientées sont ses attitudes à légard des autres peuples italiques, à légard de la monarchie primitive, et de la religion hellénistique. Peu objective est sa glorification dune bourgade barbare nommée Rome, entichée didéaux républicains au cours du dernier siècle de son histoire; et plus insidieusement fallacieuse, pour finir, est la noblesse de sentiment dont il revêt ses ancêtres et ses contemporains. Tite-Live na pu inventer les vertus toutes romaines dont il les pare. Simplement, elles furent celles de la Rome des dernières heures de la République, et dun cercle très limité dintellectuels.
Peut-on accuser Tite-Live de mentir pour autant? Les mythes échappent aux catégories du vrai et du faux. Ils sont crus ou non par les hommes. Ils les aident ou non à accomplir leurs desseins. Cest pourquoi Tite-Live est lhistorien le plus efficace. Il a permis aux généraux, aux responsables, aux poètes, et aux orateurs de lEmpire de donner un sens à lhistoire de leur patrie. Au surplus, son catéchisme est resté agissant longtemps après la christianisation de Rome et la chute de lEmpire dans les ténèbres. Ses héros ont inspiré laction du roi Théodoric, et ils ont soutenu Boèce, le sénateur et consul de ce même Théodoric, avant que celui-ci ne le fasse jeter en prison et exécuter. Gibbon, lorsquil voulut nous conter leur histoire, sappuya, après tant dautres, sur Tite-Live.
Partout dans le monde, dans le Paris de 1789 et dans lAmérique du XVIIIe siècle, dans les jardins et sur les places publiques, nous retrouvons les statues des personnages de Tite-Live. En Angleterre, les grands patriotes et les chefs dÉtat sont représentés drapés dans la toge de Cinna ou ont revêtu larmure dHorace. Naguère encore, le pire des cancres pouvait réciter par coeur les passages des Chants héroïques de la Rome Antique imités de Tite-Live par Macaulay. Cétaient bien les seuls poèmes que les écoliers se réjouissaient dapprendre, et la réussite de Macaulay tient à ceci que lui-même sétait conformé au modèle du parfait gentilhomme romain, tel quil est dessiné dans les pages de lHistoire romaine.
Et quelle galerie de gentilshommes nous fait découvrir Tite-Live! Romulus, qui aurait pu être lancêtre de lune des plus nobles familles de Virginie. Numa Pompilius, le roi pieux dont la dignité aurait pu rendre jaloux larchevêque Laud. Tarquin le Superbe; Tanaquil, souveraine fourbe; Coriolan; Mucius Scaevola; Maulius. Et enfin, les sinistres Étrusques qui tiennent le rôle des méchants, habituellement interprété par Eric Von Stroheim. Lefficacité de Tite-Live vient de ce quil a su inventer des mythes criants de vérité. Que les historiens du XIXe siècle les aient confondus avec la réalité historique ne lui ôte aucun de ses mérites, tant sen faut.
Les informations anthropologiques de Tite-Live paraissent assez dignes de foi. Ainsi du lien quil établit entre Rome, Troie et le Levant. Ainsi des premiers peuplements quil situe dans la région des marais, non loin de lendroit où Hercule fit traverser à gué les troupeaux de boeufs de Geryon. Ainsi de lanecdote des enfants allaités par une louve; de celle des jeunes gens engloutis par une crevasse après un tremblement de terre; de lenlèvement des femmes; de lentretien du feu par les Vestales; des danses rituelles des prêtres armés de pied en cap; de lexistence dun personnage appelé le pontife, à demi médecin, à demi mage; de lexistence également de créatures étranges, comme le cheval de Neptune; de celle, encore, dun dieu du ciel à peine personnalisé, comparable à celui des Chinois et qui sadresse aux humains par lintermédiaire des oiseaux et des éclairs; de celle de Quirinus, des dieux lares, des pénates; de celle, enfin, de la sorcière qui gardait une source qui devint lamante du roi Numa, et lui enseigna lart de gouverner. Rien de cela ne correspond à limage que lon se fait des origines helléniques de Rome, de celle, du moins, de la Grèce historique. Mais il est vrai que la civilisation classique avait amorcé son déclin longtemps avant que Rome ne naisse à lhistoire.
Cest Tite-Live, et non Virgile, le véritable conteur épique de Rome. Son histoire remonte au premier Âge de Fer, comme LIliade et LOdyssée remontent aux origines de lÂge de Bronze, et LÉpopée de Gilgamesh au néolithique. Entre-temps, léconomie et lorganisation sociale auront été bouleversées. Les héros épiques de Tite-Live ne font plus la guerre sur des chars; ils sont à la tête dune infanterie lourdement équipée, et commandent à une cavalerie formée de combattants issus de la noblesse. Cest la première apparition du chevalier dans lhistoire. Il remplace le prince et ses javelots. Très probablement, cette culture provinciale du premier Âge de Fer lemportait en sauvagerie sur toutes les horreurs décrites dans le Chant des Nibelungen ou dans les sagas nordiques, et ressemblait aux sociétés qui donnèrent naissance aux épopées russes.
Cette culture dhommes des bois, Tite-Live la peuplée daristocrates, conformes à lidée que ses contemporains se faisaient deux-memes. Mais avec quelle force de conviction! A tel point que, chaque fois que lhistoire en a besoin, elle va se servir dans loeuvre de Tite-Live. Le rapprochement va peut-être détonner, mais aussi bien Corneille que Henry Adams ont pris chez lui leur définition de lâme noble.
Je ne connais pas un seul professeur de latin qui ne soit prêt à convenir en
privé que La Guerre des Gaules est louvrage le moins adapté qui soit à
lapprentissage de cet idiome. La prose de César est dune simplicité et dune
clarté exemplaires... pour qui lit déjà couramment dans le texte. Cependant
César fait en
vérité un usage peu commun je dirais: entièrement personnel de sa langue.
Il est lun des hommes de lettres les plus compétents de la littérature. Son
vocabulaire, dès lors que lon a une connaissance moyenne du latin, ne laisse
place a aucune erreur dinterprétation. Mais son style nerveux, plein de
surprises, est délibérément imprévu. Sur la page, sa syntaxe paraît proche de
celle de la langue parlée. Or, ses phrases sont impossibles à lire à voix haute,
comme celles dHemingway. Malgré les tournures singulières quil emploie, César
nest pas un écrivain moins soigneux que Racine ou Pope, dont la simplicité
appartient, elle aussi, à la légende. Lire La Guerre des Gaules en latin,
pour ceux qui ont eu la chance je sais quils ne sont pas nombreux de ne
pas en avoir été dégoûtés en classe, donne limpression quon est en train de
chevaucher une monture fougueuse, mais qui ne semballe jamais. Jules César na
pas son équivalent, ni chez les Latins, ni dans aucune autre culture. Ses
mémoires ne sauraient donc combler lattente des lycéens, ni même fournir une
bonne introduction à la littérature latine.
Ce que nous devinons de César, derrière lobjectivité de sa prose, laisse apparaître un homme dune rare maturité. La Guerre des Gaules et La Guerre civile recèlent, magistralement abritée des regards, une philosophie des rapports humains que seules des personnes mûres peuvent comprendre, et qui est par elles seules visible. Bien entendu, le fait de dissimuler ainsi sa philosophie est en soi un des facteurs clé de maturité. On a pu dire dune telle manière décrire quelle était dépourvue dartifice, ce qui est entièrement faux. Il serait plus exact de dire que les trois livres de César que nous avons sont des manifestes contre lemphase de Cicéron et de Tite-Live. Le style, cest lhomme, jamais écrivain na mieux illustré ce mot. César sest montré dans sa vie légal de ce quil a écrit.
Méfions-nous des jugements post festum: César ne pouvait prévoir lavènement de lEmpire, ni le principat dAuguste, le règne de Dioclétien, ou lEmpire byzantin. Dans son action historique, il se révéla un brillant improvisateur. Sa prose, ses conquêtes, son despotisme, sont trois facettes dune même personnalité.
A chaque page de La Guerre des Gaules, César, tel un joueur de billard, fait sentrechoquer noms et adjectifs, avec des effets de trajectoire voulus. Ses adjectifs sont peu nombreux. Ils servent principaIement à fixer les noms en place. Se rapportant directement aux verbes, tous les adverbes sont daction. Une prose aussi irritable, dans lacception physiologique du mot, manque ordinairement de continuité, la précision des détails nuisant à leffet densemble. Ici, il nen est rien. Des éléments linguistiques tout simples décrivent sous nos yeux les mouvements rapides et élaborés des campagnes militaires dont ils font le récit.
Le contexte stratégique de la guerre des Gaules et la guerre civile est le reflet de la situation sociale dune période de transition: la République cédant la place à lEmpire. Le règne de César expérimenta une crise permanente des institutions. Des incendies politiques et sociaux se déclenchaient de tous côtés. Ses écrits font apparaître une époque dominée par un présupposé irrationnel beaucoup plus fort que toute résolution consciente: Rome était en train de renoncer à la libertas (mot auquel on a fait tout dire et son contraire), pour se soumettre à lautorité dun seul.
Les institutions politiques que sétait données la cité-État romaine avaient fait leur temps. Mais cest parce quelles ne disparurent jamais complètement que Rome évita de sombrer dans le despotisme absolu. Les annales de la République, comme lont fait observer certains spécialistes, sont remplies des pétitions du Sénat. Mais ce sont les Sénateurs qui osèrent affronter Dioclétien et Constantin. Cest le Sénat qui, dans les siècles barbares, combattit Théodoric. Lorsquils furent colonisés par les Romains, les habitants des îles bretonnes se considéraient comme citoyens dune grande cité. Et le féodalisme na pu naître en Gaule quen sinspirant de loligarchie qui commençait à vaciller à Rome.
En se lançant dans des guerres de conquête, César ne briguait pas le poste de monarque tyrannique, sur le mode oriental ou hellénistique. Il aspirait à un dépassement et à une universalisation du système qui avait gouverné la péninsule pendant les cent cinquante dernières années. Les improvisations de César ont permis le passage de la République à lEmpire. La Guerre des Gaules et La Guerre civile font la chronique de lextension des nouvelles institutions romaines à la Bretagne et aux territoires germaniques, jusquaux frontières de lÉgypte et de lAsie Mineure. Cette universalisation de la cité romaine ne se compare pas, une fois encore, avec le vieil et familier impérialisme des ligues grecques qui, courant déchec en échec, navait rapporté que des ennuis au monde hellénique.
De nos jours, le style subjectif et maniéré en littérature est tombé dans le discrédit à peu près partout. Les récits de Jules César devraient avoir du succès, qui sont dune sobriété exemplaire. Leur auteur na dégard que pour la conduite de laction. Cest elle qui sert de révélateur aux tempéraments et aux personnalités. Le lecteur ignore le plus souvent les plans de bataille. Il ne les découvrira quà lissue des hostilités, en même temps que victoire ou défaite vaudront louanges ou blâmes. César na pas lobjectivité impassible de lobservateur scientifique. Il est tout bonnement un écrivain dune prodigieuse adresse. Le mémorialiste se joue de son lecteur, comme le chef darmée sest joué des Allobroges.
Dans le feu de laction, nous croisons une multitude de personnages. Il sagit la plupart du temps dofficiers, dont le narrateur ne cite que le nom, mais qui sont frappants de vie. Nous faisons la connaissance de Sabinus qui, dupé par lennemi, perd la vie devant nous. Celle de Cotta, le soldat blessé, à qui la souffrance narrache pas une plainte. Celle de généraux consciencieux veillant, tel Marcus Cicéron, sur les hommes qui leur ont été confiés. Et César rapporte des dizaines de scènes relatives à la bravoure des simples soldats. Comme celle de ce porte-étendard de la Xe légion qui foula le premier la terre bretonne pour exhorter ses camarades au courage. Ou bien celle de Piso qui se sacrifia devant la cavalerie germanique pour sauver son frère, lequel refusa de lui survivre. Ou encore laventure de Titus Balventius qui continua le combat malgré les lances qui lui transperçaient les cuisses, comme le héros de la Ballade de la bataille de Chevy Chase. Tous ces petits tableaux, dessinés en quelques courtes phrases, donnent beaucoup de relief à ces hommes que César avait personnellement connus.
Ces minces anecdotes, qui souvent nont pas de lien direct avec les hauts faits des conquêtes romaines, constituent ce que César lui-même appelle les hasards de la guerre. Nulle déité capricieuse, nul destin impitoyable, ne se dissimulent derrière cette expression. Le hasard dont il est question est complètement sécularisé et dépersonnalisé ce que nous nommerions en somme la chance. Jules César est lun des esprits les plus laïques qui fut. Ses batailles ne sont pas menées par des héros transcendants, mais par de simples mortels qui ont nom Labienus, Vercingétorix, ou Pompée, et à qui leurs actes ont valu la gloire.
Le pire tort que lon puisse faire aux livres de César est de les transformer en manuels scolaires. Il est bien le dernier écrivain dont on doive décortiquer les textes page à page. Il convient de les lire comme ils ont été écrits: à toute allure. La lecture de La Guerre des Gaules, un verre de porto à la main, accompagné d’une généreuse part d’un bon fromage et de quelques biscuits, réclame deux bonnes soirées. Prévoyez une nuit pour dévorer La Guerre civile.
Pétrone occupait ses jours à dormir, et ses nuits, il les consacrait à ses
fonctions officielles ou à ses divertissements. Ses moeurs dissolues firent de
lui un homme célèbre, comme dautres obtinrent le renom pour une vie dactivité
et de sueur. Son époque ne le tenait pas pour un vulgaire débauché, mais pour un
fin libertin à qui son imprudente liberté de langage, qui passait pour de la
franchise, valut la faveur populaire. Lorsquil fut nommé gouverneur de province
et, plus tard, lorsquil occupa le poste de consul, il se montra énergique et
compétent dans la direction des affaires. Revenu à sa vie licencieuse, il devint
bientôt lun des intimes de Néron, lintendant de ses plaisirs, arbitre suprême
en matière de goût arbiter elegantiae , pour qui le luxe était lun
des beaux-arts.
Victime de la jalousie de Tigellin, le favori de lEmpereur, Pétrone, disgrâcié, dut se donner la mort en choisissant un suicide en accord avec la façon dont il avait vécu. Il opta pour la méthode lente: après sêtre ouvert les veines, il se banda les poignets et partit sentretenir de la pluie et du beau temps avec ses amis. Ensuite, il soffrit un diner fastueux, qui fut suivi dun petit somme. Loin dencenser lEmpereur et Tigellin dans le testament quexigeait la coutume, il rédigea à la place un document cacheté et adressé à Neron, dans lequel il dénonçait les abominations du tyran et de ses complices. Avant son dernier soupir, Pétrone prît la précaution de briser un vase de grande valeur quil possédait, afin déviter que lobjet précieux ne tombât entre les mains de lEmpereur.
Cest ainsi que lhistorien romain Tacite retrace, dans une miniature dune incroyable candeur, le portrait dun certain Gaius Petronius. La tradition veut que celui-ci soit lauteur du Satiricon, le premier et le meilleur de tous les récits picaresques. Elle veut également que nous nen ayons conservé que les livres XV et XVI, accompagnés de divers autres fragments. Ledit Pétrone se voit enfin attribuer la paternité, sans plus de preuve quun style insurpassé dans la littérature latine, dun certain nombre de poèmes. Si Le Satiricon doit son statut de chef-doeuvre de la littérature paillarde aux extraits mutilés qui nous sont conservés de lui, quelle réputation lui auraient valu les vingt-quatre livres qui formaient loeuvre originale?
Le Satiricon complet aurait sans doute détrôné Don Quichotte de la place suprême quil occupe dans le roman occidental. Hélas, nous ne pourrons jamais en lire que deux passages principaux: une suite daventures chaotiques qui se déroulent dans des bouges et dautres lieux interlopes du pourtour méditerranéen lesquels ont fort peu changé depuis Pétrone , et la description dun festin offert par un certain Trimalchion, ancien esclave affranchi ayant fait fortune, être rèpugnant de vulgarité.
Comme LIliade, comme LÉnéide et, plus tard, LÂne dor (dont Le Satiricon est peut-être lune des sources), et surtout comme LOdyssée, le roman de Pétrone conte lépopée dun héros opiniâtre, poursuivi par le courroux dune divinité assoiffée de vengeance. Mais le dieu concerné nest autre que Priape, celui dont la statue, dotée dun énorme phallus, décorait les jardins, les couches nuptiales et les maisons closes en Grèce et à Rome.
Sous le coup de la malédiction divine, Encolpe, le héros en question, voit son impuissance sexuelle sopposer à toutes ses tentatives et à toutes ses expériences. Dès quune occasion se présente à lui, Priape, qui a été offensé, le châtie à lendroit le plus sacré de sa personne, à limage de Poséidon punissant Ulysse en déchaînant les flots contre lui. Encolpe et ses amis sont des marginaux, des chômeurs, des voyous, des intellectuels en rupture de ban. Pétrone a été le premier à introduire de tels personnages dans la littérature. Après lui, nous les retrouverons dans tous les romans picaresques. Les comparses de Sur la route, le livre de Kerouac, qui ne possède pas la lucidité, lironie, la maîtrise, qui se font jour dans Le Satiricon, sont néanmoins issus de cette frange sociale.
Ce qui signale par-dessus tout Le Satiricon est lexceptionnelle richesse de sa langue. Toute la littérature gréco-romaine y est récapitulée et parodiée. Son unité provient dun charme spécifique, qui court dun tableau à lautre, et a fait attribuer à Pétrone les poèmes mineurs et les textes lacunaires dont nous parlions. Un timbre mélancolique et inoubliable sen dégage. Pour le caractériser, les Romains disposaient de lexpression appropriée: tristia post coitum.
Lécriture de Pétrone est pénétrée, comme un organisme que le sang irrigue et alimente, dune tristesse indéfinissable, qui envahit loeuvre, lobsède, et semble tenir pour impossible tout accomplissement individuel. Il est écartelé entre sa nostalgie de lordure et son aspiration à lextase. Le Satiricon dépasse la formule traditionnelle de la comédie classique, avec sa cascade obligée de catastrophes et de scandales, qui sabattent sur des créatures absurdes et grossières. Son art nous atteint personnellement, nous ses lecteurs, de la même manière quune tragédie nous engage. Le Satiricon résonne de tumulte, de gros rires, de vociférations, et dagitation. Mais derrière ce tohu-bohu, il laisse entendre une longue note lancinante, qui nous remet en mémoire la vanité de lexistence humaine.
Bien quil ne fût pas lui-même un philistin, Néron a été le premier empereur romain à sentourer de conseillers esthétiques, d ingénieurs du goût, selon lexcellente expression de David Riesman. Son premier mentor, du temps de sa jeunesse, avait été Sénèque, le philosophe qui prenait la pose du stoïcien, lun des pires hypocrites que lhistoire ait porté, auteur de tragédies creuses ou, si lon préfere, gonflées de suffisance et de fausseté. Pétrone, le second conseiller de Néron, figure un contre-Sénèque. Cétait un expert lui aussi dans lart de la rhétorique. Mais il nignorait pas que les fleurs du discours sont artificielles, et il prenait un malin plaisir à le faire savoir en les déchirant devant son lecteur. Contre larmée des héros pompeux et stoïques de Sénèque, personnages de mélodrames absurdes, Pétrone lépicurien déploie les troupes de ses canailles grotesques aux prises, comme beaucoup plus tard les Marx Brothers, avec labsurdité tragique de la vie.
De Samuel Beckett à Charlie Chaplin, ils ne manquent pas ceux qui ont tenté de répondre par lhumour à ces éternelles interrogations: Qui sommes-nous?; À quoi pouvons-nous croire?”; “Que pouvons-nous espérer?” Que pouvons-nous faire? Par sa verve comique et le mordant de son ironie, Pétrone les surpasse tous. Comment cela? demandera-t-on. Sans doute parce quil fut présent au monde comme aucun écrivain après lui.
Lironie naît de lexpérience. L’expérience la plus étendue est le seul terreau suffisamment riche pour soutenir lironie qui nous permet de comprendre lêtre. Les existentialistes peuvent parler tout leur soûl de la dérision ontologique. Le Satiricon, cette centaine de feuillets réchappés des bas-fonds de cinq civilisations méditerranéennes, est né dune critique en actes du sens de la vie et de la destinée humaine. Son auteur a mis sa vision comique au centre de sa vie, et il semble avoir eu la prescience de sa propre fin telle que la rapporte Tacite. Cest ainsi en tous cas que Pétrone, le courtisan de Néron le plus au fait des choses de ce monde, aurait imaginé mourir.
Version française de Classics Revisited de Kenneth Rexroth, traduite de laméricain par Nadine Bloch et Joël Cornuault et publiée aux Éditions Plein Chant.
Copyright Plein Chant 1991 pour lédition française. Reproduit avec lautorisation de léditeur et des traducteurs.
Cette reproduction Internet (2005) comporte quelques revisions faites par Joël Cornuault et Ken Knabb.
[Autres
essais des Classiques revisités]
Bureau of Public Secrets, PO Box 1044, Berkeley CA 94701, USA
www.bopsecrets.org knabb@bopsecrets.org