B U R E A U O F P U B L I C S E C R E T S |
Eschyle
: LOrestie
Sophocle
: Oedipe Roi, Oedipe à Colone, Antigone
Euripide : Théâtre
Hérodote : Histoires
Thucydide
: La Guerre du Péloponnèse
Platon
: Le procès et la mort
de Socrate
Ici repose Eschyle, fils dEuphorion, Athénien. Cette tombe contient ses
restes, à lendroit où il est mort, à Géla, en Sicile, au milieu des champs de
blé. Il conquit la gloire sur les terrains de bataille de Marathon, et les
guerriers médiques nont pas oublié sa mémoire. Mort loin de sa patrie, le
premier et le plus illustre des poètes dramatiques souhaitait que la postérité
retienne de lui le souvenir dun citoyen engagé aux côtés de ses contemporains,
au temps de lâge dor dAthènes.
Swinburne regardait la trilogie de LOrestie comme le chef-doeuvre absolu du génie humain. Il nest guère de critiques qui ne la tiennent pour la plus noble des tragédies. Pourtant, après le final en forme dapothéose dAgamemnon et des Choéphores (où lon voit Clytemnestre et son amant, Égiste, assassiner Agamemnon et Cassandre, avant de subir le même sort de la main dOreste et dÉlectre), la troisième pièce, Les Euménides, paraîtra fade et moins substantielle au public du XXe siècle. Nous sommes généralement persuadé que l’État est corrompu, assoiffé de puissance, menteur et prosaïque. En appeler à sa loi ne saurait donc constituer pour le spectateur moderne un dénouement plausible, ni un recours à une instance morale au-dessus de tout soupçon. Aristote n’avait que mépris pour une démocratie déja entrée en décadence. Mais n’oublions pas qu’aux yeux d’Eschyle, quelques décennies plus tôt, elle représentait une valeur sacrée, neuve, magnifique.
La critique actuelle, alimentée par les thèses dépassées des anthropologues du siècle dernier, discerne dans la trilogie dEschyle la dramatisation du conflit qui oppose le matriarcat primitif et les vieux cultes agraires, au patriarcat et aux divinités olympiennes lesquels prennent le dessus.
Tel était peut-être lenjeu du combat idéologique lors du passage de la culture néolithique à celle de lÂge de Bronze. Il est fort à parier toutefois que cette querelle avait perdu toute violence émotive pour les contemporains dEschyle. Pourquoi lenchaînement de vindictes qui accablent Oreste, Oedipe, ainsi que ses fils, tous aussi éloignés dEschyle dans le temps que celui-ci lest de nous, aurait-elle soudainement préoccupé lauteur de LOrestie?
En vérité, la tragédie dEschyle évoque des mythes qui troublent et caractérisent la condition humaine de tous les temps. Linterminable karma qui pèse sur une lignée maudite naît du meurtre ancestral. Mais la malédiction a ses racines dans la volonté de l’homme, et elle se réactive dans chaque occasion où celui-ci commet une erreur. Nul n’est innocent. Le destin n’est en définitive que l’accumulation en chacun de nous d’intentions et d’actes impurs qui saccroissent à la seconde, à la troisième, puis à la quatrième degré denchevêtrement. C’est là le mystère du péché originel laffrontement entre le déterminisme et le libre arbitre, ou bien entre le plus grand bien et le moindre mal mystère refleté dans le dilemme socratique, à savoir dans le fait que lexpérience démontre, nen déplaise à loptimiste Socrate, que la raison, la connaissance du bien et des conséquences de la liberté, sont loin de garantir que lhomme choisira son propre bonheur. Sous un autre biais, cest aussi la question que Job soulève et, plus largement, toute souffrance imméritée infligée à lhomme bon. Oreste choisit une conduite au détriment dune autre, chacun des termes de son dilemme étant à la fois horrible et justifié. Se décidant en faveur dApollon, il devra subir le châtiment des déesses de la vengeance. Le plus grand bien lui est inaccessible; sa condition dhomme le condamne au moindre mal.
Linconscient et ses tendances souterraines ne sont pas le moteur de laction dans la tragédie grecque. Celle-ci est en prise sur la vie, intrinsèquement dramatique. Les contradictions entre ce que Nietzsche nommait les pôles apollinien et dyonisiaque sont dues aux ambivalences foncières du caractère humain. Les querelles autour des droits maternels, de ceux des pères, des enfants et des ancêtres, ou les questions de responsabilité morale, ne sont nullement spécifiques dune époque. Ni de lémergence de la civilisation urbaine au début de lÂge de Bronze, ni de la naissance de la cité-État démocratique, ni la fin de lère technologique qui est la nôtre. Elles sont de tous temps, de toute latitude.
Aristote affirme que la grandeur du langage d’Eschyle ne doit rien à des effets de style: elle est insufflée à ses personnages par une profonde foi politique. Les acteurs, pris dans la chaîne, dans la trame et la navette du tissu dramatique, sont portés par une véritable transe civique. Dans lAthènes dEschyle, comme dans le Londres de Shakespeare, la vie elle-même traversait une période deuphorie. QuEschyle soit ou non linventeur de la tragédie, il est le premier écrivain occidental à avoir eu lintuition du mouvement, qui est lessence de la tragédie. Il ne se passait pas de jour sans quAthènes ninvente de nouvelles valeurs et de nouveaux terrains pour les expérimenter. Eschyle est le porte-parole dun dynamisme civique qui ne devait plus jamais se retrouver dans lhistoire du monde occidental. La vie, soustraite à loeuvre dévastatrice du temps, gagnait toujours plus de sens.
Dans LIliade, lexpérience des hommes aboutit invariablement à la dégradation du jugement et de la conscience. Chez Eschyle, irrationalité divine et raison humaine se réconcilient dans laction. Agamemnon, Clytemnestre et Oreste sont tous trois confrontés à des dilemmes, et tous les trois font des choix déterminants. Mais le premier volet de LOrestie met en scène laffrontement entre la féminité, le développement organique, et la masculinité cest-à-dire entre la fatalité et le libre arbitre. Tandis que dans Les Euménides, léquilibre classique entre la singularité individuelle et la loi abstraite de lÉtat est enfin trouvé au sein de la société. Apollon, Athéna, et les Érynies peuvent se réconcilier sous le signe de la raison, de lordre, et du bien public. Eschyle formule de la sorte lévangile du nouveau citoyen, activement engagé dans une forme toute neuve de liberté. Et si la ressemblance de son idéal civique avec la religion dun Robespierre a pour nous quelque chose de gênant, la faute nen incombe pas à Eschyle, mais aux circonstances historiques.
Tel un rayon lumineux, LOrestie fouille les ténèbres de lhistoire à mesure que celle-ci se déploie dans le temps. Des générations entières Atrée et Thyeste, Léda et Zeus, Artémis et Iphigénie, Pâris et Hélène, Cassandre et Apollon, Achille et Agamemnon , lambition et la soif de pouvoir, les différends entre les dieux et les mortels, tous sont confiés à lalambic de la tragédie, doù ils ressortent distillés, réduits à une seule molécule complexe. Dans le même temps, les images et les symboles dEschyle ont de lenvergure; ils sont amples, vastes, possèdent une certaine majesté physique. Eschyle convoque ainsi des éléments très éloignés dans le temps et lespace, ou qui sont déchelle disproportionnée, et les rapproche brusquement, provoquant des effets saisissants sur le spectateur. Ou bien, il utilise des antithèses, simples et tranchées: ombre contre lumière; aigle contre serpent; douceur du foyer contre batailles sanglantes; besoins élémentaires contre gloire; épouse contre guerrier; fils contre père; communauté contre tyran autant de contrastes que scande chaque passage soutenu de ses chants. Le public athénien sentait monter en lui un sentiment de possession, qui ne relâchait son emprise quau moment de la réconciliation finale des contraires: les Furies, déesses de la vengeance, se métamorphosant en Euménides, en Grâces, gardiennes de la démocratie basée sur la raison. La foule qui assistait au spectacle ne croyait pas à cette intrigue mythique, au sens où les chrétiens croient dans lActe des Apôtres. Elle était déchirée avec les protagonistes de la tragédie, entre le destin et la volonté individuelle, entre le libre arbitre et ses conséquences. Le théâtre était une expérience vécue. Aussi léchange de compliments entre immortels qui conclut la trilogie ne doit-il pas être interprété comme la chute dune fable dÉsope: LOrestie est un drame moral, du début à la fin.
“Le souvenir douloureux des souffrances passées pénètre le coeur de l’homme qui rêve. Les hommes apprennent malgré eux”; “L’homme apprend dans la souffrance”, dit Eschyle. Mais est-ce bien assuré? À la fin de sa tragédie, le vertueux et le sage échappent aux ruines de l’histoire; ils reconstruisent une famille basée sur l’amour et la dévotion. Deux mille ans après Eschyle, il est permis de douter que les choses se passent réellement ainsi. La vérité triste, c’est que les hommes n’apprennent rien de l’histoire. Reste pour notre consolation l’espoir qu’existe, quelque part, un royaume où les nobles visions d’Eschyle et de Job sont devenues réalités.
J’imagine la vie de Sophocle à l’image de la statue qui le représente au
Musée du Louvre: calme, sage, marmoréenne. L’auteur de ses pièces de théâtre
aurait pu être un personnage aussi exemplaire. Dans son enfance, Sophocle avait participé
au choeur des jeunes garçons qui célébra la victoire des
Athéniens sur les Perses à Salomine. Très lié à Périclès, il fit l’ami de
Phidias et de Thucydide. Les protagonistes des dialogues de Platon ont conservé
de lui le souvenir d’un homme âgé. Il mourut avant de voir la défaite d’Athènes
contre Sparte. Tout cela au cours d’une longue vie, entre lan 495 et lan 406 avant
notre ère.
Un tel homme, qui aurait vécu dans la Florence de la Renaissance, dans la Chine des Tang, ou dans l’Angleterre élizabéthaine, paraîtrait trop beau pour qu’on y crût. Il connut un moment unique de l’histoire humaine, et il en fut absolument digne. L’expérience artistique incomparable que fut celle du théâtre tragique coïncida avec l’apogée de la démocratie athénienne, dans l’intervalle qui la sépare des guerres contre la Perse et contre Sparte. Elle dura, en tout, à peine plus d’une génération — une seule, à son plus haut faîte. Eschyle est le fondateur de cette lignée qui surpasse tout autre, et dont Sophocle sera lexpression la plus mûre. Comprendre le siècle de Périclès exige de nous un effort spécial, car nous ne disposons autour de nous daucun critère, daucune expérience, qui puisse nous assurer que la vie ressembla un jour à cela. Comparés aux hommes des autres périodes et des autres pays, les contemporains de Sophocle furent assurément des surhommes. Les personnages de ses tragèdies sont nos semblables en plus purs, en plus simples, en plus beaux. Ils habitent une sorte de royaume dutopie. Ils nous parlent de ce qui donne du prix à la vie, malgré les souffrances quelle inflige.
Lunivers dramatique de Sophocle, réplique de lAthènes de Périclès, est clos sur lui-même. Aucune sanction divine ny intervient; le châtiment est le fait des hommes. Eschyle se servait de créatures mythiques, accoucheuses dun nouvel ordre social inspiré des dieux, comme points de référence surnaturels. Chez Sophocle, cet ordre est désormais mis en place. Les crises qui secouent le monde des hommes ne se dénouent pas en faisant appel à lintervention des dieux. En Sophocle se réalise la démocratie chère au coeur dEschyle. Il nest rien de plus concret pour lui que la personne humaine. La fatalité et laccomplissement des oracles funestes demeurent, bien entendu, les ressorts de son théâtre. Mais il considère que les hommes sont libres de choisir leur destin. Le tragique sophocléen voit se résoudre lantagonisme millénaire entre la destinée et la conscience.
Le style dEschyle aurait pu donner lieu à une rhétorique de la grandeur. Sophocle, de quelques années plus jeune, a déjà appris à se passer des boursouflures du ton sublime. Il emploie un langage simple, quasi naturel. La majesté qui en émane ne doit rien aux symboles, aux métaphores. Ses figures de style naissent des associations habituelles de la langue parlée, contrairement aux disjonctions et aux juxtapositions insolites qui sont typiques de la manière dEschyle. A travers Sophocle, sexprime lhomme idéal selon Aristote. Les qualités de son art sont la noblesse, la grâce, la maîtrise, un équilibre dynamique, le sens des proportions, une composition dialectique, une harmonie de force et de beauté. On ny décèle aucune bassesse: tout est perfection. Certains personnages de Sophocle sont imbus deux-mêmes. Ils ne sont jamais ignobles. Sils se sont rendus coupables de fautes, celles-ci ne sont jamais indignes. Les péchés quils commettent sont: larrogance, limprudence, lexcès de confiance, ou encore: la présomption, le mépris, la cruauté, la colère, la luxure ou lindifférence bref, toutes choses qui ont trait à lorgueil. Mais personne chez Sophocle ne se laisse aller à la gloutonnerie, à la lâcheté, à la fainéantise ou à la vénalité; pas même la soldatesque, les esclaves ou les messagers.
Sophocle concevait la scène du théâtre, ses personnages et ses valeurs, comme la seule communauté divine. Ses tragédies sont un miroir dans lequel se reflète une Athènes idéalisée. Le choeur “passait la rampe” parce que le public lui-même était capable de noblesse. Nous sommes la voix du choeur. Au fur et à mesure que se développent action et situations tragiques, selon une composition implacable que Sophocle avait apprise au contact des Sophistes, et qu’eux-mêmes tenaient de l’art du débat pratiqué dans les rues dAthènes, les spectateurs se sentent transportés sur les hauteurs célestes où s’affrontent des volontés sublimes. Le public n’est pas “purgé de pitié et de terreur”. Ces émotions sont elles-mêmes débarrassées de leur scorie: la peur est purgé de la làcheté, la pitié est purgé de la sentimentalité. Dans le feu de laction dramatique, le spectateur devait faire lapprentissage de la compassion et de la terreur. Malheureusement, il devint bientôt impossible aux Grecs, emportés par les luttes intestines qui vont miner la société, de transcender leur condition en assistant à une pièce de Sophocle, comme nous nous recueillons dans une église ou un monastère. Dans les décennies qui suivirent, la noblesse de Sophocle ne fut plus accessible quà une minorité de privilégiés, au lieu de constituer le modèle dans lequel se retrouvait une société entière.
La religion laïque de Sophocle est moins exigeante et paraît plus difficilement réfutable que les religions transcendantales. Au mystère de lexistence du mal, elle oppose les pouvoirs de lart et une certaine générosité. Elle montre des hommes en proie à des souffrances injustes et qui ne leur apprennent pas grand-chose, si ce nest à répondre à des questions insolubles avec une courtoisie distante, dans une sorte de confucianisme occidental qui ne prétend pas détenir de remède. La postérité a puisé chez Sophocle une ironie aristocratique fondamentale, qui peut servir à définir la grandeur dâme, lintelligence et la sensibilité.
Oedipe Roi, Oedipe à Colone et Antigone, ne forment pas une trilogie à proprement parler. Leur chronologie ne correspond pas à lordre dans lequel elles furent composées. Antigone est la pièce dun homme mûr; Oedipe Roi, celle dun homme vieillissant, et Oedipe à Colone, l’oeuvre d’un poète très âgé. En dépit de quelques anachronismes mineurs, ces trois pièces n’en sont pas moins organiquement liées. Sophocle nous donne le sentiment d’avoir eu, dès le début, leur ensemble présent à l’esprit. Le comportement d’Antigone et de Créon dans Antigone ne devient compréhensible que dans Oedipe à Colone, qui fut créée cinquante ans plus tard. De même, la pièce centrale, Oedipe Roi, est la première dans lordre dramatique. Cest sur elle quAristote sest appuyé dans sa Poétique, et elle a ensuite influencé la plupart des tragédies, sans que sa perfection puisse être égalée. Elle est de loin la plus dialectique des tragédies grecques. Une logique inexorable guide les situations, bien que chacune dentre elles se trouve déclenchée par le libre jeu des motivations coupables et les choix imprudents que font les personnages.
Dans une succession de drames, dont le développement semble plus irrésistible encore que celui de la découverte de la vérité dans les dialogues de Platon, Oedipe apprend quil a assassiné le mari de sa femme; quil était un enfant trouvé; quil a tué son père et épousé sa mère. La vérité lui est révélée dans une cascade de coups. Chaque nouveau coup qui lui est assené, comme un morceau de fer porté au rouge, modifie son caractère.
Largument dOedipe à Colone est très mince. Nous assistons simplement à la mise en valeur du personnage d’Oedipe, aveugle, décrépit, moribond, comparé à ses enfants; à son successeur sur le trône de Thèbes; ainsi que par opposition avec Thésée, son hôte athénien, et enfin avec le peuple d’Athènes qui s’exprime par la voix du choeur. Le contraste entre chacun de ces personnages et Oedipe ajoute à la gloire du héros, qui va devenir un être sacré, un daimon, au moment de mourir dans le bois sacré de Colone.
Ce dénouement est parfaitement probant, bien quOedipe nait corrigé aucun des défauts qui lont mené à la catastrophe. Malgré son grand âge, il est resté colérique et impétueux. Mais il a appris la sagesse, une sagesse indéfinissable, une qualité dâme qui accepte la souffrance et la douleur, tout en ne les comprenant pas. Eschyle justifiait le comportement de Dieu envers lhomme en localisant le mystère en Dieu. Sophocle justifie le comportement de lhomme envers lhomme en situant entièrement le mystère à lintérieur de lêtre humain.
Antigone, bien quécrite en premier, apporte à l’édifice de Sophocle une conclusion appropriée. Nous assistons à l’affrontement de gens qui n’ont rien appris et rien oublié. Créon a interdit qu’on enterre la dépouille de Polynice qui avait trahi les Thébains. Antigone le défie, ensevelit le corps de son frère et est condamnée à mort pour cela. Hémon, le fils de Créon, fiancé d’Antigone, se suicide. Enfin, sa mère, Eurydice, se suicide aussi. Nous n’avons pas progressé; nous sommes revenus aux crises entre l’État et la famille, l’homme et la femme, qui marquaient déjà les tragédies d’Eschyle. Le drame vient des hommes. Il n’appartient pas à la mythologie. Les êtres que montre Sophocle ne sont pas devenus plus sages à travers leur expérience. Mais entre-temps, les personnages ont gagné en réalité; ils ont acquis une existence autonome, ils sont devenus véridiques, et nous sont présentés dans leur crue vérité.
Lorsque Aristote affirme que les tragédies dEuripide ne sont pas conformes
à léthique, il tire à lui la définition du mot ethos. Il entend
signifier par là que les intrigues et les personnages de son théâtre, ainsi que
lui-même dailleurs, manquent de mesure, sécartent de la vraisemblance, et sont
aussi déroutants que grossiers. Sophocle, illustration du bon goût selon
Aristote, trouve donc en Euripide son exact pendant négatif.
Eschyle et Sophocle opposent au chaos leurs conceptions de lordre, du cosmos. Euripide, non content de critiquer la rationalité dans les affaires humaines, sen prend à la raison tout court. Tandis que les deux premiers tragédiens empruntent à la mythologie pour éclairer la réalité, Euripide sempare delle pour en faire la satire et non linverse, comme on le croit un peu vite. Mais on se souvient quaucun Athénien cultivé na jamais cru à lauthenticité de la mythologie.
La langue poétique d’Eschyle est remarquable de régularité. C’est une aventure linguistique maîtrisée, et qui vise à un enrichissement perpétuel du sens. L’art de Sophocle, lui, est un modèle de pureté sémantique, d’un niveau et d’une continuité exceptionnels. La langue attique atteint avec lui son point de communication le plus élevé, le plus rayonnant. Mais Euripide fait exploser la langue. On dirait que Thucydide avait son exemple en tête lorsqu’il décrivait les conséquences désastreuses de la guerre sur les relations sociales et individuelles — sur la communication, donc —, et la perversion du langage qui s’ensuit. Longtemps après que la guerre du Péloponnèse eut accompli son oeuvre de mort, Aristote dut restaurer le lexique de la philosophie, s’efforcer de rendre du sens au sens. Il est tellement bien parvenu à ses fins, que ses idées sur le langage sont passées dans les convictions de l’homme de la rue du XXe siècle. Platon avait échoué dans une entreprise similaire, comme de nos jours Alfred North Whitehead, à cause de la spécialisation outrancière de son jargon. La langue d’Euripide, toute de suggestion, riche en connotations, et qui se complaît dans l’ambiguïté, se tient aux antipodes de la pure poésie de Sophocle, comme de la précision aristocratique de Platon, ou de la vigoureuse banalité du style dAristote.
Au cours des siècles, en forçant un peu les dates, les critiques ont eu tendance à classer les trois grands tragédiens grecs dans un ordre chronologique. Mais Euripide était déjà âgé de soixante-quatre ans à la mort d’Eschyle, et il mourut la même année que Sophocle, bien qu’étant de quatorze ans son cadet. Lesprit attique a soufflé, avec ses grandeurs et ses misères, sur les trois poètes tragiques pendant une seule et longue saison. Ce qui les sépare est dordre spirituel plutôt que temporel. Chacun dentre eux parle au nom de ceux qui lui ressemblent dans lAthènes de Périclès. Lhomme dEschyle a de nos jours plus ou moins disparu. Lhomme sophocléen a servi de paravent idéologique à la classe dominante. Euripide et ses semblables ont représenté lavenir.
Si les intérêts de Sophocle se confondaient avec ceux dun citoyen installé, membre de la bourgeoisie rurale, ainsi que latteste son inoubliable description de la bourgade de Colone, rien de semblable avec Euripide. Celui-ci était un intellectuel marginal, un de ces poètes maudits qui vagabondent à lheure où la prostitution sallume dans les rues, pour parler avec Baudelaire. Comme Baudelaire, il fut décrié par ses contemporains, puis adulé par les générations suivantes et la culture urbaine qui devint la leur. Les vertus dEuripide, qui sont des tares dans le monde dEschyle et de Sophocle, sont inséparables de cette culture. Son univers est celui des villes et des classes moyennes. Il cultive le réalisme quotidien et une rhétorique brillante. Ses personnages posent aux philosophes sceptiques (comme ceux de Tchekhov), et se plaisent à faire des mots desprit. Euripide est un écrivain professionnel, adepte dune morale éclectique, imbu de sa subjectivité, et plongé dans le drame de laliénation.
Chaque tragédie de Sophocle est un monde à soi seul. Ses héros se complètent, et cest cette entente qui a le don démouvoir le spectateur. Il en va différemment chez Euripide. Les orages qui secouent ses pièces lui procurent autant doccasions de porter des jugements sur les personnages et de prendre parti entre eux. Euripide est linventeur de la sympathie, cette vertu des classes moyennes. La tragédie et cette forme-là de sympathie ne sont pas censées faire bon ménage. Tout comme sympathie et comédie sont difficiles à marier: on nimagine pas Richardson être lauteur de Tom Jones, ni Beaumont et Fletcher écrivant Volpone. Euripide, pourtant, dans les tragédies comme Oreste, et Iphigénie en Tauride mêle le drame à la comédie, et même les dernières scènes de Médée ont quelque chose de burlesque. La nourrice de Phèdre, dans Hyppolite, est la première dune nombreuse descendance de confidentes et dentremetteuses, qui ont percé à jour la grandiloquence des héros, administrent des clystères, et vident les pots de chambre des puissants qui se croient faits autrement que les humbles mortels.
Les héroïnes d’Euripide ne sont pas moins romantiques, dans le sens péjoratif du mot, que ses drames. Ce sont toutes des Emma Bovary, aussi expertes dans l’art de simuler que les personnages masculins le sont dans l’art de la comédie. Les héros d’Euripide (et non pas les acteurs, comme dans la distanciation dramatique de Brecht) jouent à être Médée, Oreste ou Électre. Dans Hyppolite, qui ressuscite lunivers fantastique de la Grèce archaïque, on voit Phèdre sombrer de son plein gré dans le rôle de la marâtre hallucinée, régnant sur la civilisation raffinée des peuples de la mer. Les Bacchantes, au même titre quHyppolite, sont des oeuvres dignes dun anthropologue.
Loffense faite aux divinités forme le substrat commun aux tragedies de Sophocle et dEschyle. Pour Euripide, il nest généralement rien là qui puisse être offensé. Le tremendum chez lui est comique, elle ne possède aucun mana. Là où Sophocle et Eschyle galvanisent le public en suscitant en lui lhorreur ou lapitoiement, le troisième des grands tragiques grecs provoque un choc strictement esthétique. Nous retrouvons en lui lécrivain professionnel et le déclassé. Il est résolument étranger à la part de sacré qui se trouve en lhomme. Lorsquil a besoin de lévoquer, dans le cadre dun exposé de sa propre philosophie, par exemple, il est obligé den reconstituer de lextérieur le concept; pas à pas, comme un historien des religions comparées. Le tremendum des Bacchantes ne procède pas de la présence du sacré en nous; il surgit du dehors, ou dailleurs. Euripide cherche à nous dire ce quest la vie, quel est le sens de lêtre, à ses yeux dhomme fini. Sa pièce est la première tragédie psychédélique, le premier succédané bourgeois de livresse mystique. Euripide oppose lextase lyrique au mystère de la vie.
À l’antipode de Sophocle, l’inventeur de lironie tragique, se tient Euripide, linventeur de lironie comique. Le premier montre un affrontement bien tranché entre la fatalité et la personne singulière, entre la volonté humaine et le temps. Les tragi-comédies dEuripide nous présentent un univers dans lequel la chance et le destin individuel ne font quun. Ses héros égocentriques sont prisonniers des mensonges et non point des vérités de leur temps. Ils sont victimes de ses déformations, de ses erreurs, de ses imbroglios, de ses reflets trompeurs, de ses faux-semblants. Ils jouent leur rôle dans des décors pittoresques et romantiques, à mille lieues des allées bien tracées de Sophocle, et des horizons largement dégagés dEschyle. Leur morale est, de propos délibéré et non sans dérision, calquée sur lethos de lÂge héroïque, formé dun mélange de courage, de loyauté envers le clan, et dappétits charnels. La souffrance ne les ennoblit jamais, contrairement à ce qui arrive chez lhonnête homme de Sophocle. Elle ne fait quaccentuer la vulgarité bourgeoise qui se camoufle sous le masque héroïque, jusquà la rendre effrayante dans des pièces telles que Oreste, Médée, ou dans le monologue de Pasiphaë, dont il ne reste quun fragment.
Euripide, dans chacun de ces cas, rejette loptimisme socratique. Lhéroïne type dEuripide trouve toujours un moyen de réfuter lidée que lon ne pèche que par ignorance. Ses femmes brûlantes de passion répètent à lenvi que la raison est impuissante à infléchir la conduite morale. La conclusion qui sensuit est que le cosmos nest pas un cosmos puisque, pour la pensée grecque, lordre moral doit nécessairement refléter lordre matériel. Lorsque le héros ou lhéroïne dEuripide se penchent sur la réalité, ils découvrent quelle est dépourvue de valeurs essentielles.
Chez Eschyle, le prochain et le lointain fusionnent pour donner une transcendance à la vie présente. Dans le théâtre de Sophocle, le temps est entièrement immanent et sert de base permanente de valeurs pour la vie présente. Euripide n’a de cesse de dévaloriser le présent: il y confronte un passé très ancien et très éloigné, dans l’espoir fou d’échapper à une vie sans valeurs. La puissance vertigineuse de ses chants, certainement parmi les plus bouleversants qui furent jamais écrits, associe le brio à la satire, une luminosité où subsistent des ombres et des manques, ce qui les rend dautant plus poignants. Euripide connut une gloire posthume dans la Grèce des grandes cités et des empires ravagés par la guerre. Son théâtre était lexpression éminente du monde hellénique dans lequel il vivait. Il na rien perdu de sa validité pour nous.
Pendant plus d’un siècle, historiens et hellénistes ont méprisé Hérodote qu’ils
tenaient pour un chroniqueur bavard et décousu, comparé à l’historiographe
parfaitement cohérent qu’est Thucydide. Les universitaires d’aujourd’hui ont en
règle générale changé de camp. En fait, le débat pour décider des mérites
scientifiques respectifs d’Hérodote et de Thucydide n’a guère de pertinence. Il
s’agit bel et bien d’une affaire de goût, et je ne vois pas pourquoi un esprit
universel hésiterait à les placer sur un pied d’égalité. Reconnaissons toutefois
que la méthode d’Hérodote répond mieux désormais à notre attente d’une histoire
scientifique. Il est demeuré, pendant bien des siècles, lunique historien occidental à considérer les
affaires humaines sous un jour tout ensemble anthropologique, sociologique,
économique et ethnique.
Platon, La Poétique dAristote, et les tragédies de Sophocle restent le plus souvent les principaux modèles en matière de littérature grecque. Il faut savoir que cet échantillon correspond, en vérité, au goût dune élite, et sert à définir ce que nous appelons le classicisme. Il met laccent sur les relations des membres des classes privilégiées, dont le principal privilège, justement, est de se consacrer à létude des questions de morale. Ce qui permit à Werner Jaeger décarter Hérodote (considéré comme un auteur plus ethnographique quhistorien, comme un explorateur de terres incertaines et quil comprend mal) de sa magistrale étude de la civilisation grecque intitulée Paideia. Nous possédons, affirme-t-il en substance, des informations plus sûres que celles dHérodote sur des civilisations bien plus anciennes encore. Seule une histoire politique des faits héroïques, comme celle de Thucydide, permet datteindre à une véritable compréhension de la nature dune race ou dune époque, et de prendre conscience de ce qui nous rapproche de leur organisanon sociale et intellectuelle, ainsi que de leurs idéaux, sans sattarder plus longtemps sur la petite histoire. Inutile dinsister sur le caractère idéaliste de cette position. Elle disqualifie demblée Hérodote sa vision démocratique, pluraliste et toujours renouvelée malgré lexactitude de ses enquêtes, que confirment les recherches les plus récentes. Même lorsquil décrit lÉgypte, la Scythie, ou dautres contrées retirées, là même où les érudits du XIXe siècle pensaient quil fabulait, Hérodote nous livre des informations dune exceptionnelle qualité.
Le sujet des Histoires de Hérodote est la défense victorieuse dune société tolérante, rationnelle, et laïque, contre les coups de boutoir de ce que Gibbon appelait, dans un tout autre contexte, la sauvagerie et la superstition. Ses récits, qui le forcent parfois à de longs détours, le ramènent infailliblement vers Marathon, les Thermopyles, ou Salamine, au milieu des petits propriétaires terriens et des pêcheurs qui, avec leurs maigres troupes, résistent au régime opulent de lEmpereur perse, le Roi des Rois, lequel tient sous sa coupe la moitié de lOrient. La minuscule communauté grecque est une insulte à ces amoncellements darmes et darmures, à ces arnachements en or, et à cet or, toujours, que lon destine aux belles captives helléniques. Elle est un véritable défi à la soie des tentes, à toutes ces divinités mystérieuses, à ces prêtres et à ces sorciers, héritiers de quatre millénaires, de cent civilisations mortes ou vivantes, et dinnombrables cultures barbares. Le livre dHérodote nest pas moins construit que celui de Thucydide. Seulement, il se garde de brosser un tableau aussi outrancièrement simplifié des vices et des vertus des hommes. Il raconte le triomphe dune certaine idée de la civilisation. Sans cette première approximation de ce que doit être une bonne société, cest-à-dire une société apte à développer la liberté et la probité, les héros stylisés de Thucydide nauraient jamais vu le jour.
Au travers des paraboles dont il parsème ses récits, Hérodote répète inlassablement sa thèse. Lorsque Solon affronte Crésus, il nous montre en lui lorateur plutôt que le législateur issu de laristocratie athénienne. Devant la cour du despote oriental, Solon se fait le porte-parole dun bout de terre fier de son indépendance durement acquise, et dont le sol est si aride que seul un labeur harassant, une solidarité à toute épreuve, une exploitation ingénieuse des ressources naturelles, ont pu garantir lexistence. À linverse, Hérodote compare la pluie de flèches qui accompagne le Grand Roi de Perse lorsque celui-ci franchit lHellespont, à un phénomène surnaturel, ne relevant plus de la dimension humaine, mais se rapprochant des actes divins, des actes des dieux homériques, symboles des caprices coûteux et orgueilleux du non humain.
De nombreux critiques se sont laissés abuser par le ton dHérodote. Celui-ci est quasi familier, digne de lart du conteur. On le comparerait volontiers à un nouvel Homère, en train de charmer son auditoire de paysans prospères, en lui découvrant quelque épisode de LOdyssée resté inédit. Ses Histoires sont passionnantes au point quil a fallu attendre notre siècle, et la circonspection des archéologues modernes, pour nous laisser convaincre de leur authenticité. Personne ne met plus en doute les enquêtes dHérodote auprès des Scythes dUkraine, des nomades du désert, ou des marchands des oasis, dans lextrême nord-est de la Perse. Quun observateur isolé, à laube de la science historique et géographique, ait pu vérifier et interpréter les témoignages quil avait recueillis avec autant de perspicacité, ne laisse pas détonner.
Or, isolé, Hérodote ne létait évidemment pas. Ses Histoires sont lémanation, dans la littérature, dun peuple entier, aussi adroit dans le maniement des faits que pouvait lêtre Ulysse, le prototype de lhomme grec, à régler ses face-à-face avec les monstres. Hèrodote a beaucoup voyagé, et il sut apprécier rationnellement ce quil observait. Mais sa vaste fresque historique est faite aussi des renseignements rapportés par des centaines dautres voyageurs, qui avaient atteint comme lui les limites du monde connu; et de ceux des Grecs qui avaient vécu avant lui, tous gens curieux et sensés.
Le thème épique qui est au centre de l’oeuvre d’Hèrodote n’allait cesser de hanter la philosophie de l’histoire pendant vingt-cinq siècles. Il s’agit du conflit entre une civilisation de masse, sans mémoire et centralisée, d’une part, et un État dynamique, multipolaire, de l’autre — l’Amérique du XVIIIe siècle contre les États-Unis de 1968, en quelque sorte. Hérodote formule dans ses écrits la première critique d’envergure de l’impérialisme. Mais qu’y avait-il d’insupportable dans l’impérialisme? L’égalitarisme oecuménique des Perses, si proche de la civilisation Inca, n’assurait-il pas, diront certains, un bien-être supérieur, et à un plus grand nombre de gens, que ne put jamais y parvenir le communalisme anarchique qui régnait en Grèce? L’ampleur de l’échec des cités grecques se mesure au fait qu’Alexandre n’eut pas d’autre solution que d’envahir à son tour lEmpire perse.
Ainsi parlent, du moins, les utilitaristes. Le parti des Sénateurs, représenté dans lhistoire par Hérodote, Tacite, Cicéron, Tocqueville et plus près de nous par Lord Acton, a toujours manifesté son désaccord avec cette position. Il fait valoir quune société monolithique neût pas rendue possible léclosion de la dramaturgie héroïque dun Thucydide, avec son nombre restreint de personnages et sa mise en scène classique. Bien sûr, lhistoire est une tragédie pour Thucydide. Mais lenjeu, à ses yeux, vaut quon souffle et meurt pour lui. Il nest pas étonnant que la tragédie nait pu naître dans les palais asiatiques: le destin des hommes y était suspendu à des luttes incompréhensibles entre des forces elles-mêmes obscures. Dans nos sociétés de masse non plus, la tragédie ne peut se développer — ces foules humaines ne sont elles-mêmes quune force incompréhensible. Dans la communauté grecque, lhomme était responsable de son destin, de ses folies, de ses vertus, et des relations qui le liaient à ses semblables.
Les Histoires dHérodote ne sont que le prologue dun drame dont la génération suivante allait connaître le dénouement. Il neût certainement pas regretté la défaite de Xerxès en conclusion de ses neuf livres, sil avait pu prévoir leffondrement de la politique grecque, un siècle à peine après les guerres médiques. Hérodote est de ces hommes pour qui le sang et les larmes ne sont pas un tribut trop lourd à payer pour conserver leur liberté.
À la fin de son introduction à son histoire de la guerre des deux cités,
Thucydide annonce sans détour ses intentions: Il me suffira que mon ouvrage,
écrit-il, soit jugé utile par tous ceux qui veulent voir clair dans les
événements passés et ceux qui, à lavenir, leur ressembleront, tant que la
nature humaine restera ce quelle est. Mon histoire demeurera une acquisition
pour toujours. Elle na pas été rédigée pour le plaisir dun moment.
Thucydide fait ensuite observer que les heurts entre les Athéniens et les Spartiates ont causé infiniment plus de dommages matériels que les guerres médiques, dont lissue avait été décidée par deux batailles sur terre et deux autres sur mer. Ce qui est une manière pour lui dopposer lexplosion de créativité qui résulta du combat des cités grecques pour leur liberté, à la déchéance irréparable entraînée par la lutte pour le pouvoir entre les deux grandes villes. De la guerre entre États à la guerre civile, il ny a quun pas: Thucydide met en évidence la corruption croissante des élites, leurs déchirements et leurs trahisons, jusquà ce quelles abandonnent sans retour toute responsabilité personnelle.
Avec Hérodote sopérait la transition de lanecdote et de lépopée aux rudiments dune science de lhomme. Thucydide est le premier à traiter lhistoire à la façon dun grand drame moral. Hérodote plaçait laccent sur les gens en général; Thucydide, lui, sintéresse à la personne humaine. Il nétudie pas les motivations et le comportement des hommes en termes abstraits, mais par le truchement des personnages historiques auxquels il donne la parole. Ce procédé frôle parfois une dangeureuse personnification de lhistoire. Cest à Thucydide que remontent ces stupides généralisations, tant prisées par les démagogues, du style: Les Français sont des êtres légers et libertins, ou Le grand nombre de suicides, en Suède, sexplique par une consommation abusive de café.
Lhistorien grec quant à lui sefforçait de ne pas tomber dans ce travers. Ses militaires et ses chefs dAthènes ou de Lacédémone sexpriment en fonction du caractère national quil pensait être le leur, en partant de lobservation des faits, en procédant inductivement. Il veillait à répartir équitablement les traits de caractère entre des orateurs bien individualisés, et dont il ne dissimulait ni la complexité ni les contradictions. Thucydide, on la souvent dit, observait la réalité avec loeil dun médecin. La maladie quil étudiait était le désordre dont le monde hellénique était menacé. Il en enregistrait les symptômes et les causes, déterminait diagnostic et pronostic, suggérait des remèdes. Les portraits quil a dressés de ses personnages rappellent étrangement cet autre clinicien que fut Ben Jonson et sa célèbre théorie des humeurs.
Au fil des discours que Thucydide place dans leur bouche, voici apparaître Thémistocle, lavisé; Périclès, le politicien habile et courrois; Cléon, le démagogue; Nicias, le soldat pieux et naïf; Alcibiade, laventurier insolent, lenfant gâté; Archidamos, le vieux renard prévoyant. Et puis, en face, voici les représentants de lennemi, qui négocient tantôt avec pondération, tantôt avec brutalité, avec truculence et méfiance. Au fond de la scène, comme dans une pièce de Shakespeare, grouille la foule sans visage de ceux qui nont pu recevoir de nom dans ce dramatis personae, marée humaine qui incarne les forces impersonnelles de lhistoire. Avec le temps qui passe, nous voyons la guerre saper lassise morale des chefs des deux côtés. Il ne leur restera quune seule dignité, que Thucydide ne cherche à leur retirer à aucun moment: celle dêtre des hommes. Le vice et la vertu se dissipent dans la masse indifférenciée, où chacun mène sa guerre contre tous.
La méthode de Thucydide a des inconvénients évidents. La vie nest pas aussi simple quil le dit, peut-on, à bon droit, objecter. À quoi lHomme classique, celui que le sociologue David Riesman a appelé intro-déterminé, rétorque: Sans doute. Mais les enseignements de la vie sont là résumés. La tâche de lhistorien est dordonner, sans les falsifier, ses matériaux, afin de nous énoncer les leçons de lhistoire dans leur entière simplicité naturelle. Or, nous traversons une période dont le goût est anti-classique, extro-déterminé, et qui place Hérodote au-dessus de Thucydide.
Ce qui sépare les deux auteurs se traduit par une nette différence de style. Hérodote est lun des écrivains les plus attachants de tous les temps. Il sait se rendre captivant, pittoresque, vivant. Sa prose détendue ne suscite aucune nervosité chez le lecteur. Thucydide peut être considéré comme linventeur de la prose anti-démocratique. Ses phrases sont ardues et intriquées, transparentes et sans fioritures à la fois. Ses discours sont organisés en débats implacables, qui ont la sécheresse des querelles jésuitiques.
DHérodote nous tenons les récits des grandes batailles contre les Perses qui sont devenues des mythes précieux pour la civilisation occidentale. Nous nous apercevons en relisant phrase à phrase ses relations de la guerre que le champ de bataille est en proie à une mêlée inextricable. Hérodote a une façon de personnaliser les combats qui rappelle Tolstoï, Stendhal ou Stephen Crane. Il voit dans la guerre une immense anarchie qui gangrène petit à petit le corps sain de la société civile. Thucydide raisonne en tacticien et évalue les chances de chacun. Il sait toujours qui est en train de faire quoi, et à qui. Il sait quel camp progresse, lequel est menaçant, lequel va lemporter, exactement comme dans une partie déchecs. Il semble bien que, de tous temps, les batailles aient plutôt ressemblé à la description quen donnent Hérodote et Tolstoï. Et cependant, aucun chef darmée ne saviserait de déployer ses troupes en adoptant dautres principes militaires que ceux quenseigne Thucydide.
Dans les fameux discours quil intercale dans son récit, Thucydide dispense une philosophie de lhistoire. Lhistoire, chez lui, revêt une dimension logique, quasi géométrique, dont les générations futures doivent être instruites afin quelles puissent, à leur tour, adopter une politique avisée. Elle est faite de relations que des gentlemen comme lui entretiennent entre eux. Il nignore pas davantage que Machiavel (bien que dans un sens tout différent) que les luttes de pouvoir sont le moteur de lhistoire. Mais les recettes que nous sommes tentés dappeler machiavéliques, Thucydide essaie détablir quelles sont inapplicables, parce que frappées dimprudence. Même sil évite la langue de bois et la propagande, chez Thucydide la politique est encore une branche de léthique. On ne peut affirmer quà ses yeux force vaut la loi la force est un fait historique inéluctable, et il revient à lhomme qui use de son pouvoir avec réflexion, fermeté et équité, de fonder la loi.
La pensée de Thucydide rejoint celle dAristote ou de Sophocle. Au-delà de sa parenté manifeste avec les théories dEuclide, elle tient toujours compte du facteur irrationnel qui échappe au contrôle des hommes: la tyche, mot qui ne désigne pour lui ni le destin, ni la fatalité, mais plus exactement le hasard. Lhomme de gouvernement selon Thucydide, pourvu quil sarme dune ferme volonté et que la raison guide ses choix, sera en mesure de parer aux drames de limprévu sinon à tout coup, du moins assez souvent pour améliorer lhistoire du peuple sur lequel il règne. Voilà comment peut sans doute être résumée léthique de lhistorien le plus exemplaire de lhumanité. Mais chaque fois quil est amené à revenir sur ce quil vient décrire, Thucydide pressent bien quil nest parvenu à établir quune seule vérité: celle du mythe et de la fiction dont personne ne peut se dispenser.
Les derniers jours de Socrate nous sont décrits dans quatre dialogues de
Platon. Dans Euthyphron, qui est une conversation sur les marches du
tribunal dAthènes entre le philosophe et un dévot fanatique de la nouvelle
morale. Dans lApologie de Socrate, ensuite, où Platon raconte le
déroulement du procès et les discours que prononça son maître pour sa défense.
Dans le Criton, oeuvre dans laquelle un fidèle rend visite à Socrate de
bon matin, dans sa prison, pour limplorer de prendre avec lui la fuite. Et
enfin, dans le Phédon, qui est un entretien de Socrate avec une poignée
de ses fidèles, aux dernières heures de sa vie.
Nous savons que de longs intervalles de temps ont séparé la composition de ces Dialogues et que Platon ne les a pas rédigés dans cet ordre. La contradiction entre lattitude de Socrate envers limmortalité de lâme dans lApologie époque à laquelle il est agnostique et celle que lui prête le Phédon, dans lequel il discute des preuves de limmortalité de lâme et de sa survie dans lau-delà, mérite quon sy arrête. Car une telle évolution soulève la question décisive, et restée pendante, de décider ce qui, dans les écrits de Platon, est fidèle à la parole socratique et ce qui est destiné à propager lidéalisme platonicien. La langue même des deux textes diffère grandement. Le style de lApologie est raboteux et familier, tandis que la prose du Phédon est lune des plus belles et des mieux construites de la littérature. Il nen demeure pas moins que les quatre Dialogues forment une véritable unité artistique, dont la trame tragique est conduite de main de maître, et dont limpact sur la conscience occidentale ne fut dépassé que par celui des récits, eux aussi disparates, de la passion du Christ dans les quatre Évangiles. On a peine à comprendre pourquoi ses compatriotes ont fait mourir Socrate, de même quil est difficile de comprendre la crucifixion de Jésus. Le procès et la mort de Socrate ne furent pas seulement un moment tragique de la conscience humaine: ils marquèrent un tournant dans lhistoire de la civilisation.
Donc, Euthyphron était un fidèle, pas très éveillé, de Socrate. Au moment où le sage allait pénétrer dans la salle du tribunal, cet Euthyphron, pour prouver sa piété, sapprêtait ni plus ni moins à accuser son propre père davoir laissé mourir un de ses esclaves. Ne parlerait-il pas ainsi au nom des dieux de la justice et de la loi suprême? Ne serait-ce pas lutter contre les privilèges de la famille? Bien sûr, la bassesse et le manque de sensibilité manifestés par Euthyphron sont ceux des gens qui, à Athènes, cherchent à faire taire le philosophe. Socrate se montre amusé et offusqué. Il se met à tourner en dérision les arguments de son disciple, et lengage à méditer sur lessence de la piété, sur ses rapports avec les dieux et la communauté. Confus, Euthyphron abandonne la discussion et, sur ces entrefaites, Socrate entre au tribunal pour affronter ses juges.
Son Apologie supporterait, comme le Notre Père, des gloses historiques et morales inépuisables, bien quelle constitue un texte parfaitement achevé. Socrate prit de court le tribunal. En fait de défense, il attaqua. Il commença à accuser ses accusateurs. Il déclara être resté respectueux des lois et refusa, comme il en avait la possibilité, de demander lexil. La nuit qui précéda son exécution, ses adversaires espéraient encore le voir sévader de sa cellule.
Mais de quels crimes au juste accusait-on le philosophe? Au cours de la terrible guerre qui venait de causer la décadence dAthènes, la cité glorieuse de Périclès, la patrie de Sophocle et de Phidias, certains familiers de Socrate étaient devenus des agents de Sparte. Alcibiade, démagogue sans scrupule et qui menait une vie dépravée, était lun de ses favoris. Critias, loncle de Platon, sétait révélé, à la tête de loligarchie mercantile, un dictateur sanguinaire et cupide. Tous deux avaient trahi leur patrie et comploté sa ruine avec Sparte. Après le désastre qui vit Athènes perdre son pouvoir maritime et commercial en Méditerranée, Critias avait été lun des Trente Tyrans, manoeuvrés par lennemi, qui envoyèrent à la mort des milliers dAthéniens. Le tribunal chargé de juger Socrate était lémanation de la démocratie restaurée des marchands. Ne pouvant accuser formellement le sage davoir inspiré les traîtres, puisque ceux-ci avaient bénéficié dune amnistie, il chercha à établir que Socrate avait corrompu la jeunesse.
Le second grief, reprochant à Socrate davoir introduit de nouvelles divinités, était de pure démagogie. En Grèce, la mythologie ne constituait pas un article de foi, au sens chrétien. Socrate avait toujours proclamé son obéissance et son respect des règles de la société. Ce qui était vrai, en revanche, cest que par ses questionnements permanents, il avait élaboré une morale personnelle basée sur la raison, non sur la soumission aux coutumes. Ce qui était vrai aussi, cest que la conscience, pour Socrate, devait être constamment réveillée, réévaluée dans la perspective dune autonomie toujours accrue des hommes, solidaires au sein de la cité. Le but de la communauté ainsi formée serait lapprofondissement, lenrichissement, laugmentation de lexpérience expérience de cette réalité ultime qui, dans son esprit, se nommait le bien, la vérité, la beauté.
Au fond, les ennemis du sage voyaient juste. Il était effectivement en passe de fonder une religion, sans grands points communs avec l’ancienne. Cette nouvelle religion civique partait de l’ignorance de l’homme et de la nécessité corollaire d’instruire son âme, afin que celle-ci s’élève vers la connaissance authentique, un état intérieur, une disposition morale, appelés liberté. La cité grecque, pour ne pas parler des communautés primitives, ignorait entièrement la liberté, dans l’acception socratique du mot. Jusque-là, ce concept avait simplement désigné la différence de condition entre l’esclave et le citoyen. Aujourdhui encore, les langues héritées de lordre classique n’ont aucun mot pour dire “freedom” — elles ne disposent que de liberté. Les contraintes imposées par un ordre statique fut-il archaïque, barbare ou féodal nétaient pas des principes moraux librement acceptés par des citoyens émancipés. Il sagissait de formes irrationnelles de pouvoir, reflets des mythes primitifs, modelées sur lancienne solidarité clanique et guerrière, et dont le seul but était de faire obstacle aussi longtemps que possible à tout comportement nouveau. De ce point de vue, qui est celui des forces anciennes et conservatrices, les accusations, directes ou indirectes, portées contre Socrate étaient justifiées.
Dans ces Dialogues, Platon nous livre la quintessence de ce que nous appelons lenseignement socratique. La vertu gît dans la connaissance. Le mal dans lignorance. Nul nest mauvais volontairement. Lâme est lessence de lêtre, la forme spirituelle de son intégrité. Il existe des arguments, sérieux quoique non décisifs, en faveur de limmortalité de lâme et de son existence avant notre naissance. Il faut distinguer entre lêtre et le paraître. La déperdition de la valeur, lempire du mal, le triomphe de linjustice, sont des illusions. Derrière les apparences terrestres, le cosmos est vrai, beau et rationnel ainsi que le principe de réalisation du bien, qui nest autre que Dieu. La vérité peut être atteinte par la pensée et le dialogue, quil convient de conduire conformément à lordre rationnel du cosmos. Enfin, toutes ces vérités ne sont pas accessibles par lapplication dune quelconque méthode socratique. Seule une discipline de lesprit permet dy parvenir. La connaissance qui est une vertu dans le célèbre paradoxe socratique, correspond à une hygiène de vie assidue, que la scolastique préconisera plus tard en lappelant une habitude mentale.
La mise à mort de Socrate est lexemple historique le plus illustre de la condamnation dune vie entière dévouée à la recherche de la vérité. Dune vie axée sur quatre vertus cardinales: la pondération, le courage, la piété et la justice. Socrate et sa philosophie, résumée dans ce quil nommait lentretien de son âme, lintégrité de sa personne, ne faisaient quun. Et en cela, le philosophe lançait un défi permanent à lapathie, à lignorance, à la malhonnêteté et à linsincérité. La conscience juge du pouvoir: tel est le programme de la philosophie. Si Socrate avait accepté le compromis que lui proposaient ensemble ses disciples et ses ennemis, il se serait renié. Il aurait manqué à sa petite république damis, aux relations librement consenties qui lui avaient permis de mettre en pratique son enseignement. Il ne pouvait subvertir lordre public sans subvertir le petit groupe auquel il avait donné naissance (comme sa mère, qui était sage-femme, accouchait les enfants, ainsi quil se plaisait à le dire).
Largumentation démontrant limmortalité de lâme dans Le Phédon nemporte guère notre adhésion, et le mythe de la vie éternelle semble nêtre aux yeux de Socrate quune plaisanterie amère. Il sagit dun prétexte. Limportant est ailleurs. Le Phédon me fait penser à une prière collective, comme celle que pratiquent les Quakers, une méditation de groupe sur la valeur et le sens de la vie. Observant Socrate et ses élèves, il existe un autre monde, toujours présent, mais particulièrement proche dans les moments cruciaux. Ses habitants nous regardent et nous jugent. Mais nous ne sommes que les hôtes momentanément éblouis de cette communauté invisible. En sa compagnie, les vertus cardinales deviennent des vertus transcendentales; nous découvrons la foi, lespoir, la charité, mots qui recouvrent la confiance mystique quavait Socrate en sa propre parole.
La mort de Socrate est la première dune longue série de martyrs dhommes justes qui refusent de se renier, dussent-ils en mourir , qui serviront de référence et de pôle exemplaire à la moralité politique en Occident. Et puis nous reste lironie familière et mordante de Socrate, désireux de remercier les divinités de la santé, de lui consentir une mort aussi douce: Nous devons un coq à Esculape, Criton. Paie-le, noublie pas!. Lart de mourir saccomplit ici dans la joie.
Version française de Classics Revisited de Kenneth Rexroth, traduite de laméricain par Nadine Bloch et Joël Cornuault et publiée aux Éditions Plein Chant.
Copyright Plein Chant 1991 pour lédition française. Reproduit avec lautorisation de léditeur et des traducteurs.
Cette reproduction Internet (2005) comporte quelques revisions faites par Joël Cornuault et Ken Knabb.
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