B U R E A U O F P U B L I C S E C R E T S |
Flaubert
: LÉducation sentimentale
Dostoïevski : Les Frères Karamazov
Tolstoï : Guerre et Paix
Edmond et Jules de Goncourt
: Journal
Mark Twain
: Huckleberry Finn
Tchekhov : Théâtre
La question de laliénation traverse toute la littérature du XIXe siècle. De
Baudelaire à Marx, en passant par Kierkegaard, Chateaubriand et Newman, où que
se tiennent, à droite ou à gauche de léchiquier politique ceux qui parlent, ils
condamnent dune seule voix léthique dominante. Pourtant, laliénation reste
chez eux une notion mal dégrossie, et nous ne comprenons pas toujours en quoi,
et pourquoi, lhomme est aliéné. Qui sait, au fond, si ce nest pas la
démocratisation de la société, et lélévation corollaire du niveau de vie, qui
ont autorisé une meilleure connaissance de la nature humaine? Un peu comme
lavancement de la médecine a débouché sur des diagnostics plus fins, et permis
lidentification dun nombre croissant de maladies. La découverte du phénomène
de laliénation de lhomme est peut-être tout bonnement due à un progrès dordre
statistique, rendu possible par lextension des privilèges de la culture aux
couches moyennes de la société.
Flaubert serait bien le dernier des écrivains de son temps à souscrire à cette hypothèse. Madame Bovary, LÉducation sentimentale et Bouvard et Pécuchet furent conçus comme une machine de guerre lancée contre le mode de vie bourgeois sous tous ses aspects, dans sa vie quotidienne comme dans ses aspirations. Et cétait a une élite anti-bourgeoise quil destinait ses rêveries surchargées de couleurs romantiques que sont Salammbô et La Tentation de saint Antoine. Mais il advint ceci: tandis que Flaubert, en travailleur infatigable, ciselait ses phrases, dans la recherche angoissée dune précision chirurgicale, sa démarche quelque peu simpliste céda petit à petit la place à un sens de la dérision de toute chose dont lui-même ne semble jamais avoir mesuré les conséquences. DApulée à Thomas de Quincey, de Swift à Defoe, autant de définitions, autant dexemples, de ce que peut être la grande littérature. Il nempêche. Flaubert avait en tête un modèle, un canon esthétique, auquel les mots devaient se plier. Et il polissait ses phrases jusquà les faire coïncider avec cette sorte détalon intérieur, qui déterminait la cadence de son style et ses images, et plus encore: une propriété essentielle de sa sensibilité. Sa quête de la perfection formelle a conduit Flaubert à sonder le fond du coeur humain.
Par rapport à Stendhal et au Rouge et le Noir, LÉducation sentimentale nous fait franchir un pas dans le temps, et un pas vers la résignation de toute noblesse. Julien Sorel est sans doute le héros dun tragique canular, un Bonaparte de province, dont les chances étaient nulles au départ; mais bien que Stendhal nous conte ses mésaventures et sa chute sur un mode burlesque les vestiges dune certaine grandeur sattachent encore à son caractère, et à celui de ses deux amantes insensées. Julien accepte de mourir au nom de lidée quil se propose de la gloire. Que reste-t-il dhéroïque chez Frédéric, le jeune personnage de LÉducation sentimentale? Il est un représentant typique de la jeunesse des années quarante, du règne de Louis-Philippe, ce bourgeois qui voulut singer les rois — et qui tombera devant un bourgeois qui jouait aux empereurs. Julien Sorel était possédé par une inextinguible volonté de puissance. Frédéric Moreau est rongé par l’amour de l’argent. Julien a assumé les conséquences de ses choix jusqu’au dénouement fatal. Sa mort réitérait la mort classique, dans les termes propres à une époque romantique. Tout juste une génération après lui, le monde ne propose plus de solutions romantiques à Frédéric. Le héros ne fait que s’user.
La société dépeinte dans Le Rouge et le Noir ressemble encore au microcosme fermé sur lui-même de Racine ou de Sophocle. Les hommes maîtrisent leurs relations avec leur entourage et avec le monde. On lit dans LÉducation sentimentale la chronique dun moment précis dans le développement de la société et de lhistoire. Un peuple et une époque se concentrent en Frédéric, qui illustre lindividu de la société de masse, plus près du sommet de la pyramide que de sa base. Julien, lui, était un individu dressé contre la masse. Ou du moins, le désirait-il. Lun était intro-déterminé, lautre extra-déterminé, pour reprendre les termes forgés par David Riesmann.
Que Le Rouge et le Noir soit, ou non, un roman à clef najoute pas grand-chose à notre lecture. Le livre de Flaubert abonde en portraits au vitriol des personnes vivantes qui lui servirent de modèles. Rédigé sous le Second Empire, alors que les forces sociales en présence ont atteint leur plein potentiel, Flaubert y a transposé ses contemporains sous une forme romancée, se contentant de décaler légèrement les dates de son récit. LÉducation sentimentale est le reflet inversé des premiers volumes du Journal des Goncourt.
La Monarchie de Juillet sétait donnée pour devise le célèbre Enrichissez-vous. Flaubert met en scène une élite la classe qui possède la culture et qui renonce à toute attitude responsable pour aller se vautrer dans lauge des nouveaux riches. Julien Sorel, dans une époque de transition, sacharnait à donner un contenu à sa piètre vie. La vie de Frédéric, dit Flaubert, est vide de substance. Et lorsque, daventure, la possibilité se présente de lui en donner une, il sen détourne ou, sil le faut, la saccage.
Cest au visage de cette même société que Proudhon lança son cri: La propriété, cest le vol. La lecture de LÉducation sentimentale nous convainc qu’il avait raison. L’histoire que nous raconte Flaubert est celle d’une bande de requins, occupés à se soutirer mutuellement de faux billets de banque. La critique de l’amour de l’or revêt chez lui une dimension nouvelle, qui la distingue de celle de l’avarice, telle qu’on la rencontre chez Balzac. La comédie antique et la littérature médiévale connaissaient déjà des avares balzaciens. La voracité des personnages de Flaubert (faute hideuse au point de concerner deux des dix commandements) est celle qui sest emparée en propre du XIXe siècle capitaliste.
Le changement de perspective, qui sopère avec Flaubert, saccompagne dune modification dans la forme, dun changement en profondeur dans la signification accordée à la langue. Balzac, et surtout Stendhal, avaient adopté dans leurs romans la langue du code civil et des dépêches napoléoniennes. Ce faisant, ils avaient transformé un mode de communication résolument anti-littéraire en un outil aussi ingénieux quinédit, tant dans la langue courante que dans la littérature. Flaubert adopta la voie antagonique. Il se mit à écrire en artiste. Il se persuada que la belle langue était une fin en soi; il crut que la communication était le produit dune rhétorique qui, pour netre plus celle de Cicéron ou de Chateaubriand, nen restait pas moins une rhétorique.
Lécriture devint chez lui une activité dobsédé. Le véritable héros du Journal des Goncourt, sil en est un, cest lui. Il avait débuté comme un guerrier barbare qui se jette à corps perdu dans la création littéraire. Il a fini comme un vieillard fou de littérature. Le mot juste, voilà le gibier quil traquait, si lon me passe cette métaphore destinée à donner une idée de lexcitation dans laquelle Flaubert travaillait. Ses terrains de chasse étaient les commérages, les conversations de bistrots, la politicaillerie, les graves discussions où lon pèse les mérites respectifs de quelques demi-mondaines.
Des peintres, tels que Courbet, Manet, Degas et, à leur suite, le groupe des Impressionnistes, surent percevoir une nouvelle lumière. La phrase de Flaubert surpasse en luminosité loeuvre des peintres, et celle de ses disciples en littérature. Elle illumine, dune lumière surgie du dedans, dun style qui a la pureté du diamant, la vie, la nature, les objets inanimés, saisis dans leur chatoiement multiple. Lart de Flaubert sécarte de celui de Stendhal. Lun musarde sur les chemins de lécriture et veut nous faire oublier que nous sommes en train de lire; lautre souhaite que son lecteur soit en permanence conscient de sa virtuosité dartiste. Je prends un trouble plaisir à déformer le monde, disait Wallace Stevens. Flaubert, lui aussi, déforme le réel à force dironie et dartifice.
Toutefois, si la richesse de son oeuvre sarrêtait à cela, Flaubert ne serait quun autre Huysmans, un partisan de lart pour lart. Or, son sentiment de labsurdité de tout cache un grand sens de lhumain. Frédéric, son ambition et ses amours; les révolutionnaires de salon; les hommes de lettres surfaits; les prostituées; les femmes que leurs cauchemars alanguissent; les faux amis tous ces personnages qui défilent dans LÉducation sentimentale, foisonnants comme ceux dun roman russe, passent en jugement et, au bout du compte, sont relaxés. Contrairement à ce que Flaubert croyait lui-même, son roman nest pas une oeuvre purement esthétique. La pitié et la terreur, disait Aristote, sont les ressorts de la tragédie. En refermant LÉducation sentimentale, lorsque nous repensons à cette génération daffairistes, nous partageons le sentiment de calme et triste terreur qui envahissait Flaubert devant le spectacle pitoyable de la condition humaine. Ainsi, ce nétait donc que cela! Point de grandes orgues, point de flammes qui sélèvent au ciel au moment de rendre des comptes: lhumanité ressemble à ces deux fruits secs, qui ont tué en eux toute émotion, qui ont résigné tout désir, aussi usés que des prisonniers libérés en raison de leur grand âge, après avoir purgé trente années de leur peine.
Presque tous les critiques avisés de la génération qui a précédé la nôtre,
seraient tombés daccord pour faire des Frères Karamazov le chef-doeuvre
incontestable de la littérature romanesque, et de Dostoïevski un philosophe de
premier plan à léchelle universelle. Pendant plus dun demi-siècle, la jeunesse
intellectuelle du monde entier sest nourrie de ce livre, catapulté dans le ciel
des idées générales en raison des graves questions métaphysiques quil soulève.
Aujourdhui la situation a changé, et la cote littéraire de Dostoïevski est
orientée à la baisse. Ses personnages, à les en croire, vont de crise de
conscience en crise de conscience. Il nest pas une assemblée de gens survoltés
dans ses romans, pas une conversation devant une tasse de thé ou une assiette de
petits fours, qui ne se proposent de reproduire en miniature la faillite
générale de la civilisation du siècle dernier. Il ne fait cependant pas de
doute, pour qui a suffisamment pratiqué Dostoïevski, que de telles scènes sont
des cérémonies parfaitement codifiées et aussi abstraites à leur façon que la
commedia dellarte.
La grande popularité dont jouit Dostoïevski en Occident a toujours fait létonnement des intellectuels russes, qui font remarquer que ses traducteurs français et anglais ont tendance à corriger la vulgarité de feuilletonniste de son écriture, et à maquiller les défauts de construction de ses récits. En outre, les grands problèmes qui hantaient ses personnages ne sont plus à lordre du jour. Le temps a dissous plutôt quil na résolu les débats intérieurs dIvan Karamazov. La piété dAliocha est liée à une culture qui a disparu, aussi éloignée de nous désormais que celle dun guérisseur sioux. Ces héros aux âmes tourmentées ne sont pas des adultes. Ils agitent interminablement des idées que toute grande personne sait quil vaut mieux taire. Lorsque la tragédie atteint un tel degré de volubilité, elle cesse démouvoir le lecteur, et risque de perdre toute vraisemblance auprès de lui.
Sil est vrai, comme le soutient Aristote, quun esclave ne peut pas avoir une conduite morale parce quil nest pas libre de ses choix, et quun homme de basse extraction ne peut devenir un héros tragique dans la mesure où ses décisions sont sans conséquence, il est également vrai que les drames qui frappent les êtres immatures, et ceux dont les volontés restent lettre morte, ne sauraient être appelés des tragédies. Cest exactement ce qui vaut pour Dostoïevski: ses romans nont rien de tragique. Ce sont des bouffonneries formidablement compliquées. Il est le premier romancier majeur à avoir fait de limmaturité incorrigible de son peuple une vertu littéraire. Et ce qui est enfin vrai, cest que Dostoïevski na pas de style personnel, au sens où Flaubert entendait cette expression, et que ses récits sont inspirés des modèles contestables qui étaient les siens: Dickens ou Eugène Sue, pour ne citer queux.
Mais si Flaubert, à force de ciseler ses phrases, a pu se hisser du niveau de satiriste grossier et de romancier pour midinettes à celui dun ironiste de génie, tout conspirait son expression maladroite, lobligation de rendre à temps sa copie, ses dettes de jeu, la maladie, ses ennuis avec les femmes, son caractère buté, et sa complète naïveté dans le maniement des idées générales , pour que se réalise en Dostoïevski lironie dune absence de style; un subconscient littéraire qui, par-delà sa sentimentalité intellectuelle et son goût pour le mélodrame, lui a permis une compréhension authentique de labsurdité de lhumaine condition.
Au premier abord, les “messages” contradictoires dont Dostoïevski est le porteur en tant qu’écrivain philosophe — puisque telle est l’étiquette qui lui a été longtemps apposée —, sont le contraire de la sagesse. Ce sont des notions générales, ravalées au rang de divagations et de chimères délirantes. Les rapports entre les frères Karamazov et leur père, par exemple, ne sont pas de nature tragique. Ils ont plutôt quelque chose dembarrassant. Nous néprouvons pas de sentiment de gêne lorsque nous apprenons quOedipe a couché avec sa mère; nous ressentons toujours un vif embarras lorsque les secrets des personnages de Dostoïevski nous sont révélés. Smerdiakov est le type du personnage littéraire qui provoque un malaise en moi.
Et puis, au fil de la lecture, un déclic se produit. Émergeant peu à peu de ce fatras, issue des profondeurs dun marécage sans fond, une certaine vision commence à se dessiner. La vie se trouve tout à coup exprimée dans sa nudité élémentaire, les relations humaines présentées pour ce quelles sont, et les actes se mettent à compter davantage que les intentions. Il suffit de relire lune de ses oeuvres capitales prises au hasard Les Frères Karamazov, LIdiot, ou Les Possédés , pour sapercevoir que Dostoïevski se joue de nous, et de lui-même, depuis le début. Nest-il pas vrai, après tout, que Les Frères Karamazov souvre sur le scandale de la mort dun saint dont le cadavre dégage une odeur de putréfaction tout à fait burlesque?
Cette auto-dérision nest pas gratuite et, une fois que nous lavons remarquée, nous décelons partout sa présence. Elle me semble être particulièrement perceptible dans un roman aujourdhui peu lu, mais qui passait naguère aux yeux des meilleurs critiques, à commencer par Meier-Graefe, pour caractéristique de la méthode de création de Dostoïevski, je veux parler de LAdolescent. Non seulement ce livre ressemble à une parodie de David Copperfield, mais il contient de plus un passage en revue comique de tous les héros et de toutes les situations clés de Dostoïevski. Et pourtant LAdolescent nest pas une pochade certains le tiennent pour le maître livre du romancier. Il ne fait donc pas de doute que sa méthode de création, puisquil en avait une, était consciente et délibérée. Évaporés les messages, finis les déchirements intérieurs!
Une génération entière de critiques, après la publication des Frères Karamazov s’est escrimée à découvrir le véritable héros du roman. Tout tourne, bien sûr, autour de ce point. Nous avons affaire à une tragédie sans héros — à un roman policier sans détective, sans assassin et sans meurtre. La culpabilité que ressent Ivan Karamazov et la honte qu’éprouve Smerdiakov s’annulent mutuellement, et chacun d’eux est réduit à l’inconséquence totale. Aliocha, lui, disparaît de l’intrigue, comme un génie qui, une fois sorti de son flacon, s’évanouit dans la nature. Sa piété est absurdement inefficace. Elle a pour seul effet d’emmêler davantage une histoire dont la construction se complique jusqu’au dénouement. L’énigme reste en suspens, la devinette ne reçoit pas de réponse. Le roman n’aboutit pas à une oeuvre bien charpentée — comme cette représentation de Laocoon que Dostoïevski avait fait encadrer lorsquil rédigeait Les Frères Karamazov et il naboutit pas davantage à la naissance dun héros. Dostoïevski nous montre simplement un homme qui fait ce quil doit faire.
Seul Dimitri est un homme daction. Il accepte la réalité comme elle est, dans un haussement dépaules. Grouchenka et lui sont les seuls à avoir des initiatives dans la tourmente. Aussi est-ce autour deux que se cristallisent les véritables conflits. Tout le reste est confusion. Eux seuls sont engagés dans le monde et dans la vie, dans quelque chose de plus réel que les élucubrations nocturnes et les confessions dIvan, ou les bonnes oeuvres dAliocha. Dimitri serre les dents lorsque Grouchenka le quitte et, senfonçant dans sa pelisse, il va faire la fête dans une auberge pleine de filles et divrognes.
Nul ne connaît le fin mot du roman policier. Le procès est l’épisode le plus absurde du livre. Qui a assassiné le vieillard? Dimitri, peut-être; et quoi qu’il en soit, le meurtre du père était bien mérité. Mais peut-être personne. En tous cas, ni Smerdiakov, ni Ivan ne sont des meurtriers: ils sont par trop incapables d’agir. L’un de mes amis croyait avoir démontré définitivement que le coupable était Aliocha. Qui sait? Quimporte dailleurs. Une seule chose compte, et cest que la mort est une chose absurde. Et cest que, face à cette absurdité, la passion charnelle lest à peine moins.
Il ny a là aucun message. La vie est tragique. Cet homme qui voulut délivrer tant de messages, pour qui les plaisirs de la chair étaient impies et malsains, et qui avait la tête bourrée didéologies vieillissantes navait quune chose à nous dire: le soleil dans le ciel, lodeur chaude dun corps de femme, lherbe dans la plaine, la peau sur les os, et la scandaleuse plaisanterie de la mort.
Lorsque parut Guerre et Paix, les contemporains de Tolstoï furent
impressionnés par lextraordinaire virtuosité technique dont le romancier leur
semblait faire preuve. Une lecture inattentive du roman nous inclinerait à
penser quil sagit dune erreur de jugement. Guerre et Paix est rempli
de ce que les professeurs de littérature appellent des fautes impardonnables. A
commencer par des longueurs dont un éditeur daujourdhui exigerait la coupure,
et par des dizaines dépisodes quil faudrait élaguer si le livre était porté à
lécran et qui le furent effectivement lorsque Guerre et Paix devint
un film.
La critique de lépoque reprocha en revanche à Tolstoï son côté démonstratif et son prosélytisme, spécialement dans le morceau de bravoure historico-philosophique qui conclut le dernier tome. Tolstoï voulait faire de Guerre et Paix un roman à thèse. Et, comme il arrive fréquemment en littérature, la thèse quon y lit nest point celle que son auteur croyait défendre.
Tolstoï composa Guerre et Paix vers le milieu de sa vie. Animé par une conception déterministe de lhistoire, il se proposait dy démontrer que lhomme nest pas libre de ses choix, et que ni laction individuelle ni, surtout, celle des généraux et des tyrans, nont dautorité sur le cours des choses. De tels arguments, qui paraissent datés de nos jours, ne sont pourtant pas moins sensés que ceux des rationalistes des Lumières, ou des matérialistes du XIXe siècle. La seule manière de les réfuter, cest encore den dépasser les termes.
Cest ce que fit Tolstoï lui-même. Sa grande fresque annonce sa conversion spirituelle, au moment où larchitecture du roman prenait forme. Guerre et Paix est d’abord le drame du pouvoir de l’esprit humain. À chaque instant crucial du récit, nous voyons des individus autonomes décider de leurs actes. La passivité de Koutouzov devant l’armée de Napoléon à Moscou et la décision des Rostov dabandonner leurs biens pour que leurs charrettes puissent évacuer les victimes de la guerre, ont une égale signification éthique: les hommes se déterminent suivant ce que leur dicte leur conscience, dans les circonstances les plus héroïques, comme les plus ordinaires la portée de leurs actions ne se mesurant pas, pour Tolstoï, à leur importance historique. Le déterminisme, forme victorienne du matérialisme, tient dans Guerre et Paix la place ironique qui est dévolue à la fatalité dans la tragédie antique. Lhistoire, ainsi que cette grandiose reconstitution de la campagne de Russie le démontre, nest pas le terrain sur lequel la morale peut se réaliser.
Lorsque lon relit les critiques de lépoque, on est frappé de constater que les juges de Guerre et Paix, y compris les moins tendres, semblent avoir lu le livre jusquau bout, et que les commentateurs les plus intelligents y ont trouvé peu de choses à redire. Aujourdhui encore, les lecteurs qui se donnent la peine de lire le roman, avec ses temps forts et ses accalmies, parviennent à en atteindre la fin, et à absorber les considérations philosophiques qui le concluent. Alors que les romans à thèse les plus tendancieux dil y a tout juste vingt ans ne réussissent quà nous faire bâiller. Des esthètes comme Tourgueniev et Henry James jalousaient le savoir-faire de Tolstoï qui parvenait à tenir son lecteur en éveil aussi longtemps quil le désirait.
Le danger existe cependant de confondre cette lisibilité de Guerre et Paix avec les facilités de la littérature commerciale qui, lorsquelle sessaye à des oeuvres aux ambitions épiques doit tout autant à Tolstoï quà dautres romanciers classiques. Il est vrai que, comme les écrivains faciles, et contrairement à presque toutes les autres figures majeures de la littérature depuis le XVIIIe siècle, Tolstoï ne vivait pas en marge de la société. Aucun de ses héros ne trahit une relation pathologique de son créateur avec le milieu social dont il est issu milieu qui lui procura, à la fois, les thèmes de son oeuvre et un public.
Les personnages de Tolstoï sont ancrés dans la réalité, et les problèmes quils affrontent, rachetant ou brisant leur vie, sont ceux que connaissent les adultes. Guerre et Paix dresse un inventaire des tragédies et des comédies que ce que nous sommes convenus dappeler le monde réel, tient en réserve. Puisque le monde réel, cependant, nest quune supercherie destinée aux adultes que nous sommes devenus et le mot réalité lenfant du Mensonge Social , la confusion nest pas difficile à faire entre Guerre et Paix et n’importe quel feuilleton à bon marché. Ou entre le roman de Tolstoï et les fables moralisantes débitées par les porte-parole de lestablishment anglais.
Où se situe la frontière? D’habitude, c’est le degré de maturité du lecteur qui tranche. Mais l’art de Tolstoï est animé d’un tel souffle qu’il provoque chez celui qui entre en contact avec lui une hausse immédiate du sens des responsabilités. Il est à la portée du premier artiste décadent venu de rendre l’irréalité plausible. Rendre la réalité crédible relève dun tout autre talent, qui est celui des grands maîtres.
Tolstoï réunissait en lui un surprenant mélange dadaptation à lordre établi et de rejet radical des normes sur lesquelles la société ou, pour être exact, les sociétés russe de son époque était fondée. Tolstoï naccordait foi ni au féodalisme, ni au tsar, ni à lÉglise. Il ne croyait pas plus au capitalisme ou à la révolution socialiste. Ni ne communiait dans les valeurs marginales de la communauté artistique internationale, entrée en révolte contre la culture bourgeoise.
Les opinions réactionnaires, ou pire encore platement conventionnelles, des grands aliénés du XIXe siècle je songe à Baudelaire, à Stendhal, à Flaubert nont pas fini de nous irriter. Cependant que Flaubert menait la vie sociale dun avocat de province, Tolstoï rejetait le Mensonge Social, quels que soient ses déguisements. Cette opposition que Tolstoï maintenait, dans des formes que jappellerais volontiers non pathologiques, lui était facilitée par son statut privilégié à lintérieur de la société. Baudelaire navait aucun pouvoir. Lordre social étant son ordre social, Tolstoï avait le droit celui qui va de pair avec la force de le combattre. Tolstoï en connaissait intimement le fonctionnement, du haut en bas de léchelle.
Guerre et Paix conte l’histoire de ces gens qui sont placés suffisamment haut dans la pyramide sociale pour que leurs décisions en temps normal soient suivies d’effet. Pourtant, pris dans une vaste catastrophe, ces “responsables” de la société découvrent que leur volonté se brise contre le monde matériel et que la rédemption ne peut venir que d’une transcendance. De telles situations offrent aux héros le privilège dexercer pleinement leur humanité, ce qui se produit plus fréquemment dans les nobles tragédies que dans la vie de tous les jours. Tolstoï a conféré aux personnages de Guerre et Paix une vérité dramatique accrue en les plaçant dans un huis-clos. Mais, ici, l unité de lieu a pris les dimensions de la planète.
En élargissant le champ de sa fresque à des peuples entiers, Tolstoï est parvenu à nous faire croire que chaque participant possède une individualité mieux typée, mieux achevée, que dans beaucoup de romans. Ils sont si puissamment dessinés, que chacun deux apparaît dans une terrible lumière. Guerre et Paix élève des milliers de personnages à la dignité tragique des Sept contre Thèbes.
Placés sous une aussi vive clarté, les actes des hommes leur sont pardonnés. La lumière qui les entoure ressemble à celle du Jugement Dernier, et le regard qui les scrute est rempli de pitié. Tolstoï, dans la vie, était réputé pour son intolérance et pour être dun caractère difficile. Il ne manquait pas de bons motifs dêtre brouillé avec le monde et les hommes. Mais, dans son oeuvre, il fait preuve dune indulgence que lon rencontre chez peu décrivains. Ceci rend peut-être ses créatures de fiction plus humaines quaucun dentre nous. Les oeuvres dimagination reposent sur des simulacres, comme ceux des fresques de lÉgypte antique, et nous devons les accepter pour ce quelles sont: de simples artifices destinés à refléter la réalité. Pourtant, il nous semble connaître le prince André, Pierre Besoukhov, Natacha Rostov et Platon Karataev. Ils vivent dans un monde plus vrai que le nôtre, et dont larchitecture a été conçue par Tolstoï. Le climat du livre est celui dune joie de vivre ardente, qui coïncide avec le bonheur familial que son auteur connut à Yasnaïa Polyana. Les gens heureux nont pas dhistoire, devait-il dire en songeant à cette période de sa vie. Cette déclaration, et sa conversion au christianisme, sont les véritables thèses de Guerre et Paix.
Dhabitude, la virtuosité technique, un style sans aspérité, lintégration sociale, les adultes responsables, une intrigue complexe et captivante, et une tolérance sans bornes, dénotent le faiseur de livres, soucieux de plaire à son public. Cest pourquoi ces qualités sont censées être celles dAnanias, le faux artiste. Chez Tolstoï, elles nétaient pas feintes. Il était le plus intègre des artistes. Et je ne sais rien de plus touchant que de rencontrer effectivement chez quelquun les vertus dont se réclament les pharisiens. Au bout du compte, les idées pour lesquelles Tolstoï entama une prédication passionnée après la publication de Guerre et Paix, et qui sont les lignes de force intellectuelles de son roman, celles-là mêmes qui lui valurent dêtre traité dextravagant par ses critiques les plus favorables, se sont révélées justes.
La société existante est une duperie mortelle. Les hommes doivent apprendre à vivre dans la simplicité et lharmonie, dans le respect dautrui et lamour. Ou bien lhumanité ne survivra pas à ce siècle. Voilà qui ne fait de doute pour personne, ou presque.
Le 2 décembre 1851, jour de la sortie en librairie de leur premier roman, les
frères Goncourt commencèrent à tenir un journal, transcrit, comme le seront
toutes leurs oeuvres communes, de la main de Jules. Cette date, qui recoupe
celle de lanniversaire de la bataille dAusterlitz, est également celle du coup
dÉtat de Louis-Napoléon Bonaparte. LAssemblée nationale est dissoute. Les
chefs de file des partis, républicains et royalistes, sont jetés en prison. La
France se réveille affligée dune dictature. Le 20 janvier 1870, Jules de
Goncourt meurt. Edmond qui, dans un premier geste, avait songé à interrompre le
journal, continue sa rédaction, dans un esprit que la disparition de Jules a
modifié jusquen 1896, année de sa mort.
Ces dates doivent être mises en évidence. Car, dans la seconde moitié du XIXe siècle, et spécialement entre 1850 et 1875, c’est une culture radicalement neuve qui s’épanouit en France. Il y avait eu un nombre toujours croissant de novateurs et de précurseurs de la sensibilité moderne depuis cent ans, mais ces dernières années furent celles où cette modernité gagna par imprégnation toutes les couches de la population.
La France jouait de nouveau un rôle prépondérant dans les arts et la littérature. Des romanciers, des poètes, des peintres, allaient proposer des réponses aux problèmes de la vie, avant que lhumanité civilisée ne sengage sans retour possible dans la première conflagration mondiale. Un certain mode de vie français et ses usages, nés au XIXe siècle, devaient pourtant se perpétuer jusquà la fin de la Seconde Guerre mondiale: lélégance, la bonne chère, lart, les bons vins, les femmes, la haute société, la vie mondaine ou encanaillée, pour le dire dun mot: toute cette culture quévoque pour nous la France. Une esthétique venait de naître, portée par un peuple entier, et qui devint à elle seule une force historique.
Le Journal des frères Goncourt jette léclairage le plus vif sur cette culture, sur cet accord quant aux réponses quil convient de faire à la vie. Nous le saisissons en action, nous le voyons gagner du terrain, et puis sengager sur sa pente descendante, ou revêtir des formes changées. Les Goncourt ont retracé lévolution dune époque et de son style. Plus profondément, la dérision de lhistoire aboutit en ces volumes, accentuée par le sens de la dérision des deux diaristes, au déclin et à la chute tragique, sinon épique, de toute une façon de vivre.
Ils revivent tous devant nous: Baudelaire, Gautier, Hugo et Flaubert; les Dumas, Alphonse Daudet, Zola, Mallarmé; sans oublier les peintres: Degas, Gavarni, Constantin Guys, et Courbet. Toutes les mondaines et les cocottes de ce temps, maîtresses de lEmpereur ou actrices occasionnelles, sont convoquées. Nous allons de banquets en enterrements, de guerres en révolutions. Napoléon III fait ses débuts dans les premières années du Journal; lentrée de Bismark et la Commune de Paris se produisent au moment de la mort de Jules; le nouveau siècle se profile en la personne de Robert de Montesquiou, le futur Charlus de la Recherche. Cet univers avait son comique et il avait son amertume. Il était tellement plein et complexe, il produisit tant doeuvres maîtresses dont nous navons pas épuisé les prodiges, quil nous est pénible dadmettre quil soit à jamais révolu. Il nous reste de cet âge les brèves notations du Journal, qui palpitent et craquent comme des feuilles mortes sous nos pas.
Les Goncourt ont hissé lart du journal intime à des sommets quil navait pas connus avant eux. Létoile de Samuel Pepys pâlit devant celle des deux frères. Chaque entrée est un univers, qui prend sa place dans un ensemble. On a le sentiment que les auteurs savaient de quoi seraient faites les cinquante prochaines années avant de sasseoir à leur table de travail. Des personnages sortent de lombre et y rentrent aussitôt, toujours multiples. Il se produit des renversements de situation stupéfiants. Lune des pages les plus bouleversantes concerne la mort de la vieille nourrice des Goncourt. Cette femme était restée à leur service jusquà son dernier souffle. Le jour de sa mort, Jules et Edmond voulurent consacrer à cette servante dun dévouement peu courant une élégie remplie de tendresse et de reconnaissance. Mais, pas plus tard que le lendemain, ils apprenaient que leur fidèle nourrice nétait quune femme minée par le vice et qui, toute sa vie, leur avait dérobé de largent pour entretenir des gigolos et faire la noce.
Les pages du Journal sont parcourues dune sensualité à la teneur aussi singulière que la culture dans laquelle vivaient les deux frères. Ils ont fait scandale. Leurs contemporains les accusèrent de malveillance et dimpudeur. Aucun de ces défauts ne transparaît, dans la période, du moins, où le Journal est commun. Le lecteur saperçoit vite quil leur aurait été facile, au contraire, dêtre provoquants, si tel avait été leur dessein. Ils cherchaient à consigner fidèlement les mobiles et les comportements de leur entourage, sans souci de choquer. Ils ont révélé sans fard lintimité de certaines vies. Mais leurs carnets sont empreints dune réelle pitié pour les faiblesses, les gaspillages, et les passions auxquelles les grandes destinées elles-mêmes consacrent une place et une énergie dévorantes. Toute leur époque est imprégnée dun érotisme insistant et fiévreux, qui se manifeste là où on ne lattend pas, et qui rappelle latmosphère des romans de Simenon, le dernier chroniqueur dun mode de vie en voie de disparition.
Nous assistons à lirrésistible ascension de certaines nymphettes, qui se servent de leur lit comme dun tremplin pour réussir dans la société. Ou au mouvement inverse: des généraux, des artistes, ou des ministres, vieillissent, perdent lesprit, et tombent dans la fange. Les Goncourt sont aux lieux interlopes ce que Gibbon avait été pour lhistoire de Rome. Ils en sont presque les Toynbee car, de ce qui, au premier regard, semblait nêtre quun journal intime, émerge indéniablement une philosophie de lhistoire que lon peut résumer ainsi: lambition et le vice ravalent lêtre humain au niveau de la bête. Cétait aussi le temps des nouveaux riches. Mais les Goncourt leur ménagent une maigre place, car ce qui les intéresse au premier chef sont les gens qui comptent dans une société, ceux qui infléchissent son cours et sa culture. Lhistoire se crée dans leur vie quotidienne, et non sur la scène politique ou à la guerre. Et ces vies fuient généralement les regards indiscrets des témoins.
Nous sommes dans la seconde moitié du XIXe siècle. La société dominante en France présente une image, une façade, aussi satisfaite de soi que celles de lAngleterre victorienne. Les Goncourt nessaient pas de débusquer le Mensonge Social, sinon lorsque ses représentants officiels savisent de les poursuivre devant les tribunaux, et font peser des menaces de censure sur leurs livres. Ils partent du point de vue que chacun sait ce que lui réserve la vie. De sorte que, de nos jours encore, ils scandalisent ceux qui ne le savent pas, ou feignent lignorance.
En tant que frères également, les Goncourt forment à n’en pas douter un couple exemplaire. Ils furent plus étroitement unis que mari et femme dans leur vie et leur travail. Ils se sont voués un amour plus fort que celui d’une fraternité ordinaire. Leur journal ne fait mention d’aucune dispute, d’aucun désaccord entre eux qui aient porté à conséquence. Chacun eut des maîtresses, mais ni l’un, ni l’autre ne semble avoir connu le grand amour, ou s’être engagé de beaucoup vers l’autre sexe. Longtemps après la mort de Jules, Edmond écrivit un jour l’histoire de deux acrobates qui, “afin d’exécuter un numéro impossible, avaient dû souder leurs systèmes nerveux” — ce qui est exactement la prouesse réussie par les deux frères. Leurs romans, et ce qui est encore plus surprenant, leurs carnets sont le fruit de deux sensibilités parfaitement accordées.
La mort de Jules entraîna un changement dans le Journal. Edmond se sentit amputé d’une partie de lui-même jusqu’à la fin de sa vie: une moitié du rédacteur, et une moitié de l’observateur, avaient disparu. Son frère étant mort en 1870, il ne fit paraître le premier tome quen 1887, et les deux volumes suivants en 1888. On pense quils navaient prévu quune publication posthume. Sur la fin de sa vie néanmoins, Edmond fonda en partie sa carrière sur le Journal.
En cette année 1870, le siècle semble atteindre son Âge dOr. Les Goncourt sont au faîte de leur renommée. En lespace de quelques mois seulement, leur monde seffondre. Jules meurt de la syphilis. Larmée de Bismark déferle sur la France. LEmpereur abdique. La Commune sempare de la capitale, avant dêtre réprimée par la terreur blanche. Cest lun des premiers massacres de classe, ou le premier génocide, dont notre siècle se montrera si prodigue par la suite. La modernité quavait connue Edmond est jetée à bas, et un schisme, qui ne sest jamais résorbé, divise la France. Edmond prend des notes au vol sur la Commune de Paris et, en dépit de sa haine pour les classes populaires, il exprime sa sympathie devant leurs souffrances, et une vague compréhension de ce qui va en résulter. La suite de son Journal fait le récit de ces résultats: leffondrement dun des grands moments de l’humanité, et delui de lauteur en même temps.
La littérature occidentale a commencé par un chant épique et un récit d’aventure
d’une grandeur insurpassable. La Grèce n’était alors qu’un point de lumière
microscopique, perdu au milieu d’un océan de ténèbres, où se déchaînaient des
créatures malfaisantes, des monstres humains, et des forces naturelles
maléfiques. C’est dans ce monde inamical qu’Ulysse voyagea, emportant sur sa
fragile embarcation, outre son propre corps malmené par les flots, l’Ordre, la
Raison et lIngéniosité de la communauté grecque.
Lingénieux Ulysse... symbole des milliers de négociants-aventuriers qui
sillonnaient les mers, des côtes atlantiques du Maroc et de lEspagne, jusquau
Caucase et qui, de retour sur les marchés de sa petite patrie éclairée,
retrouvait un peuple avide de nouveautés, à entendre dire ou à raconter.
Ulysse, le négociant-aventurier qui se déplace comme un point de lumière sur la carte obscure de la Méditerranée, est lambassadeur de la civilisation, de la raison, et de lordre, confronté au désordre et à lirrationalité de la nature hostile, inaccessible à la morale, fréquentée par des divinités infernales et étrangement décadentes. Circé, Calypso ou Polyphème, personnifications dun monde dépassé, savent dans le secret de leur coeur, dinstinct, que leurs jours sont comptés. Elles appartiennent au vieux monde, et se révéleront impuissantes face à lingéniosité et à lagilité dUlysse, le héros qui défera Poséidon en personne, domptera les flots en furie aux multiples voix.
Vingt-cinq siècles après Homère, un Américain allait écrire une sorte de contre-Odyssée, lhistoire de deux copains, dérivant au fil de leau, sans voile ni moteur, et dépassant les limites de la civilisation une civilisation hostile, dépourvue de valeurs, hantée, et précocément entrée en décadence. Nétait le manche à balai quils utilisent en guise de gouvernail pour éviter les écueils et les tourbillons, les deux amis se laissent emporter par le courant un courant qui rappelle celui du Tao Te King. Ulysse affronte la mer et Poséidon avec des rames et des voiles. Jim et Huckleberry, soit coopèrent avec le Mississipi, soit se laissent passivement guider par londe. Lennemi les épie du rivage, dans les villes de la frontière de lOuest, dans lesquelles lhabitant mène un mode de vie qui ne diffère pas tant de celui de la Grèce homérique.
Le jugement que porte Mark Twain sur ces villes et la façon dont on y vit nest pas celui dHomère. Il ressemble plutôt aux conceptions du saint Paul des Actes des Apôtres, un saint Paul qui serait devenu athée.
Huckleberry Finn nest pas inspiré de LOdyssée à la manière de lUlysse de Joyce, par exemple. Mais Mark Twain na pu sempêcher de penser à Homère, à Robinson Crusoe et au Voyage du pélerin, à toute cette littérature de voyages, à laquelle appartient aussi le livre de Marco Polo. Il les prend tous consciencieusement à contre-pied.
Il est clair que Huck et Jim sont de nouveaux Robinson et Vendredi; mais c’est Jim, l’ancien esclave, qui cette fois est raisonnable, qui a les connaissances et n’est jamais à court d’idées. C’est Jim qui agit dans le respect d’une ligne morale irréprochable et spontanée, en vertu non pas d’un système de pensée, mais d’une aptitude naturelle, soutenue par toute une vie d’expérience. Sur l’île de Robinson, régnait une société en modèle réduit, dirigée par un “homme d’affaires” pré-industriel et libéral, flanqué de la “force de travail” à sa disponibilité, et qui navait guère à redouter la lutte des classes ou la concurrence.
La barque de Huck et Jim est le véhicule passif des forces naturelles, sur lesquelles glisse un couple damis, soudés par une camaraderie sans aliénation. Chacun deux sappartient et jouit de lintégrité de sa personne. Bien que leur maison flottante subisse quelques rudes assauts, elle leur permet de se faufiler tant bien que mal dans la confusion morale environnante. Sur les berges du fleuve, en zone civilisée, lhomme est resté un loup pour lhomme.
Chaque épisode de LOdyssée dHomère se conclut par une victoire de la raison; chaque épisode du périple de Jim et Huck est loccasion de découvrir au désordre de nouvelles perspectives. Les meilleurs dentre les hommes manquent de sincérité; et les passionnés sont ce qui se rencontre de pire.” Pour les Grangerford et les Shepherdson, l’honneur n’est qu’un prétexte pour se faire la guerre. Lhistoire nest quune illusion: tous les Ducs et les Dauphins de la terre ressemblent aux deux imposteurs qui envahissent le canot des deux fugitifs. Pourtant, si ces roublards réussissent à monter à bord, ils ne parviennent pas à sinfiltrer dans la petite communauté formée par Jim et Huck. Après leur départ, et malgré les dommages quils ont causés, tout reste comme devant. Derrière les Dauphins et les Ducs, derrière les assassins bouffis dhonneur, la populace grouille comme la vermine sur une charogne.
Mark Twain ne concède qu’une chose à son ennemi Walter Scott: il fait place à deux ou trois pures et nobles figures féminines, qui émergent du chaos, comme des pics immaculés au-dessus d’un océan de glace. Les femmes sont épargnées dans l’accablante sociologie de l’aliénation que représente l’oeuvre de Mark Twain: elles seront la faiblesse de sa vie, et ce sont elles qui lempêcheront datteindre la plénitude de ses moyens dartiste. Stendhal se faisait moins dillusions. Les femmes sont les bonnes fées et les princesses des contes de Twain, ses uniques consolations dans un cauchemar de violence et dhypocrisie.
Tout passe. Les vieux démons de lépopée se dissipent, comme nos mauvais rêves. La réalité, cest le Mississipi; la réalité, cest le courant du Tao. Le reste nest que songe et mensonge: Il a fait un rêve, dit Huck, et le rêve la tué. Rêve étrange, réplique la voix de la civilisation.
Pourtant, songe et mensonge l’emportent. La communauté solidaire à la fin se disloque; les deux copains tombent sans méfiance dans le piège tendu par Tom Sawyer, par le monde de l’éthique du travail, dont les barreaux sont peints des couleurs chatoyantes de la publicité. Lanalyse que fait Mark Twain de notre société prédatrice rejoint les thèses de Thorstein Veblen. Tom est la personnification de la libre entreprise, vêtue de culottes courtes et qui, à vrai dire, a quelque chose dun monstre.
Certains commentateurs peu perspicaces ont critiqué la conclusion du livre. Je pense au contraire que le retour de Jim et de Huck, dans le giron de la civilisation quils avaient fuie, est ce qui fait basculer le roman dans la comédie noire, ce qui en fait une pièce du théâtre de la cruauté. Dans ce cas encore, le Mensonge Social lemporte sur la fraternité. Le Roi et le Duc, le combat sanglant qui oppose les Grangerford aux Shepherdson, avaient pu être vaincus. Mais cétait compter sans les Tom Sawyer et les Tante Sally. Ce sont eux qui règnent désormais, ce sont eux la réalité, et ils ne disparaîtront jamais. Ils sont peut-être plus irréels que le Dauphin, cet histrion odieusement peinturluré, mais ils occuperont toujours le terrain. On voit là que si Huckleberry Finn est un livre pour enfants, cest à peu près au même titre que les Voyages de Gulliver! A moins qu’il ne soit à la lettre un livre destiné à la jeunesse: à lire et méditer par tous les petits Américains. Si on en juge par ce qui est rapporté récemment dans les journaux, cest ce quont commencé à faire certains dentre eux.
Lhomme Mark Twain a dû lutter pour perdre ses propres illusions. Nous avons déjà évoqué la première dentre elles: la femme idéale, jeune ou plus âgée, mère, soeur ou fille, que le système na pas corrompue. Huckleberry Finn repose en grande partie, et sachève, sur lidée de la pureté féminine. Le mythe de la frontière était une autre illusion personnelle de Twain, qui fait dire à Huck, à la fin du livre: Je crois quil va falloir que je file au Territoire avant les autres. La vie et la personnalité de lauteur de Huck furent affectées par de telles utopies. Autre mythe: le Fleuve, avec une majuscule. Vers le milieu de sa vie, Twain fut pris du désir de revoir le Mississipi. Mais il ne reconnut pas la rivière de son enfance. Il retrouva à lOuest la fausseté qui régnait à New York; il y fit même la rencontre dun faux Mark Twain, lécrivain Bret Harte. La fraternité: autre illusion de Mark Twain. Son frère Orion le tyrannisa toute sa vie et lui coûta beaucoup dargent. Quant aux femmes nobles et pures quil connut, elles firent de leur mieux pour le détruire, et faillirent y parvenir.
En tant quauteur, il a donné le ton et inspiré la forme de centaines de romans qui se sont publiés ici. Nulle autre civilisation dans lhistoire na été rejetée aussi radicalement que la nôtre par ses écrivains. Bien que loeuvre de Mark Twain soit plus violemment opposée à lordre établi que celle de Stendhal, Baudelaire ou Flaubert, elle est, paradoxalement, mieux tolérée que la leur par la société. À maints égards, Twain fut lexemple parfait de lAméricain cultivé (généralement autodidacte) de son époque. Très fêté de son temps, il fut vraisemblablement lun des auteurs les plus populaires de ce pays. Il me paraît significatif que son travail de journaliste humoristique ait obtenu un moindre succès que Huckleberry Finn, et que même ses livres les plus caustiques et les plus noirs aient été, et restent, très populaires: lAméricain typique, dans son for intérieur, nest peut-être pas loptimiste quil veut paraître aux yeux du monde. Les mensonges quil rejette, et les mythes dans lesquels il projette ses espoirs, sont ceux-là mêmes qui déchiraient Mark Twain.
Nous avons coutume de croire qu’une oeuvre qui étudie les ressorts secrets de l’esprit humain doit être érudite, abstraite et, pour tout dire, hermétique. C’est l’inverse qui est plutôt vrai. Le périple de Jim et de son ami Huck narre les aventures simples qui surviennent à des gens simples eux aussi. Il a parfois été comparé au voyage sous terre d’Osiris; mais Osiris et monsieur Tout-le-Monde ne font qu’un. Dans le même sens, suivant en cela les mauvais exemples qui s’offrent aujourd’hui, on a tendance à oublier que la comédie noire est également une comédie grossière, et quelle est aussi désopilante que lunivers dans lequel Jim et Huck échouent à la fin. Le schéma de base de la comédie, cela a été souvent vérifié, reste lopposition entre un personnage falot, dépourvu de personnalité, et deux autres personnages, décidés à rester eux-mêmes, quoi quil advienne, comme dans Huckleberry Finn.
Tout cela a quelque chose de très américain. Le roman de Twain occupe le même univers symbolique que “Passage pour l’Inde” de Walt Whitman. Les rêveries auxquelles sadonne Huck dans la nuit infinie, bercé par le flux éternel, sont celles du petit enfant venant du berceau, perpétuellement balancé. Fils davocats; travailleurs itinérants et aventuriers dans leurs vertes années; puis, hommes daffaires en difficulté à lâge mûr; époux soumis à des femmes innocentes; brillants conteurs; cyniques en matière de politique; amoureux de leur travail; hommes daction: des millions d’Américains ressemblent à Mark Twain. Et leurs rêves à eux aussi, sans qu’ils le sachent, font écho aux rêves de Lao Tseu, d’Osiris et de Don Quichotte. Voilà en quoi réside le pouvoir de Mark Twain. Une traduction anglaise du Tao Te King sintitule: La voie et son pouvoir. Tel aurait pu être le titre de Huckleberry Finn.
Sil faut en croire les véritables amateurs de théâtre moderne, Ibsen,
Strindberg et Tchekhov occupaient, à lorée du XXe siècle, la position tenue
dans lAntiquité par Eschyle, Sophocle et Euripide. Lidée a de quoi frapper
limagination. Que sest-il donc passé durant les deux millénaires qui séparent
les uns des autres? Serait-ce le public qui a évolué? Les dramaturges? Lart
dramatique dans son ensemble? Ou bien enregistre-t-on un mouvement dune toute
autre amplitude, qui ne concernerait pas la civilisation, mais toucherait
principalement la nature humaine? Nous avons le sentiment quAntigone
nous est restée compréhensible mais si, au cours de la même soirée, nous
assistions dans la foulée à une représentation des Trois Soeurs, il serait difficile de ne pas nous apercevoir quun monde nous sépare
des anciens Grecs.
Ibsen et Strindberg ont, dans certaines pièces, cherché à rivaliser expressément avec leurs illustres aînés, avec Shakespeare, Schiller, Sophocle ou Eschyle. À en juger par les résultats obtenus, la compétition était inégale. Peer Gynt, ou Le Chemin de Damas, ont peu de ressemblance avec les grandes tragédies du passé, quoique lon puisse observer chez Strindberg des échos infidèles dEuripide. Le cas de Tchekhov est encore plus embarrassant. Je me demande comment les Grecs auraient réagi devant La Mouette. Probablement lauraient-ils rangée dans le répertoire de Ménandre et des autres représentants de la Comédie nouvelle, auteurs de pièces de moeurs et de vaudevilles. Ce qui, soit dit entre parenthèses, aurait été conforme aux indications de Tchekhov. Nous ne prêtons pas suffisamment attention aux sous-titres de ses oeuvres, mais ils sont clairement imprimés au milieu de la page: La Mouette, comédie en quatre actes; Ivanov, et Les Trois Soeurs, drame; Oncle Vania, scènes de la vie de campagne; tandis que La Cerisaie, qui est sans conteste la plus triste de toutes, se voit attribuer le sous-titre de comédie.
En quelques mots, Tchekhov affirmait ainsi ses convictions esthétiques et sa philosophie de la vie. Vouloir faire de ses pièces déchirantes des tragédies au même sens quOedipe Roi, serait tomber dans le piège de la sentimentalité. Nul auteur n’a une capacité de sentir comparable à la sienne. Nul n’a sa délicatesse dans le discernement lorsqu’il s’agit de dépeindre, et donc de juger, les vies monotones d’hommes et de femmes plus qu’ordinaires. Mais nul n’est moins sentimental que Tchekhov. C’est cette discrétion que lui reprochait un sentimentaliste truculent comme D.H. Lawrence, qui réservait à l’écrivain russe toute sa détestation, et ne pouvait admettre qu’un artiste ne chausse pas des semelles de plomb pour défendre la bonne cause et chanter les forces primordiales de la vie.
Tchekhov a toujours tenu à rappeler que les cinq pièces de sa maturité, auxquelles le public s’obstinait à accoler l’étiquette de tragédies, étaient des prolongements dans l’âge mûr des vaudevilles de ses débuts. Pourtant, si les coups de pistolet enrayés dOncle Vania, ou le fameux “Moscou, Moscou, nous ne reverrons plus Moscou!” d’Irina, ne sont pas tragiques, alors, Tchekhov se moque de nous, et de ses personnages et, plus encore, de ses acteurs. Non. L’art de Tchekhov est d’une discrétion si naturelle qu’il lui suffit de laisser apparaître ses personnages pour ce qu’ils sont, sachant pertinemment que la vie se chargera de se moquer deux, et de nous.
Son objectif était de créer un nouveau théâtre, un théâtre conforme à la réalité. Les partisans du réalisme et du naturalisme étaient légion dans la Russie de son temps, et depuis. Mais Tchekhov ne ressemble quà lui-même. Le répertoire naturaliste utilise tout un arsenal dartifices pour imiter la vie réelle, et ne fait que répéter des arguments puisés dans le réservoir dune morale dramatique et littéraire usée jusquà la corde.
Il existe un art dramatique plus réaliste que celui de Tchekhov. Le sien nest pas anecdotique, soucieux de la ressemblance des décors, des situations ou des dialogues. Cest un naturalisme dessence morale. Ses personnages solitaires, au fond des provinces russes, déçus par la vie, sans perspectives et sans espoir, ou la tête bruissante de projets irréalisables, et qui mènent tous des existences stagnantes, appartiennent à un théâtre dont Tchekhov a fixé lui-même les règles, et qui forme un genre aussi précisément défini et classique que la commedia dellarte, ou le théâtre de Plaute et de Térence.
Quest-ce que le réalisme, le naturalisme? Quest-ce que la vie réelle? Ces questions, nourries dune inquiétude morale, affleurent derrière chaque réplique, comme la basse daccompagnement dun orgue. Contiennent-elles des jugements de valeur? Oui, si lon admet que la sentence: Ne juge pas autrui de crainte dêtre jugé à ton tour, en est une.
Quelque chose de dérisoire habite, sans exception, les personnages de Tchekhov. Ceci est un théâtre de labsurde. Cependant, aucun dentre eux nest comique, ni spécialement triste. Telle ou telle pièce peut avoir pour effet de nous attrister, comme la vie nous rend tristes lorsque nous prenons conscience quelle a une fin. Mais nous acceptons tous ces protagonistes comme ils se présentent.
L’idée d’accuser l’Oncle Vania, Irina et Trigorine, respectivement d’idiotie, de bêtise et de muflerie, ne viendrait à l’esprit de personne; alors que, manifestement, ce sont des gens qui tiennent des propos d’écervelés, bêtes, et mesquins. Et quand revient sans cesse un de ces personnages qui dit: Un jour, la vie sera belle. Et nos descendants se souviendront de nous. Ils auront pitié de notre bassesse et de notre misère. Et ils nous remercieront davoir souffert pour eux, pour assurer leur bien-être futur il ne déclenche en nous ni rire, ni soupir, ni crédulité particulière. Nous pensons: Il a peut-être raison, mais cest peu probable. De toute façon, je ne serai plus là. Et nous passons notre chemin.
Tchekhov eût été horrifié dentendre quelquun lui dire que son art contient une morale. Cest pourtant la vérité. Nous recevons ses tragi-comédies, ses vaudevilles mélancoliques, comme nous accueillerions les événements de notre vie si nous étions subitement devenus sages. Il nous place devant une situation, devant des héros qui traversent, du moins le croient-ils, un moment de crise aiguë. Doù nous sommes, confortablement installés et bien renseignés, nous réagissons avec sagesse. Nous commençons à considérer les affaires humaines comme elles devraient toujours lêtre: dans leur vérité intemporelle. Cest par ce biais que Tchekhov rejoint Sophocle.
Lorsque nous avons compris que le langage de Tchekhov ne saurait pourtant être le même que celui de Sophocle, il devient possible de les comparer, et nous nous apercevons alors combien lart du dramaturge russe est précis et économe. Son théâtre est, à un degré éminent, le théâtre dauteur des temps modernes, une source de jouissance admirative pour ses confrères écrivains qui voient jouer ou lisent ses pièces en toute connaissance de cause. Tout y est exactement dosé, tellement simple et concis! Et chaque réplique relance laction... Sophocle, Molière, Racine, on pourrait compter sur les doigts de la main les dramaturges qui allient aussi bien la rigueur et la sobriété.
Tchekhov a le génie des mots simples pour exprimer les vérités les plus simples. Et cest pourquoi, il est comme la vie elle-même: inépuisable. Quand toute autre oeuvre théâtrale ou littéraire, y compris les romans policiers et la science fiction, nous font bâiller dennui, nous prenons plaisir à relire ses pièces ou ses nouvelles pour la centième fois. Tchekhov nest jamais ennuyeux, car il ne nous donne pas le sentiment dêtre un manipulateur. Certes, il nous manipule bien un peu, mais cest dans lintention de nous faire voir que cest ainsi que se passent les choses. Et puisque les professionnels de la manipulation des consciences ne cherchent pas à produire cet éveil, lhabileté de Tchekhov qui est de ne jamais nous donner des certitudes ne nous apparaît pas.
A la différence des personnages dIbsen et de Strindberg prédicateurs et manipulateurs invétérés , ceux de Tchekhov ne sont pas des êtres aliénés, séparés du monde. Comme tout un chacun, ils ont des problèmes de communication, qui ne les empêchent pas de former une communauté, à lintérieur de chaque pièce. Tous, ils souhaiteraient vivre dans une société où laide mutuelle existerait et ne serait pas une vaine expression. Ibsen et Strindberg semblent détester leurs personnages; ils semblent avoir conçu des créatures qui, pour rien au monde, niraient voir les pièces dIbsen et de Strindberg. Tchekhov ne se pose pas la question dêtre aimé ou non de ses personnages. Lui, se tient éloigné des tréteaux. Il est hors de vue, tout là haut, au dernier rang du théâtre. Il les écoute en témoin impartial. Jinvente des personnages, dit-il, afin quils mapprennent des choses sur eux-mêmes. Étrange credo, et étrangement efficace, pour un dramaturge.
Il ny aurait plus aucun mérite de nos jours à se donner pour héros idéal Oreste ou Hamlet. Et des centaines douvrages se proposent de nous apprendre quels sont les modèles qui figurent au panthéon de linconscient contemporain. Ce sont des êtres bien en vue et tapageurs, ceux-la. En revanche, il est plus difficile de tendre loreille à un auteur qui nous dit en substance: vous savez, les véritables héros, ce sont linstituteur et la dactylo qui habitent la maison dà côté, ou sur le même palier que vous. Or, tant que nous naurons pas compris cela (la plupart dentre nous ne lapprendront jamais, quel que soit le nombre de pièces de Tchekhov quils voient), ou tant quils le sauront en surface, comme ils lapprennent dans les livres, et non dans tout leur être, nous naurons pas avancé dun pouce sur la voie de la sagesse: cette sagesse avec laquelle Sophocle abordait la vie.
Version française de Classics Revisited de Kenneth Rexroth, traduite de laméricain par Nadine Bloch et Joël Cornuault et publiée aux Éditions Plein Chant.
Copyright Plein Chant 1991 pour lédition française. Reproduit avec lautorisation de léditeur et des traducteurs.
Cette reproduction Internet (2005) comporte quelques revisions faites par Joël Cornuault et Ken Knabb.
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