B U R E A U O F P U B L I C S E C R E T S |
LÉpopée de Gilgamesh
Homère
: LIliade
Homère :
LOdyssée
Le Livre de Job
Le Mahàbhàrata
Sapho : Poèmes
Loeuvre de fiction la plus ancienne qui nous soit restée pourrait fort
bien savérer la première jamais écrite. LÉpopée de Gilgamesh a été composée à
laube de la civilisation mésopotamienne. Gilgamesh était le cinquième souverain
après le Déluge de la ville sumérienne dUruk. Sous son règne, trois millénaires
environ avant Jésus-Christ, les Urukiens semparèrent des cités voisines, et
formèrent ainsi ce que nous appellerions une petite nation. Pendant plus de deux
mille ans, les civilisations du Proche-Orient ont fait de Gilgamesh leur héros
épique. Il existe des versions de son histoire en plusieurs langues anciennes
hittite, hourite, cananéenne, sumérienne, assyrienne... , et un faible écho de
sa gloire résonne encore dans le Coran. Le texte le plus complet qui en existe
provient de la bibliothèque constituée par le roi Assurbanipal, peu avant la
destruction de Ninive, au VIIe siècle avant notre ère. Lépopée proprement dite
semble avoir pris forme deux millénaires plus tôt. Compte tenu de la diversité
des cultures et des langues parmi lesquelles le poème sest propagé, étant
donnée son ancienneté même, et la diffusion considérable quil a connue, on peut
dire sans se tromper que LÉpopée de Gilgamesh est un des récits les plus
populaires de la littérature universelle.
Ce qui nest pas surprenant. Nous sommes en présence dune oeuvre narrative très élaborée. Il ne sagit pas dun mythe, ni même dune épopée, si lon confère à ce mot son sens exact. Les aventures de Gilgamesh sont plus proches de celles dun héros moderne, individualiste, que de celles que nous conte LIliade, par exemple. Ce genre de quête spirituelle, dans laquelle le héros cherche à saccomplir et part à la découverte de sa personnalité, se retrouvera, inchangée, tout au long de lhistoire de limagination humaine. Ses personnages ont la force de symboles immuables. Sa modernité tient à ce quelle ressemble aux rêves de lhomme moderne.
Gilgamesh nest pas un demi-dieu. Malgré son ascendance divine, malgré lintérêt que lui portent les déités sumériennes, et en dépit du caractère merveilleux de ses exploits, il demeure un personnage aussi profane que Stephen Dedalus. Certains exégètes, il est vrai, nont pas hésité à voir dans les douze tablettes, ou chapitres, qui composent la version assyrienne une allusion aux douze maisons du Zodiaque, et en Gilgamesh le symbole du soleil parcourant le cycle de lannée. Pourquoi pas? Mais cette interprétation symbolique fait bon marché des problèmes tout humains auxquels Gilgamesh, ainsi, dailleurs, que le héros de James Joyce, se trouvent confrontés. On pourrait soutenir avec une égale pertinence que Tom Jones est un mythe solaire, puisque ce type de modèles symboliques semble soustendre limagination des hommes de tous les temps et de tous les lieux. Ce qui importe, cest que Gilgamesh et Tom Jones soient des hommes.
Roi tyrannique, Gilgamesh a réuni trop de pouvoirs pour faire le bien de sa communauté. Il accapare les jeunes filles pour ses plaisirs, décime la jeunesse dans ses guerres, exténue les plus âgés dans la construction des murailles qui entourent Uruk. Tant et si bien que le peuple en appelle aux dieux, qui créent Enkidu, l’homme d’argile, l’homme des bois, afin qu’il serve d’exutoire à l’énergie débordante du souverain. Une courtisane est alors chargée d’initier Enkidu et de l’introduire à Uruk, où il défie Gilgamesh qui venait d’exiger le droit du seigneur auprès dune jeune mariée. À lissue du combat fabuleux qui les oppose, Enkidu est vaincu, et les anciens ennemis se jurent une amitié éternelle. Gilgamesh et lui partent pour la Forêt des Cèdres et affrontent Huwawa, le féroce gardien des arbres. Protégés par la déesse Ninsun, la mère de Gilgamesh, par Shamash, le dieu du soleil, aidés dans leur mission par la tempête, ils abattent le géant. De retour à Uruk, Gilgamesh repousse les avances de la grande déesse Ishtar qui est tombée amoureuse de lui; offensée, la déesse obtient de son père quil lance un Taureau Céleste contre les deux guerriers pour sa vengeance. Mais les deux amis tuent le monstre, arrachent son coeur pour loffrir au dieu du soleil et sa cuisse, Enkidu la jette au visage dlshtar. Courroucés, les dieux décrètent la mort de lun des deux champions beaucoup plus en représailles contre le meurtre dHuwawa, la mort du Taureau Céleste, et la violence faite aux cèdres sacrés, que pour laver laffront subit par Ishtar. Enkidu est donc frappé dun mal fatal, et les lamentations de Gilgamesh sur la dépouille de son ami sont les moments les plus déchirants du poème.
Gilgamesh, hanté par la mort dEnkidu, décide alors de parcourir le monde en quête de limmortalité. Il rencontre Utnapishtim, le héros rescapé du Déluge, qui réside à lautre bout du monde, dans le Jardin du Soleil. Utnapishtim révèle à Gilgamesh que les dieux se sont adjugé la vie éternelle et quaux hommes, ils ont réservé la mort. Il conte ensuite le récit du Déluge, qui recoupe lhistoire de Noé dans la Bible, et démontre à Gilgamesh que si les hommes ne peuvent dominer le sommeil, ils sont moins encore les maîtres de leurs jours. Néanmoins, Utnapishtim, apitoyé, apprend à Gilgamesh lexistence de lherbe de Jouvence : le héros parvient à semparer de la plante qui restitue la jeunesse mais, harassé de fatigue, il se la laisse dérober par un serpent.
Gilgamesh est enfin de retour dans son royaume, conscient davoir perdu léternité. Il a appris que les temples et les jardins qui cernent sa ville sont les seules formes dimmortalité auxquelles il puisse prétendre. Et lorsquil séteint, les Urukiens pleurent sa perte. Mais Gilgamesh ne sétait pas trompé: au XXe siècle, des archéologues ont mis à jour les vestiges des murailles dUruk, et dautres ont découvert, à plusieurs milliers de kilomètres de là, à Sutton Hoo, sur les côtes de la mer du Nord, un bijou gravé à leffigie du roi de Sumer en train détrangler deux lions.
LÉpopée de Gilgamesh a conservé sur nous un grand pouvoir démotion en raison de son style poétique, qui ne repose pas sur la rime et la métrique, mais sur des éléments prosodiques facilement transposables. Dans les différentes versions originales, parallélismes et oppositions, phrases longues et brèves, alternent avec un art consommé. Ce sont des propriétés que LÉpopée de Gilgamesh partage avec une bonne partie de la poésie venue dAsie Mineure, spécialement les Psaumes, Le Cantique des cantiques et les autres textes poétiques et sapientaux de lAncien Testament, tel que le Cantique de Deborah dans le Livre des Juges.
Ce poème majestueux, dont les mots ressemblent à ceux dun chant rituel, est lexpression directe dune attitude universelle et invariable devant lhumaine condition. Labsurdité de la vie et de la mort; la mélancolie des héros; les regrets de ce qui a été manqué; et la nostalgie dune impossible perfection, nétaient pas moins lourds de sens il y a cinq mille ans quaujourdhui. Nous les admirons dans les vitrines de nos musées ces Sumériens à la tête ronde, aux cheveux frisés, aux yeux et aux nez immenses. Ils ont des mains replètes, croisées sur des bustes pansus. Ils portent des parures que lon dirait faites de feuillages ou de plumes. Nous sentons, à lire le regard quils portent sur nous, quils étaient conscients de limpuissance de lamour et de lomnipotence de la mort. Ils savaient que les femmes folles de passion conduisent les hommes à leur perte. Ils savaient que rien ne dure, que le souvenir des hauts faits sefface et que les murs des empires sont à peine plus résistants que la mémoire. Ces hommes savaient que le sens de la vie peut nous être révélé, non pas expliqué, et que quiconque reste en deçà de ces vérités essentielles ne peut saccomplir. Le premier récit de la littérature universelle est aussi celui dans lequel, avec Gilgamesh, lhomme émerge à la conscience de soi. Celle-ci revêtira, durant les quatre mille ans de création littéraire qui suivront, des formes renouvelées et parfois plus habiles. Mais, dans sa réalité et sa substance, elle ne variera plus.
Les commentateurs les plus compétents sont toujours tombés daccord pour affirmer que
la littérature occidentale avait atteint dentrée de jeu la perfection. Ce
simple fait en dit long sur la nature de lesprit humain et sur le rôle des
oeuvres dart, et la critique na fait ici quentériner lappréciation du grand
public puisque, à vingt-cinq siècles de distance, Homère soutient la comparaison
sur les listes des meilleures ventes avec les livres policiers et les documents
dactualité.
Sans doute les Américains daujourdhui sont-ils les héritiers de lAntiquité classique. Mais la civilisation a tout de même connu des bouleversements depuis les temps homériques. Lemployé de bureau qui lit Homère dans le métro nest quun lointain descendant des héros grecs et de lauditoire du poète. Pourquoi deux épopées qui chantent la vie de la Grèce archaïque continuent-elles dexercer une telle séduction sur nous?
Au XIXe siècle, il était de bon ton de nier lexistence historique dHomère et de considérer LIliade et LOdyssée comme une collection de contes indépendants, nés du génie populaire. Laccueil réservé aux deux oeuvres par les lecteurs depuis des siècles fournit la meilleure réfutation de cette thèse. Si LIliade et LOdyssée ont trouvé des lecteurs parmi des générations aussi nombreuses que variées, cest parce quelles sont des oeuvres homogènes, intéressant lexpérience humaine universelle, et lexprimant avec une profondeur de vue, une ampleur, et une force, qui nont pas dautre exemple. Lacuité du regard et la composition de ces deux poèmes ne peuvent émaner que du savoir-faire dune seule personne, au talent complet.
Les interminables querelles autour de lauteur véritable de LIliade, et limportance exagérée quelles accordent à des considérations annexes, nous font souvent négliger lessentiel. Le poème dHomère est une tragédie en bonne et due forme, imprégnée du sentiment tragique de la vie et dans lequel se déchaîne un destin aussi inflexible que celui qui poursuit Oreste ou Macbeth. LIliade est même une double tragédie, puisque Achille et les Grecs, ainsi que Hector et les Troyens, se trouvent dans des situations parallèles et qui se mettent mutuellement en relief. Les sympathies du lecteur moderne ne vont pas aux Achéens, présentés comme une troupe de soudards hargneux, mais aux habitants de Troie, que le poète dépeint sous les dehors de citoyens unis, membres dune même famille, vivant sous laile protectrice de la cité-Etat.
Homère, rejoignant la majorité des conteurs épiques (dIrlande, dIslande ou germaniques) tient que les valeurs héroïques sont fondamentalement nuisibles à lordre social et, plus encore, à la communauté humaine. Le destin tragique des Grecs est pour lui inscrit dans les vertus mêmes quils vénèrent. Dans lépisode où Achille boude sous sa tente parce quAgamemnon lui a ravi la femme quil sétait choisie, Homère nous montre que cette dispute ne laisse présager rien de bon. La violence couve sous la discorde. La violence, les Grecs ne la prisent pas pour elle-même, mais il apparaît que toutes les valeurs auxquelles ils vouent leur admiration cest-à-dire la magnanimité, lorgueil et la puissance, le prestige et la bravoure de chefs de clans sauvages nont de chance de sépanouir que dans des contextes violents, et ont constamment besoin de salimenter à cette source. La faillite de ces valeurs engendre chez les Achéens un sentiment de honte, qui rend lui-même bientôt impossible lexercice du pouvoir et engendre, par ricochet, la défaite militaire.
De lautre côté des remparts, les Troyens agissent dans lordre et la dignité. Aucun napprouve le crime de Pâris; mais celui-ci appartient à la famille royale de Troie, à laquelle tous les citoyens se sentent liés. Ils choisissent donc dassumer collectivement la culpabilité de Pâris. À larrivée de larmée grecque sous leurs remparts, ils auraient pu décider de répudier Hélène et son amant et mettre ainsi fin au siège de la ville. Lorsque commence LIliade, Troie est cernée depuis dix ans. Tandis que les Achéens sont au bord de lépuisement moral, la solidarité des assiégés ne fait que se renforcer dans la conscience collective quils ont prise de leur destin. Le sort le plus enviable, dit Hector, est de combattre pour notre pays. Ce qui signifie dans lesprit dHomère, que les guerriers grecs qui se battent pour des raisons individuelles, pour affirmer leur courage et étancher leur soif de gloire, sont moins vertueux que les habitants de Troie.
Les armées grecque et troyenne ne sont pas les seules protagonistes de cette tragédie. Oublierions-nous la place quy occupe une trolsieme communauté, celle des Immortels qui vivent au sommet de lOlympe? Dans la littérature pléthorique consacrée à létude des textes homériques, il nest jamais fait mention ni de ce personnage, ni dun quelconque modèle terrestre sur lequel Homère aurait pu calquer sa société divine. La cour de Zeus ressemble à sy méprendre, en vérité, à celle des grands empires égyptien, babylonien ou perse. Après Homère, la société grecque allait lutter pendant plusieurs siècles pour se débarrasser à la fois des tyrans et de leur cour. Les Grecs de la période classique virent dans les dictateurs perses ou égyptiens, ainsi que dans leurs imitateurs dans le monde colonial grec, des despotes futiles et dangereux, dirigeant la société non dans le respect des principes communautaires, mais selon les caprices de ce que nous nommerions une coterie de personnages illustres.
Par le truchement des Grecs, des Troyens et des divinités de lOlympe, Homère nous présente les trois principales formes dorganisation politique de lÂge héroïque une période qui, à quatre siècles de là, devait lui paraître aussi distante que la sienne lest de nous aujourdhui: dabord, la horde primitive des guerriers barbares; puis, la cité-État de lÂge de Bronze, antérieure à la Grèce; la cour impériale, enfin. Les hommes et les divinités appartiennent à deux espèces bien tranchées. Conçus comme les répliques célestes des courtisans raffinés du Roi des Rois de Perse, Homère voit aussi dans les dieux les symboles des forces naturelles et des puissances ténébreuses qui travaillent la psyché humaine. Dans ce rôle, comme dans les autres, les déités se révèlent des créatures inconsistantes, menaçantes et imprévisibles.
Sil arrive quil fasse preuve de déférence à leur égard, envers Zeus en particulier, Homère nemploie toutefois que des formules conventionnelles, sans contenu senti. Pour lui, les autorités divines ne sont aucunement les dépositaires des valeurs morales, contrairement à ce qui vaudra pour les juifs, les musulmans et les chrétiens. Dans son épopée, la conscience ne peut naître que des relations des hommes entre eux. Deux systèmes sont mis en balance: la chevalerie épique de lÂge héroïque, personnifiée par les Grecs, contre la communauté des Troyens, dans laquelle prévaut le respect mutuel et la responsabilité de chacun. Tout le bien et le mal consigné dans LIliade est réductible aux dilemmes, aux choix et aux tragédies, auxquels se heurtent les hommes. Quant aux Immortels, ce sont les agents du hasard, du destin, de la fatalité, dotés dune conscience morale à peu près aussi équitable que la roulette des casinos.
On lit Homère depuis presque trois mille ans, et sil nous émeut encore aujourdhui, cest parce quil présente lhomme égaré dans une obscurité indifférente et, en même temps, seul espoir de lumière pour son compagnon. Homère voit dans cette solidarité lunique source dordre. Il a bâti cette architecture dune force insurpassable quest LIliade, autour dune telle conception de la condition humaine.
Chaque fois que je relis son poème, pour apprécier quelque nouvelle traduction du texte, ou pour me ressourcer à la sombre splendeur du grec, je ressors de ma lecture convaincu, comme peut convaincre lexpérience de toute une existence, que je viens de découvrir, au-delà de toute littérature, le véritable sens de la vie. Dautres oeuvres littéraires produisent cette sensation; mais là, elle nest ni rêverie facile, ni évasion. Si lon admet que la poésie est une critique des valeurs essentielles, LIliade est lexpression la plus haute de cet art. Sa pureté, sa simplicité, sa précision, son expressivité, révèlent la vie, et la mettent en position dêtre définitivement jugée, dès laube de la littérature européenne.
Tout le temps que dure lempoignade dans la plaine de Troie, il est le seul à
garder le point de vue du bon sens. Il est avisé, prudent, imperturbable. Il
cherche à toujours obtenir le plus fort gain possible contre la moindre dépense
dénergie ou de sang. Son nom est Ulysse. Entre des Troyens qui regardent vers
le Levant, et des Grecs qui font penser à des Vikings, les uns et les autres
prisonniers dun sort aveugle et tenaillés par leurs contradictions internes, il
fait figure dintrus, surgi dun autre temps. Et cest bien ainsi quil convient
de comprendre Ulysse.
LIliade est une oeuvre symphonique. Son double thème, fortement contrasté, est modulé par le poète qui, tantôt en ralentit, tantôt en accélère la mesure, jusquà lapothéose et la reprise du mouvement. Dans LOdyssée, Homère nutilise quun seul procédé: la technique des retours en arrière, des récits dans le récit. Lélément narratif se complique, sans rien perdre de sa clarté. La scène de Nausicaa, par exemple, se suffit à elle-même, et elle soulève tant démotion, est conduite avec une telle sûreté de trait, que Samuel Butler y voyait la preuve que lauteur de LOdyssée nétait autre que Nausicaa en personne.
Les diverses gestes héroïques que nous connaissons, et qui remontent pour nous aux âges épiques par excellence, sattachent rarement aux conséquences quont sur leurs protagonistes le destin implacable, les erreurs, les passions et les faiblesses. Nous appelons ces quelques oeuvres des tragédies, au nombre desquelles se rangent les Nibelungen, plusieurs sagas (celle de Njàll le Brûlé, tout particulièrement), le poème de Tristan et Yseult, la légende dArthur, et le cycle des Rois, qui vient dIrlande.
Des épopées telles que le Ramayana, Gilgamesh, ou le Graal, sont des quêtes. Il en est dautres je songe à Sindbad le Marin , qui sont des récits daventure. Revêtent-ils une forme dramatisée, nous sommes convenus de les appeler des comédies.
LOdyssée, elle, est une suite daventures, de petits mélodrames, comme ceux que contiennent les premières ballades anglaises ou écossaises, ou les contes populaires retranscrits par les frères Grimm. Le surnaturel qui sen dégage nest pas importé de lOlympe; cest celui des contes et des superstitions, à linverse de Llliade, qui nemprunte aucun de ses éléments au folklore et puise tout son merveilleux dans la mythologie. LIliade nhésite jamais à faire des dieux des puissances non humaines qui conduisent les mortels à une issue fatale. Tandis que dans LOdyssée, Poséidon est la simple personnification de la mer indomptable et inconstante, et Athéna, la projection dans les cieux des vertus dUlysse.
Ulysse na pas le caractère dun guerrier. Cest un négociant-aventurier, qui a sillonné les mers, de Gibraltar à la Crimée, en passant par le Caucase; qui a survécu à ses épreuves et qui a su en tirer profit: il est agile, inventif, courageux, prudent, opiniâtre. Il est dépourvu de sens civique. Il ignore les vertus héroïques. Ulysse est lhomme qui ne connaît ni la honte, ni la culpabilité.
Dans LOdyssée, lhomme est à laise dans la nature. Il use dastuces envers elle. Il apprend à percer ses secrets. Il sait en tirer avantage. Les personnages qui symbolisent le monde naturel lui sont inférieurs et il peut les vaincre, grâce à sa ruse et à son intelligence. Dans LIliade, les héros sont ballotés et contrariés dans leurs projets par des éléments aux pouvoirs écrasants. Dans LOdyssée, par contre, les hommes sont sans cesse exposés aux taquineries et aux tentations des daimons, des esprits malicieux, ou de quelque divinité. Quand Ulysse, par une nuit glaciale, oublie de se munir dun manteau, il en rend responsable un mauvais génie. Les enchanteresses non plus, nont rien darchétypes de la grandeur, de la misère ou de la sensualité exacerbée comme Hélène. Ce sont plutôt de vulgaires sorcières et, surtout, de délicieuses catins, de celles que les marins du monde entier ont rêvé, et rêvent toujours, de rencontrer. Nausicaa ressemble à sy méprendre à la jeune fille sérieuse que tout loup de mer a croisé dans sa jeunesse lors dune soirée de fête à la paroisse, et qui voulait le présenter à ses parents.
Ulysse, comme tous les matelots depuis laube du monde, na que cette idée en tête: rejoindre son foyer. Comme eux tous, le héros dHomère croit quil na pas dautre désir que de retrouver le bercail. Et comme eux encore, il met un temps singulièrement long pour rentrer au port. Un des passages importants de LOdyssée, que l’on peut mettre en parallèle avec le moment où Hector fait ses adieux à sa femme, ou avec le dialogue d’Achille et de Priam, est un chant à la gloire du mariage, mais son ironie ne devrait échapper à personne.
LOdyssée abonde en aventures fantastiques, mais son dénouement reste de pure imagination. Le retour d’Ulysse, et l’accomplissement de sa vengeance, est la scène la plus improbable de toute la littérature grecque. Rien de ce que nous savons de la civilisation homérique et des sociétés des mers du Sud, quelque peu semblables jusquà une époque récente, ne vient confirmer lexistence dune coutume de ce genre. Nous navons aucune raison de penser quune épouse abandonnée par son mari pendant vingt ans lui serait restée fidèle. Ni que, toute harcelée quelle fût par une kyrielle de prétendants, elle aurait pu décider de les laisser saffronter en promettant sa main au vainqueur. Aucune loi, aucune tradition, na jamais autorisé un époux à massacrer tant de gens, en faisant sa réapparition après une aussi longue absence.
Il est une chose, en revanche, à laquelle cette histoire fait irrésistiblement penser. Voyageurs, marins ou soldats, tous les hommes qui vivent loin de chez eux, qui ruminent dans une chambre dhôtel minable, dans la promiscuité dune caserne ou sur le pont dun navire, ont une obsession cauchemardesque: ils se demandent tous Est-ce que ma femme me trompe? Que fait-elle en ce moment? Est-ce quils pensent à moi à la maison? Mon fils me reconnaîtra-t-il? Et tous ces types qui tournent autour delle... leur a-t-elle cédé? Est-ce quils sont toujours après ses jupons? Quils attendent un peu que je rentre: ils verront de quel bois je me chauffe! La conclusion de LOdyssée fait sienne les rêves et les phantasmes universels des maris séparés de leur femme. Mais la réalité a été tout autre. Un peuple de marins qui auraient respecté de telles moeurs aurait signé son acte de disparition.
Le climat onirique qui entoure LOdyssée détonne sur lobjectivité austère des récits de LIliade. Dans cette dernière, les événements se succèdent selon un enchaînement dramatique brillant, rapide, clair, cohérent. Les aventures dUlysse ont quelque chose de diaphane et dévanescent. La narration se dévoie, la chronologie ségare. Les images conservent leur éclat, mais elles percent dans une brume irréelle comme les contes dun vieux marin penché sur les fastes de son passé. Les vers de LOdyssée sont composés avec légèreté; son imagerie est chatoyante, et le poète ne se départit jamais de son attention minutieuse portée aux détails, ni dune certaine mélancolie. Le ciel de LIliade se disloque sous de terribles coups de tonnerre et fulmine lorsque le roi des dieux et des mortels entre en colère. Les seuls orages qui tonnent dans LOdyssée sont ceux que déclenche quelque cyclope timoré, dont même les compagnons cyclopes trouvent à se gausser.
Les aventures dUlysse visent au divertissement. Un divertissement de haute qualité, certes, mais dont nul ne pourrait dire LOdyssée a changé ma vie. Seul un lecteur superficiel verrait en LIliade un divertissement; cest une épopée qui, à condition naturellement de sen laisser pénétrer, nous met en face de la réalité du monde et de lhomme. LIliade dit: Voilà la vie. Elle est tragique. Et son sens, à supposer quelle en ait un, relève dun mystère incommunicable. Les mots peuvent lénoncer; ils sont impuissants à lexpliquer. Et LOdyssée de répondre: Voilà la vie. Elle est comique. Elle regorge de sens, qui se confondent avec les multiples techniques de savoir-vivre et quun solide travail, lemploi de lintelligence et un jugement sain permettent de découvrir.
La tragédie est un état desprit. La comédie est activité. Lire un nombre suffisant de comédies peut contribuer à changer votre vie. Le côté comique de la vie peut sapprendre; le côté tragique doit être assumé. La plupart dentre nous ont un tempérament soit comique, soit tragique, et il est rare quun homme tienne la balance égale entre les deux. Les grands poètes dramatiques sont ceux qui ont su écrire sur un double registre. Ils ont compris que la vie est une médaille à deux faces: côté pile, elle a les traits dun dieu impitoyable et resplendissant de beauté; côté face, elle ressemble à un bien étrange animal.
Le Livre de Job est le texte biblique qui invite le mieux à la
méditation. Il concerne le conflit essentiel, le mystère de lexistence humaine,
lopposition irréconciliable entre labsolu et le contingent au sein de lordre
naturel. Pourquoi le mal existe-t-il? Quil existe ou non un Dieu, pourquoi ce
monde est-il de toute façon celui de la déperdition de la valeur? La loi de la
conservation de lénergie peut se prouver scientifiquement: aucune expérience ne
démontre le principe de la conservation du bien. Tous les tiraillements de la
pensée éthique découlent de cette énigme. Que signifie Auschwitz? Que signifient
les tourments et les trahisons dont nos vies sont faites? Le personnage de
Dostoïevski avait-il raison de dire: Tout cela ne vaut pas les larmes dun
enfant. Je rends respectueusement mon billet à Dieu?
Tel est le thème du poème de Job. On voit quil na rien de spécifiquement judaïque. Une vieille tradition talmudique affirme au demeurant quil ne fut pas écrit en hébreu. Job et ses amis nétaient pas juifs; ils étaient ce que nous appellerions aujourdhui des Bédouins. Leurs sagesses, parfois divergentes, étaient nées de leur pratique du désert et de ses secrets; de leur confrontation avec la nature cruelle et limpassibilité des constellations. Comme les autres livres sapientaux de la Bible, Le Livre de Job est le produit dune élite littéraire cosmopolite, lécho fidèle de sa sensibilité et de sa vie intellectuelle, au sein dimmenses empires qui sétendaient de la Crimée aux rives de lIndus, en passant par les chutes du Nil. De même que LIliade, il reconstitue avec précision un monde disparu depuis cinq siècles, ou davantage, au moment où il fut composé.
Job est un patriarche, un gardien de troupeaux, comme Abraham, et le poème nexprime pas une seule idée qui naurait pu être au centre des soucis philosophiques dun homme primitif. On trouve, dans toutes les littératures de lAncien Orient, des récits dont la facture (un dialogue violent, tendu à lextrême) et le contenu (la douleur dont est frappé lhomme juste et innocent) sont ceux de Job. Le prologue du poème, qui se déroule dans les cieux, ainsi que son épilogue, où lon voit que justice est finalement rendue à lhomme intègre, appartiennent dévidence à la légende populaire. Le corps de la narration emprunte également certaines données aux mythes universels. Mais toute référence à un culte, à un rite ou à une pratique religieuse déterminée, est soigneusement évitée. Ce qui laisse à penser que le narrateur a consciemment créé un drame qui pût être reçu et compris par des hommes de toute confession. Et il na pas échoué dans ce but, car son poème a conservé pour nous toute sa vérité.
La thèse selon laquelle Le Livre de Job serait une prophétie chrétienne, à interpréter en termes catholiques, provient de Grégoire le Grand. Auparavant, Origène, philosophe plus fin, avait soutenu que lêtre de Dieu étant par définition incompréhensible, sa justice devait nécessairement le rester aussi pour lhomme. Tour à tour Duns Scott, Luther, puis Kierkegaard, ont fait leur cet extraordinaire non sequitur, que les existentialistes reprennent désormais à leur compte. Il constitue dailleurs, sous son expression moderne athée, lobsession philosophique du milieu de notre siècle. Nous ne nous demandons plus: lexistence a-t-elle un sens? Mais: y a-t-il un sens tout court?
Les maux qui accablent Job sont de nature physique et privative: ses biens lui sont ôtés; il est lobjet dhorribles meurtrissures; cest un homme broyé. La vie ne lui inflige pas un mal, pour ainsi dire positif, actif; il nest pas persécuté par une volonté humaine. Pour Job et ses amis, la question de savoir si les désastres naturels sont immérités ne se pose pas. Ils savent que de tels désastres nont rien à voir avec le mérite à moins qu’ils ne traduisent la volonté d’un être personnel. Tout leur dialogue laisse entendre, en fait, que le Créateur est une personne qui agit en connaissance de cause. Dieu, pensent-ils, est omniscience et toute-puissance: pourquoi la déperdition et l’humiliation du bien dans le monde ne seraient-ils pas aussi condamnables quand ils sont le fait de la divinité que lorsqu’ils sont perpétrés par l’homme? Dieu est appelé Shaddaï, c’est-à-dire le Tout-Puissant, dans le dialogue. Si son auteur avait pu connaître la phrase de Lord Acton, Tout pouvoir corrompt; le pouvoir absolu corrompt absolument, aurait-il demandé: Cette phrase sapplique-t-elle au dieu tout-puissant, ou est-ce que cela est le point où le contraire devient vrai? Le Livre de Job évolue-t-il, comme le pense Whitehead, dune conception de Dieu comme pur néant à celle de Dieu comme ennemi, pour aboutir enfin à celle de Dieu lAmi?
Quant aux interlocuteurs de Job, ils rappellent ce clergé libéral qui sévissait naguère encore. Ils croient avec lui que la conservation du bien est démontrable. Ils croient que la justice lemporte toujours au bout du compte, et que lhomme bon est récompensé. Ils nient lexistence du mal. Tout ce quils cherchent à prouver cest que le malheur est en réalité un bienfait: quil édifie les hommes, les punit, les redresse; ou bien quil nest pas compris, pure invention de leur part. À les écouter, le mal nest jamais gratuit, et moins encore nuisible. Lauteur du poème ne manque pas, comme dans une partition dorgue, de juxtaposer à chaque intervention de ces étranges consolateurs un contrepoint ironique.
Job se contente de leur objecter: Jai été juste et innocent dans mon coeur et dans mes actes, et la vie ma apporté la douleur et linjustice. Il refuse de renier Dieu, tout en soutenant et plaidant son innocence. Du sein de la tempête, Yahvé finit par prendre la parole. Il répond au serment de Job, à son engagement. Mais ses paroles ne contiennent aucune justification. Son discours commence par un blâme: Quel est celui qui obscurcit mes plans par des propos dénués de sens?, et se termine par une autre remontrance, tournée vers les consolateurs: Ma colère sest enflammée contre vous, leur dit-il, vous navez pas parlé de moi avec droiture, comme la fait Job. Du sein de la tempête, la voix de Yahvé repousse donc lapologie de Job, sans donner raison à ses amis qui croyaient pouvoir fonder les actes du Tout-Puissant. Mais à aucun moment elle ne leur fournit dexplication sur le pourquoi de lattitude divine. Elle se contente daffirmer lempire de Dieu sur toute chose. Le discours de Yahvé, qui figure parmi les plus beaux poèmes de la littérature universelle, est une démonstration de pouvoir, indifférente à toute espèce de morale, mais dans laquelle chaque mot est lourd, à un degré presque insupportable, du tremendum, de la terreur, de la crainte, et des accusations du Tout-Autre.
Les lecteurs modernes voient rarement dans ce discours la preuve de lamoralisme du principe créateur ce qui serait un peu trop commode. La majorité dentre eux, rendant ainsi hommage au génie de lauteur inconnu du poème, insistent au contraire sur laspect immoral, humainement révoltant, du destin que Dieu réserve à Job. Quelle différence y a-t-il, en effet, entre Yahvé et Satan se disputant lâme de Job au début du poème, et le couple maudit des Liaisons dangereuses, ou les expériences auxquelles se livre le Stravroguine de Dostoïevski? La vraie question est là, contre laquelle se heurtent, et chutent finalement, les amis de Job.
La voix qui parle du sein de la tempête est celle dune personne sadressant à une autre personne, celle-là même qui, si lon tient un juste compte de la sagesse de Job, sétait déjà manifestée sur le Sinaï. La Torah, de simple document officiel, devient une adresse aux hommes: Je suis le Seigneur Ton Dieu. Fait remarquable, avant Le Livre de Job, la Bible comporte peu de dialogues à lexception de ceux dAbraham, dAmos, de Moïse, dIsaïe et de Jérémie, ce qui représente à peine une centaine de vers sur le thème du commandement et de lobéissance. Les échanges entre hommes ne sont pas moins rares. A partir de Job, le dialogue, inspiré des livres de sagesse de lAncient Orient, va occuper une place centrale dans la religion juive.
Accepter linintelligibilité de la justice divine nest pas un acte rationnel; cest un geste qui relève de la foi et de la communion. Les dernières paroles de Job sont une prière, quil prononce dans un élan dhumilité; lexpression, dans un état dextase, dune rupture avec la logique et les critères humains. Le Livre de Job doit être compris comme un support à la méditation, à la prière la plus intimement recueillie, qui culmine dans la responsabilité totale de lhomme sur la voie de sa propre divinisation, comme aimaient à le dire les Byzantins et les orthodoxes russes.
Celui qui soutient lunivers invite Job à communier en lui, dans une terrible éternité. Job na plus besoin de se justifier. Les mots deviennent inutiles, ils se perdent dans la révélation du sens tragique de lêtre, au-delà du monde et du temps. Les mystiques juifs, kabbalistes et hassidim, se sont emparés des mots qui forment le verset 14, chapitre 16, du Livre de Job, et qui ont la concision télégraphique dun poème chinois: A celui qui souffre, de la part de son ami: la pitié. Les exégètes rationalistes continuent à sinterroger sur le sens véritable de ce vers. Les mystiques ont cru y découvrir la clé de linsondable mystère de lexistence humaine.
Le Mahàbhàrata est le dernier des grands ouvrages classiques dont la
poésie reste inaccessible au lecteur de langue anglaise. Aucune des traductions
qui nous en sont offertes nest satisfaisante; toutes, ou peu sen faut, sont
dune consternante pauvreté. Ce qui est regrettable, car rares sont les oeuvres
dimagination qui ont imprimé aussi durablement leur marque sur la culture même
dont elles sont issues.
Cest dans le Mabàbhàrata que se trouve insérée la Bhagavad Gita, lun des principaux documents religieux universels. Comme la Bible et le Coran, ce texte est un concentré des vices et des vertus de la civilisation qui la produit et, davantage encore, de celle qui lui a succédé. Pour autant que la lecture des classiques de la littérature mondiale nous permette de mieux comprendre lhomme et son histoire, le Mahàbhàrata nous ouvre laccès à un gigantesque sous-continent, sur lequel vivent aujourdhui plus de cinq cents millions dêtres humains.
Aussi navons-nous pas dautre choix que dendurer les mauvaises traductions, en bataillant pour deviner à quoi ressemble le texte original. Il faudrait être armé dun grand courage pour lire de bout en bout cette épopée monumentale. Les éditeurs y ont pensé, qui proposent généralement au public occidental des versions très abrégées. Tous les défauts de loeuvre ne doivent dailleurs pas être imputés aux traducteurs. Depuis les origines, la littérature de l’Inde est, selon nos critères, décadente. La surabondance, le gigantisme, le goût du travail poussé à lextrême, sont des propriétés inhérentes à la poésie et à la prose indiennes, que nos cultures plus sobres digèrent avec une certaine peine. Lart et la culture de lInde ont besoin dêtre élagués pour trouver à sexporter fut-ce en direction de lExtrême-Orient. Aussi, lart bouddhiste ne sest-il implanté en Chine quaprès avoir été dépouillé et discipliné lors de son détour par les Grecs de Bactriane et chez les peuples du désert.
Le Mahàbhàrata est une oeuvre complexe, par essence, incapable de simplification. La profusion caractérise chacune de ses phrases. La lecture de lensemble du texte, tel quil nous est accessible au travers de langlais si peu naturel des traductions (besogne qui réclame beaucoup de temps, même au lecteur le plus exercé), laisse une impression de confusion, aussi bien due à la structure de loeuvre quà la conduite de son récit central, à la multiplication des détails quà labondance des traits de rhétorique. En outre, une symbolique et une psychologie répétitives (partagées avec le Ràmàyana et LOcéan des histoires), font que ces centaines de péripéties et danecdotes nous plongent dans une sorte de rêve obsédant et interminable, comme si linconscient du lecteur allait sappauvrissant, et le conduisait finalement à la léthargie et à labsence de recul critique.
Ces effets sont partiellement propres à la culture de lInde, à lesthétique implicitement admise dans cette société. Ils sexpliquent également par lincessant remaniement de lépopée au cours des siècles.
Les critiques du XIXe siècle voyaient peut-être juste en attribuant LIliade au génie populaire, plutôt quà celui dun poète unique. Il reste que le poème grec est bâti avec la rigueur dune tragédie de Sophocle. La célèbre Aphrodite de Cnide, qui est lune des sculptures les plus érotiques de lart occidental, représente le corps dune seule femme, dans une pose relativement chaste. A lopposé de ce dépouillement, le grand Temple du soleil de Konarak est décoré sur toute sa façade dune statuaire qui représente un nombre incalculable de couples dans toutes les positions de lamour. Face à un tel foisonnement dimages, nos esprits dOccidentaux hésitent; incapables de rester concentrés, ils sont bientôt saisis dun sentiment de monotonie. Peut-être, trop influencés par lopinion de Coleridge, avons-nous sous-estimé la part de la volonté dans le processus de création. Il se peut que linconscient soit profondément dépourvu dimagination, fondamentalement stérile.
Lauteur supposé du Mahàbhàrata sappelle Vyàsa nom qui peut se traduire par le compilateur —, à qui lInde attribue délibérément la paternité du livre. Un huitième environ de lépopée, qui comporte plus de cent mille distiques, soit autant de vers que LIliade et LOdyssée réunies, est consacré au récit central. Sous le revêtement dintrigues compliquées, celui-ci raconte tout simplement la rivalité inexorable existant entre deux clans de cousins germains, les Pandava et les Kaurava, descendants dun royaume situé entre le Gange et le fleuve Yamuna, non loin de lactuelle Delhi.
Les spécialistes font remonter la formation du poème à 500 avant notre ère, à lépoque du Bouddha, alors que la région qui sétend de lIndus au Gange, au pied de lHimalaya, traversait une période dexeptionnelle ébullition intellectuelle et politique.
Comme LIliade, et nombre de poèmes épiques, le Mahàbhàrata fait la chronique dévénements déjà anciens. A lencontre de Homère, cependant, ses auteurs successifs nont pas hésité à remanier la matière des premiers récits. La lutte des deux familles fait probablement référence à la guerre qui opposa des tribus rivales pour la possession dun territoire: les uns (fils de Kuru), étaient des villageois à peine sortis de la sauvagerie; les autres (fils de Pàndu), étaient une peuplade des campagnes et des forêts, comme les populations bhils, todas, santàls, ou oraons, de lInde contemporaine. Les Kaurava nétaient sûrement pas les vrais cousins de leurs rivaux Pandava; les deux clans appartenaient peut-être même à une souche ethnique différente. En tout cas, la polyandrie de lhéroïne, la princesse Draupadi, épouse commune des cinq frères Pandava, était héritée de lorganisation matriarcale des sociétés primitives, et a fait couler beaucoup dencre. A cette couche initiale du matériau épique sont venus sagréger de nombreux autres sédiments au cours des temps.
LÂge de Bronze avait vu se créer en Inde une civilisation urbaine de guerriers producteurs, qui se déplaçaient sur des chars, comme les héros des épopées irlandaises. À lÂge de Fer, six siècles environ avant notre ère, à la date où lon pense que fut commencé le Mahàbhàrata, le nord de lInde fut le théâtre dune grande fermentation et de révoltes menées par cette caste de guerriers contre celle des prêtres les brâhmanes , qui avaient fini par semparer du pouvoir et par ruiner léconomie du pays sous leur férule religieuse.
Le bouddhisme, le jaïnisme, et les autres courants de lépoque, jouèrent un rôle voisin de celui de la Réforme en Occident. Leurs chefs appartenaient à la caste militaire, les Kshatriya, dont le Bouddha lui-même était issu. Ce sont les thèses bouddhistes, concernant la société autant que la religion, qui sexpriment à travers maints passages du Mahàbhàrata. Lors du déclin du bouddhisme, plusieurs siècles plus tard, les brâhmanes lancèrent une Contre-Réforme qui déboucha sur lhindouisme moderne, syncrétisme nayant plus quune vague parenté avec lancienne tradition védique.
Le Mahàbhàrata doit sa forme actuelle, sa luxuriance, et ses excès, à ce réajustement hindouiste de la geste primitive.
Dans des recensions plus récentes encore, le véritable héros de lépopée est Krishna (personnage qui rassemble les attributs du soldat, du trickster, et du sorcier), avatar de Vishnou, et la divinité la plus populaire de lInde actuelle.
Fragment inséré dans le corps de lépopée, la Bhagavad Gità est un exposé de lenseignement religieux dispensé par Krishna à Arjouna, héros de la guerre qui est sur le point déclater entre les Kaurava et les Pandava. La Gità constitue, en fait, un “classique” autonome. Dans le Mahàbhàrata, on voit sentrechoquer, dans ce qui nétait à lorigine quune querelle entre deux branches dune même famille, les armées levées par toutes les nations civilisées que compte la planète, de la Grèce à la Chine. La matière narrative de plusieurs siècles a été déversée dans cet énorme fourre-tout. Aucun autre ouvrage ne contient autant de digressions, de fables indépendantes et de légendes adventices. De longs passages y traitent de toutes les connaissances accessibles, de la médecine à léconomie. Quelque compilateur, savisant un jour que cet échantillonnage resterait incomplet si ne lui étaient adjointes des considérations politiques et stratégiques, na pu se retenir de laugmenter de quelques conseils au Prince, avec exemples à lappui.
Le remaniement du poème à loccasion de chaque bouleversement culturel, ajouté au conservatisme de la société indienne qui lui enjoint de ne rien rejeter de la tradition, expliquent la perte progressive dintérêt humain et de relief individuel des héros de cette épopée. Dans ce brassage didactique, toutes les idées se contredisent et sannulent mutuellement. La psychologie des personnages est réduite à quelques motivations élémentaires, à une attitude accommodante et impassible devant le destin, qui est vide dintensité dramatique. Une oeuvre dans laquelle toutes les intrigues sont distinctes, mais placées sur un même plan, retire à laction sa force tragique. On pressent toujours chez Homère la tension inhérente à la logique grecque ou à la mathématique dEuclide. LInde possède une logique, qui se fonde sur labsence didentité individuelle. Ni inductive, ni déductive, elle absorbe la totalité du monde comme le Mahàbhàrata.
Lhistoire na commencé à être écrite en Inde quavec lintroduction de lIslam. Le Mahàbhàrata lui tient en quelque sorte lieu darchéologie littéraire. Le lecteur peut fouiller ses sédiments, comme Schliemann à la recherche des sites de Troie, ou comme on éplucherait un oignon, en partant des adjonctions du XIXe siècle jusquaux premières fondations de lÂge de Pierre: parvenu à la couche la plus antique, il découvrira une Inde voisine de celle que nous connaissons encore aujourdhui.
Depuis leur apparition, au XIXe siècle, au sein du mouvement déducation
populaire en Angleterre, les sélections des Cent chefs-doeuvre de la
littérature universelle, des Trésors du monde entier, et autres
Classiques éternels, ont toujours ménagé une place négligeable à la poésie.
Dans les domaines de la littérature épique et du théâtre, elles se sont
distinguées par la misère de leurs traductions. La raison en est que toutes ces
collections répondent à une volonté dédification du public, auquel elles se
proposent denseigner les grandes idées qui ont fait progresser le genre
humain. Je doute quune oeuvre dart obtienne jamais un tel résultat, tout en
comprenant que personne nose donner à une anthologie de textes un titre aussi
vulgaire et peu engageant que: Les cent meilleurs romans qui ont fait
frissonner lhumanité. Depuis les peintres des cavernes, lart a aiguisé et
affiné les sensibilités, sans que lon puisse affirmer avec certitude si ce fut
une bonne chose ou non. Lhistoire a servi de crible, ainsi que le goût des
puissants, des hommes dÉglise et des présidents duniversité. Leurs choix se
sont voulus pédagogiques. Et cest ainsi que nous a été légué un immense corpus
de notes de lecture dAristote sur la politique et léthique et que ne nous sont
parvenus que des débris fragmentaires des poèmes de Sapho.
Matthew Arnold affirmait que le style dHomère se caractérise par sa vivacité, la sincérité et le naturel de sa pensée, ainsi que de son expression, de sa syntaxe, de son vocabulaire, de ses thèmes et de ses idées. Et il mettait au-dessus de tout lélévation dâme du conteur. Ce quArnold ne nous dit pas, cest le contenu quil donnait à cette expression ambiguë. On peut supposer quelle désignait dans sa bouche la vertu idéalisée par la caste victorienne à laquelle il appartenait. Être noble signifiait pour lui: exercer le pouvoir de manière désintéressée. Or, ce dernier critère disqualifie par avance une poétesse comme Sapho, alors que son oeuvre ne le cède en rien par sa splendeur, sa précision et son impétuosité à celle dHomère et de Sophocle. Entre tous les poètes grecs, Sapho est brillante, vive, maîtresse de son art. La spontanéité de sa langue et sa sensibilité à fleur de peau sont sans parallèle.
Les meilleurs écrivains helléniques, lus dans le texte, nous paraissent doués dune sensibilité exaspérée et dune excessive irritabilité, au sens clinique de ce terme. Nous sommes enclins à voir là des tendances morbides, depuis que nos poètes décadents ont cultivé, ou simulé lune et lautre. Rien ne soppose en vérité à ce que nous y voyions le signe dun trop-plein de santé. Sapho se montre délicieusement perméable à la réalité et attentive aux mouvements quelle déclenche en elle. Le passage bouleversant de lun à lautre de ces pôles seffectue dans son oeuvre avec un art consommé. De même que Sophocle cherche à vivre dans la plénitude de ses moyens en tant quhomme, Sapho vit à une hauteur aussi exigeante sa condition de femme.
De Sapho, nous ne possédons que des morceaux de poèmes de la longueur des haiku japonais, à quoi viennent s’ajouter une ode complète et quelques bribes de phrases citées par les philologues lorsqu’ils ont besoin d’exemples du dialecte éolien. Dans ces conditions ne sommes-nous pas victimes de l’aura légendaire qui, depuis les Anciens, entoure la poésie de Sapho? Lorsque nous nous concentrons intensément sur un objet, il se produit un phénomène comparable à lextase dans le mysticisme de la nature. Notre hyperesthésie sexacerbe ; nous sommes hypnotisés ; lobjet de la contemplation, comme une boule de cristal, acquiert une signification aux ramifications infinies. Est-ce cela qui se produit lorsque nous sommes confrontés avec les fragments et les ruines qui se nomment Sapho?
...ici chante une eau fraîche aux branches des pommiers; sous les roses tout le jardin est à lombre et des feuilles frissonnantes coupe le sommeil...
Tel quel, et bien que mutilé, ce poème détient déjà un grand pouvoir suggestif. Quel que soit le contexte dont il est extrait, et qui a été perdu, ce passage est aussi ramassé qu’un poème japonais classique. Mais que dire dexpressions comme “plus que l’or dorée”, “beaucoup plus blanc qu’un oeuf”, “ni miel ni mouche à miel”?
Deux poétesses de lépoque édouardienne, qui écrivaient sous le pseudonyme commun de Michael Field, ont composé des adaptations émouvantes des poèmes de Sapho. La meilleure de ces imitations, basée sur le commentaire dun vers de Pindare, na plus quun lointain rapport avec le modèle: Oui lor est fils de Zeus, nulle rouille / Sa lumière éternelle ne peut engendrer; / le ver qui réduit la chair des mortels en poussière / Défie en vain sa puissance. / Doré plus que lor est lamour que je chante, / Dure, inviolable réalité. Le poème original justifiait-il tant de lyrisme? Il est permis den douter.
Sapho n’a longtemps été accessible qu’à ceux qui lisaient le grec. L’Angleterre du XIXe siècle regorgeait d’académiciens médiocres et de curés de campagne qui, dirait-on, s’étaient ligués pour nous prouver que la civilisation occidentale a été engendrée par des demeurés, qui écrivaient des vers de quatre sous. Les traductions de Sapho, jusqu’à récemment, étaient d’une totale indigence. Catulle demeure, avec Baudelaire et Tou Fou, le poète de la littérature universelle dont l’oeuvre personnelle se rapproche le plus de celle de Sapho; mais sa traduction même na pas l’intensité de l’original.
Aujourdhui, nous sommes pourvus dun nombre suffisant de traductions littérales, effectuées par des poètes modernes. Elles permettent dapprécier Sapho et son apport à la manière des astronomes qui mesurent les distances entre les astres par la méthode de triangulation. Elles confirment la réputation dune poétesse qui na pas son équivalent. Lorsque les fragments que nous possédons forment un ensemble quelque peu étoffé, chaque mot du poème communique aux autres un éclat et une radiance uniques. Immédiateté et pouvoir évocateur des images; implication subjective dune extrême urgence: quel autre poète a su porter à un plus haut point de perfection ces ingrédients essentiels de la poésie lyrique?
Deux légendes contradictoires entourent la vie de Sapho: la plus ancienne veut quelle ait mené une existence romantique et agitée, tandis que le mythe victorien aseptisé fait delle linstitutrice dun pensionnat de jeunes filles. Nous ne connaissons avec certitude que sa poésie, expression ardente dune femme qui fut linitiatrice amoureuse en même temps que le guide spirituel dun groupe dadolescentes. Nous navons pas de preuve quil sagissait là dinitiations instituées, comme dans le thiasos, lécole de danse de son ami Alcée. Les relations amoureuses de ce dernier avec ses élèves sont un fait avéré. Les liens de Sapho avec celles qui lui étaient confiées sont tout aussi ouvertement érotiques. Il nest pas possible de se méprendre sur le sens de ce quelle écrit.
La ferveur amoureuse est au centre vivant de la poésie de Sapho. En Grèce antique, ainsi quen Chine, lamour entre homme et femme, quand il existait, excluait entièrement la passion. Dans la poésie grecque, quelle soit noble ou érotique, les rapports entre sexes opposés sont strictement codifiés, aussi bien chez Alkestis que chez les prostituées de Paul le Silentiaire. Lamour romantique et ses excès ne sont célébrés quentre personnes du même sexe.
Pour être intime, la poésie de Sapho nen est pas moins laïque. La mythologie y tient peu de place et ne joue jamais le rôle de ciment des institutions qui lui est dévolu chez Pindare, dont les odes sont hiératiques, aristocratiques, figées. Les idylles bucoliques de Théocrite, pour donner un autre exemple, ne sont qu’une poésie de cour, comme seront, de nombreux siècles plus tard, les oeuvres des poètes français rococos qui l’imiteront. Derrière les flirts de ses bergers et de ses bergères, se profile toujours le chariot ailé des intérêts des princes, chargé des contrats de mariage conclus entre dynasties ennemies. Callimaque, de son côté, était une sorte de Voltaire alexandrin, membre d’un groupe de création du culte de Sérapis à la cour de Ptolémée. Le seul poème intime qu’on lui doive est dédié à un homme. De sorte que le thème de l’amour ne réapparaît que dans lAnthologie grecque, chez certains poètes byzantins tardifs, tel que Méléagre, et des auteurs isauriens dorigine hittite, venant dAnatolie. À lexception de ces derniers et de quelques passages dans les choeurs dEuripide, ce que nous tenons aujourdhui pour le sujet même de la poésie lyrique est tout entier dans Sapho, et dans quelques fragments dÉrinna, une poétesse qui lui est parfois comparée.
Comme celle de Platon, la sexualité de Sapho est capitale pour lintelligence de son oeuvre. Les critiques se sont évertués à en dissimuler le caractère homosexuel, et dautant plus semble-t-il quils partageaient ses moeurs. À en juger par les chants, les légendes, les épopées des civilisations primitives, lamour romantique était chose banale entre personnes du même sexe. Il était lexception dans les relations officielles entre lhomme et la femme, jusquà ce que ces rapports évoluent de leur cadre formel vers une forme sublimée, comme nous le montre Le Dit de Genji. Lamour romantique napparaît dans la société que lorsque lévolution économique le permet. La question nest pas de justifier ou de rejeter lhomosexualité de Sapho. Elle est dexpliquer la montée du lesbianisme en Occident depuis le XIe siècle, jusquà son triomphe aujourdhui au cinéma et dans les magazines pornographiques.
Les femmes de Lesbos étaient plus libres que leurs soeurs de Sparte et dAthènes. Elles étaient loin malgré tout de jouir dune émancipation semblable à celle de la femme occidentale. La poésie de Sapho révèle les passions secrètes des femmes de la Grèce antique. Un coin du voile se soulève un instant sur la communauté féminine. Pour le reste, lhistoire et la littérature restent muettes.
Version française de Classics Revisited de Kenneth Rexroth, traduite de laméricain par Nadine Bloch et Joël Cornuault et publiée aux Éditions Plein Chant.
Copyright Plein Chant 1991 pour lédition française. Reproduit avec lautorisation de léditeur et des traducteurs.
Cette reproduction Internet (2005) comporte quelques revisions faites par Joël Cornuault et Ken Knabb.
[Autres
essais des Classiques revisités]
Bureau of Public Secrets, PO Box 1044, Berkeley CA 94701, USA
www.bopsecrets.org knabb@bopsecrets.org