B U R E A U O F P U B L I C S E C R E T S |
(...) Dans la période postérieure au mouvement des occupations, la pensée radicale de lhistoire na cessé dêtre confirmée dune manière extensive par la réalité des faits, sans que parallèlement les individus qui se voulaient être les porteurs les plus conscients de cette pensée savèrent capables de lêtre effectivement. Le fait le plus révélateur de cet échec apparent est évidemment la crise de lInternationale Situationniste, mais le phénomène pro-situ et linversion générale de lactivité et de la pensée situationnistes en situationnisme, en idéologie, nen sont pas distincts.
Les révolutionnaires dinspiration situationniste nont pas échappé, dans leur style propre, au processus didéologisation. Ce que nous disions plus haut pour les expressions les plus modernes de révolte est entièrement valable pour ce courant conseilliste ; il a lui aussi participé à la mise en scène de lagonie du gauchisme. Il nest pas ici dans notre propos de passer en revue ce que nous jugeons être les erreurs de chacun, nous liquidons dores et déjà lessentiel.
Si le situationnisme fut méprisé et critiqué, ce fut toujours pour de fausses raisons, dans une perspective elle-même prosituationniste. La régression pro-situ fut considérée comme une aberration, comme le rebut dun mouvement, une mondanité, et jamais pour ce quil fut réellement : la faiblesse qualitative de lensemble, un moment nécessaire au progrès global du projet révolutionnaire. Le situationnisme est la crise de jeunesse de la pratique situationniste ayant atteint le moment décisif dun premier développement extensif important, le moment où il lui faut dominer pratiquement le spectacle qui sempare delle.
Si nous-mêmes nous pouvons railler impitoyablement les hésitations, les faiblesses et les misères, ce nest pas que nous soyons des génies venus à lhistoire avec la dernière averse, cest dabord pour les avoir nous-mêmes expérimentées dans notre activité passée. On reconnaît un pro-situ à ce quil se met lui-même trop généreusement en dehors de la confusion du moment, quil peut parfois comprendre et dénoncer partiellement. Le pro-situ déverse sa verve et sa critique sur le monde perverti en se plaçant du point de vue omniscient de Dieu, qui caractérisait le romancier classique. Ce qui fait défaut à son intelligence cest lintelligence du devenir réel, ce qui le caractérise cest son absence totale de lucidité sur son propre engagement historique.
Le milieu situ est humainement devenu un bordel digne des anciens milieux artistes, avec ses petits rôles mesquins, son hypocrisie intéressée dans les relations, sa fausse-conscience, sa pseudo-critique de mauvaise foi, ses boucs émissaires qui concentrent sur eux toutes les rancunes et ses idoles qui concentrent en elles toutes les jalousies.
Ce qui a jusquà présent manqué le plus aux révolutionnaires cest la dialectique, le sens des médiations nécessaires, le calcul sur la relation entre la pratique révolutionnaire et la totalité quelle veut transformer, lappropriation pratique, effective, de leur propre théorie.
Il faut reprendre le processus dialectique dune rencontre entre le mouvement réel et sa propre théorie inconnue et considérer inséparablement que ce processus dialectique nest pas lui-même absent du devenir des individus qui sont les porteurs les plus conscients de cette théorie. Il faut de toute évidence que la théorie rencontre encore ses propres producteurs.
Toutes les éxigences essentielles formulées par les situationnistes pour la pratique révolutionnaire organisée étaient justes, et cest dabord pour leur justesse quelles furent reprises en charge par dautres, et surtout parmi les générations qui vécurent en France le mouvement des occupations. Mais le vrai est lui-même un processus historique, un processus qui gagne dialectiquement en vérité. Tous les concepts utilisés, les éxigences minimum y compris, ne valent que pour définir le devenir de la pratique consciente dans la réalité globale, pratique qui se transforme et se construit non linéairement.
Dans ce mouvement, toutes les exigences minimums ne peuvent être seulement appliquées comme autant de vérités platement reconnues ; elles doivent essentiellement parcourir dans la pratique les chemins vers leur propre rencontre effective, vers leur vérité pratique.
Cette première application non-dialectique, qui définit toute la pauvreté du courant prosituationniste en regard de son propre projet, fut le premier pas nécessaire vers sa réalisation effective.
Lauthentique peut se dissimuler derrière une certaine marge derreur avant de pouvoir le balayer definitivement. La voie historique laisse derrière elle beaucoup de rebut. Le faux est un moment du vrai. On ne simprovise pas situationniste, on le devient. La pratique des révolutionnaires dois encore découvrir dans la mêlée toute la complexité et lenchaînement de ses moments. Les révolutionnaires néchappent pas eux-mêmes au processus complexe et contradictoire des conditions de production de la conscience de classe.
LIS, elle-même, a en partie contribué à sassujettir aux procédés spectaculaires. Ce qui sexprime notamment par la prééminence de ce qui fut positivement réalisé et dune certaine marge de certitudes théorique acquise sur la part objectivement expérimentale de lactivité des situationnistes. Cest cette installation confortable dans le positif qui caractérise le rôle situ ; et de fait, plus la place objective de lIS dans lhistoire présente devenait effective (et il en sera de même pour toutes les organisations révolutionnaires futures), plus son héritage devenait périlleux à assumer pour chacun de ses membres.
Cet aspect que lIS a trop unilatéralement montré delle-même a été, à un degré supérieur de réification, la faiblesse de lensemble du courant qelle a fait naître.
La fausse conscience générale était encore suffisante pour que le rayonnement de lIS soit non pas celui de sa force, mais celui de sa faiblesse (sa faiblesse réelle est ce qui apparaît comme sa force dans la perspective du spectacle ; par exemple les qualités qui furent reconnues à lIS dans la presse ces derniers temps, après dix années de silence quasi-total sur son existence.) Mais ce rayonnement na lui-même été possible que par la qualité du projet en actes doù il tirait sa puissance irradiante.
Le mouvement des occupations fut la réalisation de lInternationale Situationniste, et cette réalisation fut sa fin. Mai 68 fut la réalisation de la théorie révolutionnaire moderne, sa lourde confirmation, comme il fut en partie la réalisation des individus qui participèrent à lIS, notamment par la lucidité révolutionnaire dont ils firent preuve dans le mouvement même.
Mais le mouvement des occupations est resté la conclusion pour lIS de sa longue recherche pratique, sans en être le dépassement. Les situationnistes nont pas su jeter les bases pratiques du stade supérieur de leur existence : ce jugement post festum nest trivial quen apparence ; les situationnistes parce quils doivent normalement connaître eux-mêmes et des limites auxquelles ils se sont heurtés dans leurs relations internes sont en fait les seuls à pouvoir on posséder et en fournir la teneur réelle.
Cest la question de la méthode organisationnelle, de son sens total, qui se trouve reposée dans la crise de la pratique dinspiration situationniste, dans les remises en question honnêtes, comme dans la somme de petits rôles idiots quelle suscite. Il faut reconsidérer la méthode organisationnelle dune manière critique, reprendre les notions de communication de la théorie, dexemplarité, de pratique radicale... dune manière désabusée, et dabord désabusée quant à ses diverses sortes dhéritiers politiques et pseudo-théoriques de laprès Mai. Reprendre les conditions de production complexes et contradictoires de la conscience de classe, dans une époque qui saffirme encore apte à maintenir les conditions de linconscience. Les mécanismes de la fausse conscience saffinent, ils gagnent en subtilité ce quils perdent en force ; cest cette nouvelle fragilité quil faut redéfinir et à laquelle il faut sen prendre : sen prendre à la réalité de cette époque et non plus à ses abstractions (ses aspects définis trop succinctement), sen prendre à ses hésitations, ses faiblesses et ses misères, rendre la honte encore plus honteuse...
Alors que les situationnistes, qui servirent platement de modèle au courant quils ont suscité, pratiquaient leur propre remise en cause, sengageaient dans un débat dorientation qui devait dégager les modalités supérieures de leur existence, les groupes satellites, à cent pas derrière, se constituaient seulement sur la base inadéquate dune mise en pratique bornée de quelques certitudes issues de lexpérience antérieure de lIS.
Jamais dans les rencontres entre révolutionnaires ne sest manifesté cet aspect dynamique, cette abondance humaine, que lon peut normalement attendre dune reconnaissance historique. Ce fameux noyau le plus avancé de la conscience nétait en rien séparé davec le monde de la séparation, il est resté trivialement séparé de lui-même. Lexigence de faire ses preuves en tant quorganisation, de trouver et de pratiquer ses raisons, qui est en fait indistincte davoir pour but la vérité pratique, fut comprise comme lexigence absurde de donner des preuves aux autres organisations qui jouaient pour leur propre compte le même jeu sordide. Les supermen conseillistes se sont donnés à contempler la marge dillusion quils secrétaient péniblement dans leurs rapports de petits fonctionnaires.
À elle seule la vie des révolutionnaires ces trois dernières années fournit tous les matériaux souhaitables pour une critique de la non-communication dominante.
Le projet initial et le mouvement pour les groupes autonomes, que lon trouve facilement, à présent, par trop galvaudés ou trop compromis dans la misère dune époque, ne sont cependant pas nés du caprice dune mode. Ce minimum de la pratique organisée était inscrit dans les besoins et les possibilités des individus de cette époque, et leur faillite en a révélé aussi les limites. Cette faillite ne connaît pas dexplication simple voire simpliste , réification dans le politique, sous-développement théorique, practicisme, etc., bien que de tels jugements contiennent évidemment une certaine marge de vérité ; ce ne sont là que les effets dun enchevêtrement complexe de déterminations dont il faudra saisir lunité concrète. Nous en inventorions déjà de nombreux aspects, qui eux-mêmes ne sont pas étrangers aux caractéristiques générales des manques et des richesses de cette période.
La pensée des révolutionnaires est tout le contraire dun système didées (alors que le situationnisme nest rien dautre) revendiquant magiquement la justesse ou la vérité, à lexemple de toutes les pensées séparées en putréfaction, scientifiques ou philosophico-politiques. Notre savoir nobéit pas à la logique dun savoir, mais à lanti-logique de lexistence historique, du mouvement pour réaliser lindividu dans lhistoire. Notre supériorité dans la connaissance du monde, nous ne pouvons la tenir que de notre participation à sa transformation consciente. Les révolutionnaires de notre époque ont à être dans leurs actes les compagnons les plus proches et les plus sûrs du négatif à loeuvre, et pour cela, leur conscience doit serrer de très près la totalité du négatif à loeuvre dans le processus historique en cours.
Sil faut revenir sur la nature de la théorie, cest parce que son usage sest perdu dans le reflux de Mai. Il ne sagit plus de dénoncer uniquement les quelques entités respectables, abstraites de notions, qui connurent, dans un moment dont les conditions sont à présent révolues, tout leur poids subversif de réalité. Il faut au contraire sattacher à les réaiguiser, leur redonner leur tranchant mortel, et parfaire ainsi, pour nous-mêmes, et pour tous ceux qui ont toutes les raisons de nous ressembler, leur mode demploi, le seul choix possible quest la lucidité historique.
Toutes les armes et particulièrement cette arme centrale quest la conscience qui auront raison de la marchandise, cest dès maintenant quelles se fabriquent. Autant cet artisanat réclame de capacités extrèmes en raison des conditions qui lui sont faites, autant la grosse artillerie de tous les plaisirs convergents aura facilement raison de toutes les murailles qui nous séparent encore de notre réalisation dans lhistoire.
Sans préjuger ici des formes précises que lorganisation révolutionnaire moderne est appelée à prendre dans la nouvelle époque, il nous semble dores et déjà que chacun de ses moments devra, le plus explicitement, contenir sa propre critique en tant que simple moment ; ne laisser prise au positivisme, qui sen prend normalement à tout ce qui tend au renversement des conditions existantes, sous aucun de ses aspects.
Les forces de négation qui se font jour dans lépoque doivent se trouver dans la même relation à lorganisation révolutionnaire quune source lumineuse face à un point de réfraction : lorganisation na dautre raison dêtre que dêtre un lien à lhistoire, tant pour ses participants que pour ceux qui sont en dehors. Les forces irrésistiblement rebelles doivent pouvoir sy reconnaître, non sy perdre, y reconnaître leur propre historicité, être placées devant elle comme devant limmensité de leurs propres tâches, limmensité de linaccompli. Une médiation nest en rien un tout admirable, et dès quelle le devient dune manière ou dune autre son projet central lui échappe. La marge de réalisation positive y agit alors comme le travail mort sur le procès vivant, elle pétrifie le tout.
La méthode organisationnelle doit renvoyer dialectiquement à ses propres fondements, elle doit sinclure très explicitement dans le cours fluide du mouvement de maturation historique, nen émerger que pour mieux sy perdre. Les mauvaises manies contemplatives du règne de la passivité généralisée ne doivent y trouver aucune prise. Lorganisation révolutionnaire moderne, au-delà de la marge de réalisation positive, aura essentiellement à être la dictature du négatif, lanti-spectacle pratique.
La réalité totalement inhumaine de la marchandise comme rapport social gagne constamment en cohésion, tend vers un point dabsolue réification du monde ; dans ce mouvement, le spectacle dont elle est porteuse sappauvrit, tend lui-même à ne devenir quune plate représentation tautologique de lÉconomique comme le maximum de jouissances accessibles socialement. Mais dans ce processus dunification cette cohérence de la marchandise-comme-sujet-du-monde doit aussi mettre à jour son incohérence fondamentale de cohérence étrangère. Ses processus dusure internes, comme les mouvements qui tendent partout à sa négation radicale, ne font quaccélérer ce processus global dunification, portent dialectiquement la totalité à jouer immédiatement sur la solidarité coercitive de tous ses aspects. Le mouvement pour plus de conscience de la classe qui est porteuse de la négation historique de la marchandise, comme la pratique possible de lorganisation révolutionnaire, ne sont pas distincts de ce mouvement global. Nous sommes forcément sur la même route que nos ennemis le plus souvent les précédant mais nous devons y être sans confusion, en ennemis.
Le moment où la marchandise apparaît comme le couronnement homogène et total de lhistoire universelle est identiquement le moment de sa négation historique radicale, de la lutte consciente pour la totalité.
Ce qui caractérise dabord notre époque, cest lintensification de ce processus dans le temps, liée au retour du prolétariat comme force historique agissante. Mais ce processus nest pas lui-même uniforme, dune intensité constante, et croissant linéairement, il connaît un développement spatio-temporel inégal, ses moments de ruptures privilégiés où tout semble pouvoir se jouer, et ses moments de creux où rien ne semble possible, et où pourtant tout continue.
DANIEL DENEVERT
Janvier
1972
Troisième chapitre de Pour lintelligence de quelques aspects du moment, brochure de Daniel Denevert éditée anonymement à Paris en janvier 1972.
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[Traduction anglaise de ce texte]
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