B U R E A U   O F   P U B L I C   S E C R E T S


 

Notes pour un
manifeste situationniste

(additif à Misère de la théorie)

 

Un saut qualitatif a été franchi dans l’époque depuis que l’I.S. a arrêté son expérience aux environs de 1968.

L’assaut du prolétariat redécouvrant peu à peu la nécessité d’une révolution et définissant dans ses luttes les conditions et l’enjeu d’une “nouvelle époque”, s’est qualitativement confirmé et précisé. La nature de cet assaut permet maintenant d’éliminer ou de nuancer certaines hypothèses et certains slogans hâtifs de l’ancienne théorie et montre aussi certaines limites, dont le franchissement créerait les conditions d’une époque qualitativement différente.

Par ailleurs, en liaison évidente avec le retour de la révolution sociale, nous assistons à un développement, sans précédent dans l’époque moderne, de la contestation partielle-réformiste ; s’inspirant, en abandonnant progressivement ses thèmes traditionnels, de thèmes modernes repris des luttes révolutionnaires. Ce dernier phénomène rejoint la nouvelle orientation prise par les sphères qui dirigent la société actuelle ; devant l’assaut du négatif, elles sont décidées à obtenir, quel qu’en soit le prix, une participation active des gens à leur propre aliénation, explorent et mettent en place les conditions futuristes de cette participation, sur un programme de modification de la vie quotidienne, des moeurs, de l’utilisation sociale de l’espace et du temps ; de modification du rôle des prolétaires dans la production et de cette production elle-même. D’où toutes sortes d’expériences libéralisantes, de remises en cause des finalités de l’économie elle-même, de déclarations, d’études et de programmes promettant la transformation de l’existence, qui s’accompagnent, par une ironie de la logique du pouvoir étatique, d’un renforcement, secteur par secteur, des moyens de contrôle sur la vie sociale. C’est là une des contradictions qui va dominer toute la vie sociale des prochaines années : le pouvoir de l’économie et de l’état ne peut affronter l’effondrement actuel et envisager de libéraliser la société sans renforcer son contrôle bureaucratique, et il ne peut renforcer son contrôle bureaucratique sans libéraliser substanciellement des structures sociales anachroniques, dont les conséquences négatives et négatrices sont devenues incontrôlables.

Le pouvoir ne peut pas savoir jusqu’où il sera entraîné dans cette voie. C’est pourquoi il laisse si volontiers aux diverses nuances de la pensée critique contemporaine le soin d’en explorer les étapes éventuelles, jusqu’aux pires qui soient envisageables ; c’est pourquoi il encourage l’expérimentation de solutions destinées à transformer les populations en acteurs crédules et coopérants d’une aliénation rénovée. Son souci majeur, comme il a déjà renoncé à sortir intact de la période actuelle, est de limiter la casse au minimum et d’éviter de favoriser des déséquilibres sans retour. C’est dans ce processus engagé à l’échelle de la politique mondiale, comme à l’échelle interne des divers états, et nuancé ou retardé selon les nécessités locales, que s’inscrit le développement considérable — si l’on prend pour comparaison l’époque de l’économie triomphante et euphorique d’avant 1968 — d’un spectacle de la contestation et de la transformation sociale.

La contestation a certes toujours eu sa place dans l’univers spectaculaire, mais en tant que secteur périphérique et négligeable ; cette fois elle partage le centre du show, le disputant franchement à l’éloge de la soumission satisfaite des conditions existantes. À l’opposition capitalisme-stalinisme, qui était à la base du spectacle de l’époque antérieure s’est maintenant substituée l’imagerie familière de la société existante aux prises avec les forces et les processus annonçant sa négation interne.

Dans les sphères de la haute politique, on assiste partout à l’essor, encore balbutiant, d’un néo-réformisme, soutenu par le repoussoir d’un certain regain des manifestations droitières ou fascisantes.

L’ensemble des tentatives actuelles, à partir desquelles le capitalisme occidental développe sa propre remise en cause et prépare sa nécessaire restructuration, exprime bien le caractère charnière et même profondément historique de cette époque. Au fur et à mesure que se développent les signes et les risques d’une négation totale, se constitue en réaction un terrain d’expérimentation d’où s’élabore empiriquement l’idéologie destinée dans les prochaines années à venir étayer la réorganisation du système défaillant. Il s’agit là d’un phénomène de stalinisation du capitalisme occidental, au sens où la restructuration nécessaire, conçue pour sauvegarder la domination étatique, doit être menée de la manière la plus contrôlable et centralisée possible, non plus au nom des besoins naturels du mouvement économique, mais pour sauver l’ordre économique lui-même, au nom d’une idéologie imposant une conception globale de l’existence, et préparant les conditions propices de la société cybernétique. Mais pour conduire cette opération, le pouvoir se voit contraint à brève échéance de descendre sur le terrain de prédilection des révolutionnaires, et dont lui-même a horreur, celui de l’aventure. Si ses buts sont clairs, il n’en reste pas moins qu’il ne maîtrise pas le processus dans lequel il se trouve engagé. C’est là un point central pour la compréhension historique de l’époque actuelle et de la manière dont s’y articule l’alternative de l’aventure révolutionnaire. Aucun dirigeant ne peut plus dire quelles vont être les conséquences des mesures réformistes auxquelles il se trouve aujourd’hui contraint ; ils voient tous l’échéance venir au galop, quels palliatifs de dernier recours il leur faudrait développer ou généraliser d’urgence, mais hésitent devant ces correctifs dont le processus et les résultats sont incertains. Cette paralysante incertitude les porte plutôt à donner une priorité maladroite et inadéquate au seul de leurs instruments qui soit resté sans surprise et qu’il connaissent bien, leur police.

Les thèses révolutionnaires sont reprises partout, inspirent les penseurs garantis par l’état et les futurs techniciens du contrôle des populations ; elles servent avec le plus grand cynisme à l’éloge de la marchandise moderne, comme à justifier l’éventuelle nécessité d’une privation bureaucratiquement planifiée de cette marchandise. Dans un sens, elles n’ont jamais été aussi connues et populaires ; mais en de rares occasions seulement, elles sont comprises, employées et développées sur leurs propres terrains. L’effet de spectacle efface leur origine et leur sens. Elles n’apparaissent pas comme les idées des révolutionnaires, c’est-à-dire liées à une expérience et un projet précis, mais bien plutôt comme un subit accès de lucidité des dirigeants, des vedettes et des marchands d’illusions.

Cette popularité spectaculaire de nos thèses anesthésiées définit une première difficulté pour la réalisation d’un manifeste situationniste. Il faudra que celui-ci soit conçu de manière à ce que le point de vue qu’il développe ne puisse pas apparaître comme “l’extrême gauche” des courants de contestation existants. Il faudra qu’il porte, avec le moins d’ambiguïté possible, leur critique et leur dépassement. C’est-à-dire qu’il faut qu’il fasse voler en éclats le statut que la théorie situationniste détient aujourd’hui d’une manière occulte. C’est même cette rupture qui définit principalement le contenu et le besoin d’un manifeste.

En présentant son film par exemple, Guy Debord, renonçant à maintenir une position offensive, a activement contribué à ranger la théorie situationniste dans la situation inextricable du spectacle contestataire contemporain. Non évidemment que la pellicule soit forcément plus “spectaculaire” que l’écriture (quoiqu’il s’agisse là d’un domaine que les révolutionnaires ne sont pas près de pouvoir dominer dans le contexte actuel), mais parce qu’il a fait, sept ans après sa parution, un film qui n’est pas plus que son livre, et qui, de ce fait, n’est que la glorification auto-admirative d’un acte du passé. Mais, même si la part d’auto-satisfaction froidement affichée atteint dans ce film des proportions démesurées, il n’entre pas dans notre intention de dénier à Debord le talent indiscutable qu’il lui reste, et qui peut même encore se montrer sous certains aspects partiellement révolutionnaire et efficace. Le problème n’est pas là. Il est que Debord, dans l’activité de la théorie situationniste où il détient une autorité méritée, se consacre moins à la théorie de la négation, qu’à entretenir une gloire personnelle qu’il s’est faite dans l’art du négatif, que la société intègre aujourd’hui comme un art périphérique et divertissant. Ceci pour montrer la voie qu’un bon manifeste et ses auteurs ne devront pas suivre.

En préalable à la rédaction du manifeste, il y a un profond retard à combler dans la théorie révolutionnaire. Notamment dans la maîtrise des phénomènes spécifiques — dans leur dimension ou dans leur nouveauté — à la “nouvelle époque”. Dans l’interprétation, jusqu’ici négligée, de ce qui y surgit. Et, en faisant ce chemin, il est possible que nous découvrions de nouvelles notions, décisives pour les luttes des prochaines années.

Un bon manifeste, par exemple, ne devra pas parler au mouvement révolutionnaire sur le mode de cet optimisme forcené que les gens se croient obligés d’adopter dès qu’ils parlent de révolution, insistant principalement sur les aspects radicaux, les inventant même à l’occasion, et sur l’inéluctabilité de l’issue finale. Ce point de vue doctrinaire ne fait que trahir les doutes de ceux qui l’adoptent.

Le manifeste devra envisager le mouvement révolutionnaire réel ; c’est-à-dire bien sûr la part admirable de ce qui a déjà été accompli, et qui justifie la notion même d’un mouvement révolutionnaire, mais uniquement dans le sens où ce qui a déjà été fait va être dépassé. Il envisagera aussi toutes les contreparties regrettables qui compromettent le développement révolutionnaire, sa complicité avec les conditions existantes. L’analyse correcte d’un seul pas du mouvement réel vaut mieux que cent discours sur les certitudes intemporelles de l’issue finale. L’époque où le seul énoncé arrogant de ces certitudes avait son efficacité est maintenant révolue.

Le manifeste prendra sur la réalité et le devenir du mouvement révolutionnaire des positions précises et tranchées. Il devra situer et nommer les tendances réellement situationnistes de ce mouvement prolétarien, celles qui ne peuvent l’être d’aucune manière, celles qui peuvent le devenir et à quelles conditions. Il évitera ce travers de la prose révolutionnaire contemporaine qui voit plus ou moins dans tout ce qui passe une confirmation sans nuance de ses théories. Il va falloir éclairer ce qui a déjà été fait et l’activité actuelle des révolutionnaires conséquents en montrant ce que le prolétariat révolutionnaire va être forcément amené à faire dans les prochaines années. C’est-à-dire sur quelles questions vont forcément porter ses luttes, quelles formes elles vont forcément prendre, devant quelles alternatives précises les révolutionnaires d’un côté, la société dominante de l’autre, vont être placés. La théorie révolutionnaire ne peut plus se contenter de présenter l’étape finale comme négatif prévisible de ce qui existe, il lui faut maintenant concevoir, d’une manière toujours plus pratique, toutes les éventualités des périodes intermédiaires et avancer diverses hypothèses argumentées sur ces périodes.

Nous devons maintenant nous mettre en mesure d’annoncer avec certitude quelques développements prévisibles, d’en exclure d’autres ; de montrer quelle fonction remplit le catastrophisme du pouvoir et celui des contestataires. Quelles sont les catastrophes que l’on peut raisonnablement montrer comme évitables, quelles sont celles en revanche qui ne seront pas évitées. Nous devons prévoir les principaux développements socio-historiques à partir de tous les aspects de l’effondrement actuel du fonctionnement social, c’est-à-dire prévoir le contexte immédiat dans lequel le prolétariat va avoir à développer ses luttes.

Le projet d’un manifeste répond plus à la nécessité de présenter une série de positions simples sur des problèmes laissés jusqu’ici en suspens, qu’à celle d’une présentation plus rationnelle et plus frappante des quelques points acquis de la théorie déjà existante. Il sera une sorte de guide de voyage pour l’aventure révolutionnaire des vingt prochaines années. Non un prospectus idyllique d’agence de voyages, mais un document pratique mentionnant des dangers et des obstacles qui ont déjà commencé de se manifester, et des chances scientifiquement évaluées et situées de succès.

Ce qui va nous différencier des pseudo-révolutionnaires, qui monopolisent aujourd’hui l’attention, dans le manifeste et dans l’activité que nous allons continuer de développer, c’est que nous allons parler de la révolution comme d’une entreprise concrète et globale pour le dernier quart de ce siècle, et que nous allons dire précisément à quelles conditions elle peut réussir comme révolution totale. De par les conditions dans lesquelles nous menons notre activité, et parce que nous faisons en sorte que celle-ci ne soit dirigée de nulle part, nul ne peut dire qui seront les auteurs du ou des manifestes situationnistes. Une chose est sûre cependant, c’est que notre époque a vraiment besoin de travaux théoriques, et qu’elle créera elle-même les forces nécessaires à sa satisfaction.

JEANNE CHARLES, DANIEL DENEVERT
1975

 


Article paru dans la revue Chronique des Secrets Publics no 1 (Paris, juin 1975).

Anti-copyright.

[Traduction anglaise de ce texte]

[Autres textes en français]

 

   


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